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SYLVAIN GEORGE / « Ain’t I a Child? » (Cinéma, Enfance, Révolution)

SYLVAIN GEORGE / « Ain’t I a Child? » (Cinéma, Enfance, Révolution)

« With whose blood were my eyes crafted ?  » [1]

Liminaire

Le film qui nous occupe actuellement se situe à Melilla. Melilla (Mlilya en arabe), et sa ville « sœur » Ceuta (ou Sebta en arabe), sont des enclaves espagnoles situées en territoire marocain. Elles présentent la particularité d’être à la fois des frontières espagnoles, mais aussi des frontières européennes sur le continent Africain. Ces villes sont des « anomalies » géographiques : en plus d’être l’un des derniers vestiges de l’empire espagnol au Maroc – ou bien en ce qui concerne Melilla, la ville d’où le franquisme parti à l’assaut de l’Espagne…- ces villes sont les deux seules frontières terrestres entre le continent Africain et l’Europe. 

Melilla, portion de territoire espagnol et européen de douze kilomètres carrés, est donc une destination privilégiée pour de nombreuses personnes exilées provenant de l’Afrique entière ; et un sas de décompression entre l’Afrique et l’Europe de Schengen pour celles qui parviennent à y pénétrer.  Elle est donc restée une ville forteresse, repliée sur elle- même et obsédée par ces « barbares » ayant marqué son histoire. Mais ce bastion de l’Europe au Maghreb ne se barricade plus contre le royaume marocain – désormais solide allié dans la « guerre » en cours. Ce bastion se barricade contre tous les « anonymes », les « ennemis » sans nationalités précises, venant du sud, comme du Maghreb et du… Maroc, et résolus à braver le fer comme la mer pour entrer en Europe.

Parmi ceux-ci, les Harragas, littéralement « Ceux qui brûlent » : de jeunes personnes, mineures ou jeunes majeures, d‘origine marocaine pour la plupart, issus des couches les plus populaires de la société marocaine, habitants les périphéries des grandes villes, les terrains vagues qui ornent les faubourgs des villes, dans des barres d’immeubles décaties quand il ne s’agit de cabanes et bidonvilles de tôles, de bois et de plastiques, et déterminés à gagner l’Europe et ses parapets par tous les moyens…

Des « impropres/inapproprié-e-s » de l’histoire qui, à l’instar des ouvriers, des femmes,
des esclaves, des colonisé-e-s, des juifs, des anormaux, etc., viennent témoigner de ce qu’il en a coûté et de ce qu’il en coûte toujours pour que la civilisation triomphe, et dont il nous importe de penser la figuration, en faisant mention brièvement des travaux de Donna Haraway et de Walter Benjamin.

String Figures

Les travaux de Donna Haraway on le sait s’ancrent dans ses engagements féministes, anti-capitalistes, anti-racistes et décoloniaux, et sont traversés par une interrogation sur les façons et les processus par lesquels certaines réalités viennent à être désignées comme naturelles. Haraway a ainsi contribué de façon décisive à la mise en échec du dualisme nature/culture et de l’exceptionnalisme humain. Dans Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, ouvrage paru en 2016, elle explore la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme[2], c’est-à-dire de saisir de façon active les temps troublés, tout en troublant le trouble, les façons dont le Plantationocène organise des mises à mort environnementales, racistes, coloniales, hétéropatriarcales. Trouble dans le genre, trouble dans l’espèce, trouble dans la parenté, trouble dans la nation coloniale… Se prolongent ainsi les gestes perpétrés précédemment, notamment dans son Manifeste Cyborg paru en 1986,etdans lequel Haraway, loin d’être une adepte du trans-humanisme, venait troubler et rompre les partages établis, permettre d’espérer l’avènement d’un monde sans genre, en déployant la figure du cyborg – Haraway fait de la figure de Sejourner Truth, pur « produit » des technologies de la domination esclavagiste comme du capitalisme triomphant, la première incarnation du mythe du Cyborg : « Ain’t I a Woman? »

Cette recherche fait écho et prolonge les travaux menés trente ans auparavant par le philosophe allemand Walter Benjamin. Avant de finir sa vie en 1940, dans le « minuit du siècle » (Victor Serge), celui-ci n’a eu de cesse de réaliser une critique de la notion de progrès et de l’arraisonnement de la nature, tout comme, à l’image d’un chiffonnier, d’essayer de « saisir la figure d’une autre histoire, en fixant les aspects les plus inapparents de l’existence, ses déchets pour ainsi dire. »[3] Si son célèbre écrit testamentaire Sur le concept d’histoire, synthétisera des idées sur lesquelles il a travaillé et réfléchi les vingt années précédentes : « En réalité, il n’existe pas un seul instant qui ne porte en lui sa chance révolutionnaire –elle veut seulement être définie comme spécifique, à savoir comme chance d’une solution entièrement nouvelle face à une tâche entièrement nouvelle » [4]c’est autour de la question de de l’enfance entendu comme variabilité, perméabilité, expropriation de l’identité, subversion des formes et places assignées etc., que nous nous arrêterons un instant. 

Enfance et révolution

« Comment l’humanité peut-elle se représenter en dehors du grand récit humaniste ? »[5]

Pour Walter Benjamin, enfance et révolution n’ont jamais été éloignées. Le philosophe et critique allemand a ainsi rassemblé un recueil de ses propres souvenirs sous le titre d’Enfance berlinoise[6]. Les trente textes ont été écrits entre 1932 et 1933, sous le signe du suicide et de l’arrivée au pouvoir du nazisme. En effet, en 1932, à l’âge de quarante ans, Benjamin est tenté de mettre fin à ses jours ; la raison pour laquelle il décide finalement de ne pas aller jusqu’au bout de son acte reste mystérieuse. En mars 1933, suite à la prise de pouvoir nazie, il prend la route de l’exil. En février, il avait pris soin d’envoyer à son ami Gershom Scholem, à Jérusalem, le manuscrit achevé d’Enfance berlinoise, en un geste symbolique par lequel l’enfance, au moins, était mise à l’abri des feux nazis. La publication de l’œuvre probablement la plus personnelle de Benjamin eut lieu juste dix ans après son suicide à la frontière franco-espagnole, épuisé et désespéré par la tournure qu’avait prise sa fuite pour échapper aux nazis.

Cette publication, en 1950, fut l’œuvre de Theodor W. Adorno. A travers ces récits sur l’enfance émane un profond désir de résister à la barbarie, et ce par l’affirmation de l’expérience individuelle. En effet, contrairement aux apparences, l’enfant vit dans l’expérience pleinement autonome. Il est à lui tout seul flâneur, collectionneur, joueur et insurgé ; autrement dit, il est l’individu pluriel, regroupant toutes les effigies de prédilection de Benjamin. L’enfant n’est pas marqué par l’habitude, qui crée de la résignation, ni par les critères de l’utile ou de l’impossible, ennemis de l’utopie. Cela en fait un être résolument libre, malgré les tentatives de domination de son entourage, en l’occurrence celle que le père exerçait sur le jeune Benjamin. Néanmoins, peut-être la mise en garde essentielle de Benjamin est-elle la suivante : ne pas bafouer l’enfant le plus proche de nous, à savoir celui qui survit à travers les adultes que nous sommes tous devenus. Car cet enfant nous chuchote des promesses de liberté et de bonheur, il est « l’utopiste » qui en nous ne demande qu’à se lever, il est celui qui dans l’ici et le maintenant, est à même de pouvoir rédimer le passé en souffrance comme le présent le plus abîmé. En ce sens, chez Benjamin, le présent n’est pas seulement un point de passage, mais le moment où s’actualisent les souffrances passées et présentes. Pour Haraway, de la même manière, ainsi qu’elle l’écrit, la figuration constitue un moyen de concevoir et de « mettre en scène des possibles passés et futurs… »[7].

La manière dont les enfants appréhendent les choses n’est pas régie par l’utilité mais plutôt par l’énigme, le mystère. Cette idée que le quotidien puisse apparaître énigmatique définit le surréalisme auquel Benjamin s’intéressa de près, et qu’il considère extrêmement important pour son travail. Les choses les plus banales prennent à travers le prisme du regard enfantin une dimension fantastique, mystérieuse. Ainsi, le jardin public devient forêt, la gare ou le passage une grotte, la ville est labyrinthe, monde fantastique. Or le labyrinthe est dénué de point d’arrivée, il s’oppose au chemin, qui représente un système fait d’opportunités, un moyen d’arriver à un but. L’enfant, lui, ne comprend pas ce qu’est l’utile le but, il n’a pas d’objectif prédéfini, pas d’arrière-pensée lorsqu’il s’intéresse à une chose, et peut ainsi se placer au-delà de la cohérence et de la rationalité instrumentale. Il s’intéresse à la chose pour elle-même, ne cherche pas à l’exploiter pour servir des intérêts personnels. Le labyrinthe est par excellence le lieu où se perdre, et l’égarement est causé par le détour, la flânerie. Le flâneur, le collectionneur et le joueur sont pour Benjamin des incarnations diverses de l’oisiveté, qui représente la vraie manière de contempler les choses. Or, l’enfant est la figure qui regroupe tous ces types d’existence, car l’enfant est flâneur, collectionneur et joueur, Benjamin le montre bien assez dans son livre de souvenirs Enfance berlinoise. Or, il apparaît que ces souvenirs de collections, de jeux et de flâneries sont une réalité générale de l’enfance, non particulière à Benjamin. Pour lui, la confirmation réside dans le fait que lorsqu’il fit lire le manuscrit de souvenirs berlinois à son ami Gershom Scholem, ce dernier eut le sentiment de se rappeler sa propre enfance. 

Les corps ou les objets sont des « projets de frontières » [8]

La figure de l’enfant- flâneur nous conduit à évoquer Baudelaire, qui définissait ce type d’oisif comme aimant la solitude, mais dans la foule. Comme l’enfant, le flâneur est à la fois fasciné et terrifié par la foule dans laquelle il se noie. Il se laisse emporter, ce qui procure une sensation grisante et vertigineuse. Baudelaire a écrit : « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre ». On pourrait parler, pour l’enfance comme pour la flânerie, d’« ébranlement du moi par l’ivresse » [9], expression que Benjamin utilise pour caractériser le surréalisme. L’enfant est continuellement stupéfait, il ne connaît pas le dégrisement de l’habitude, du moins pas encore. Chaque chose conserve un pouvoir intact de « choc ». Selon Agamben, cela signifie en fait ne pas faire l’expérience de la chose, « parce qu’elle gît au fond de l’inconnu » [10]. Ici l’expérience est synonyme de familiarisation, d’habitude qui se tisse autour de la chose et détruit sa nouveauté. Ainsi, le nouveau est en fait l’inexpérimentable, et Agamben constate que la poésie moderne depuis Baudelaire se fonde sur un manque d’expérience sans précédent : « L’étrangeté conférée aux objets les plus communs, pour les faire échapper à l’expérience, devient ainsi la caractéristique d’un projet poétique visant à faire de l’Inexpérimentable le nouveau “lieu commun”, la nouvelle expérience de l’humanité ». Cette phrase évoque immédiatement celle de Benjamin à propos du surréalisme : « Nous ne pénétrons le mystère que pour autant que nous le retrouvons dans le quotidien, grâce à une optique dialectique qui reconnaît le quotidien comme impénétrable et l’impénétrable comme quotidien. » [11]

En outre, le manque d’expérience, qui préserve l’effet de choc que les choses exercent sur l’individu, préserve également l’esprit critique de l’individu, on le constate chez Baudelaire comme chez l’enfant. Le choc qui s’exerce, loin d’être une sorte de contrainte ou de pouvoir magique pesant sur l’individu et réduisant sa liberté, protège sa liberté. Ce choc, causé par le manque d’expérience, entretient l’intensité du sentiment ou de l’impression immédiate, que cette impression soit positive ou négative. Car il ne laisse pas le voile de l’habitude s’installer, cette habitude qui arrondit les angles, trouble la vue, et finit par tout faire accepter, « puisque la vie est ainsi ». Seule l’habitude nous contraint, d’ailleurs ne parlons-nous pas de « la force de l’habitude » ? Au contraire, le choc maintient l’indignation, la hargne de la révolte, et préserve de la résignation, du renoncement, et donc de la soumission. 

L’intérêt de Benjamin pour Baudelaire remonte aux années 1914-1915. Un livre portant sur le poète français est envisagé dès janvier 1924, date à laquelle Benjamin évoque dans des lettres à Florens Christian Rang et à Hugo von Hofmannsthal le « baroque de la banalité » qui régit l’œuvre de Baudelaire. Les Fleurs du mal ont en effet été le premier recueil lyrique visant à rapprocher l’événement banal de l’événement poétique, et à avoir utilisé un vocabulaire à la fois prosaïque et urbain. C’est ainsi que Benjamin parle également de « technique du putsch », et qu’à partir de 1938, la forme du livre se précisant, la figure de Baudelaire se mêle à celle de Blanqui, « le plus important des chefs de barricade » [12]. En d’autres termes, c’est l’image du flâneur qui s’unit à celle de l’insurgé. C’est ainsi que Benjamin écrit : « L’action de Blanqui a été la sœur du rêve de Baudelaire » [13]. La métaphore, qui abolit le sens traditionnel, est un geste de révolte pour Benjamin, et les images de Baudelaire, « originales par la bassesse des comparaisons » [14], prouvent que le poète n’a pas eu peur de jouer avec le langage, de conspirer avec lui.  

Jouer et conspirer. Benjamin observe le cortège des poètes joueurs et des enfants conspirateurs. Évidemment, les surréalistes en font partie, « enfants adoptifs de la révolution » [15], qui accèdent à un au-delà de la cohérence en jouant avec la langue en dehors du sens, en se plaçant « entre langue pure et langage humain » [16], position intermédiaire de l’enfance selon Agamben. Ils émancipent les choses et les êtres, en les libérant des catégories du sens, de l’utilité et de la continuité, en poussant la littérature « jusqu’aux limites extrêmes du possible » [17]. Benjamin écrit également dans son article sur le surréalisme : « Il ne restait plus le moindre interstice pour y glisser le petit sou du sens. La préséance est donnée à l’image et au langage » [18]. Avec Baudelaire puis le lyrisme surréaliste, la poésie passe d’une attitude à une autre : de contemplative, elle devient véritablement révolutionnaire. 

Baudelaire, Blanqui ou les surréalistes sont des constantes de l’univers à la fois politique, poétique et intellectuel de Benjamin, car ils n’ont pas trahi l’enfant en révolte qu’ils ont été. Car tout enfant est un révolté.  À l’adulte de faire le choix d’exhumer ou non du passé les espoirs et promesses enfouis de son enfance : nous avons envers l’enfant qui est en nous la même responsabilité qu’envers les espérances toujours en souffrance du passé. L’idée d’enfance est donc directement liée chez Benjamin à une tradition des opprimés qu’il veut réhabiliter. Une histoire matérialiste qui redonne la parole aux vaincus et autres oubliés de la mémoire officielle, de l’historicisme dominant. L’enfance brise la continuité de cette histoire progressiste, par les éclairs de souvenirs qui reviennent à nous de manière soudaine et presque involontaire. Cette saisie inopinée de l’essence d’une réalité enfouie dans l’inconscient évoque bien évidemment la Recherche du temps perdu. Chaque souvenir d’Enfance berlinoise est un fragment, il ne s’agit aucunement d’un récit autobiographique relatant une histoire continue. Chaque fragment contient la promesse utopique d’un monde où les choses, la nature et les humains seraient définitivement libérés de la nécessité d’apparaître utiles, et donc de l’exploitation. Les humains, en l’occurrence, cesseraient de subir la domination, mais aussi de l’exercer. Ainsi, un avenir utopique est secrètement enfoui dans le passé, dans les rêves de l’enfance qui doivent être respectés et considérés avec sérieux par l’adulte.

Un nouveau rapport à la « nature » (Enfance et sédition)

Benjamin esquisse un rapport à la nature totalement nouveau : celle-ci n’a pas à être domptée pas plus qu’à être considérée comme un ensemble de matières brutes utiles à la bonne vie des humains et donc entièrement à leur disposition. Elle n’a pas pour vocation la soumission à des besoins humains illimités, mais au contraire, elle est actrice dans un « jeu harmonien » avec l’individu, car « dans le jeu s’ébauche la première forme d’expérience individuelle » [19]. L’asservissement de la nature va de pair avec la destruction de l’individu.

En dévastant la nature, l’humain se consume lui-même, s’auto-détruit sans même en avoir conscience. Une fois encore, le jeu est émancipateur, il libère l’humain et nature de l’asservissement. Ce jeu est la clef de la « seconde technique », qui consacre le temps de l’harmonie entre la nature et l’individu, et la fin d’une vision de la nature qui serait à la merci du groupe et entièrement exploitable, ce qui résume l’état d’esprit de la première technique. 

Ainsi donc, la révolution et le jeu, qui ont lieu dans l’ivresse, sont un même processus, ils mettent la seconde technique sur le devant de la scène et c’est ainsi que les forces productives sont libérées. L’enfant, seigneur du jeu, est par là même un révolutionnaire. Pour Benjamin, les révolutions sont « les tentatives d’innervation de la collectivité qui pour la première fois trouve ses organes dans la seconde technique » [20]. Cette innervation est donc une réappropriation du corps, et elle est comparée à l’apprentissage de l’enfant

« Et de même qu’un enfant qui apprend à saisir tend la main vers la lune comme vers une balle à sa portée – l’humanité, dans ses tentatives d’innervation, envisage, à côté des buts accessibles, d’autres qui ne sont d’abord qu’utopiques [21] ». L’enfant repousse sans cesse les limites du possible, c’est en ceci qu’il est un modèle pour l’humanité. Mais d’abord cette dernière doit substituer la seconde technique à la première, afin de libérer l’individu particulier qui ainsi reconquiert la possibilité d’une expérience autonome.

À propos de la seconde technique et du nouvel « espace de jeu » qu’elle inaugure pour l’individu, Miguel Abensour écrit : « En même temps que l’individu mesure l’asservissement qu’exerçait sur lui la première technique, il s’élance “sans mesure” vers cette nouvelle liberté et, tel l’enfant, il ne sait pas fixer de limite à cette innervation créatrice » [22]. L’enfant ne comprend ni les valeurs de l’utile, ni celles de l’impossible. C’est pourquoi il est d’abord une source d’inspiration pour éradiquer la première technique, entièrement basée sur ce concept aliénant d’une utilité qu’il faut à tout prix exploiter, dans la nature et chez l’humain. 

Précisons un point avant que de revenir au potentiel « utopique » dont est porteur « l’enfance » : la mimesis du jeu engendre une sorte de vagabondage de la ressemblance qui s’attache à relier de la façon la plus improbable des éléments fort éloignés, sans aucun égard pour la vraisemblance. Pris en ce sens, imiter ne signifie pas redoubler un objet dans une représentation, mais produire une nouvelle ressemblance qui modifie les rapports entre les choses, entre l’humain et l’inhumain. Cette transposition hétérogène d’un élément en un autre articule l’inconstance d’un corps à l’imprévisibilité de la nature. La contingence des moyens qui nous relie au monde physique, tel est l’alphabet dont le jeu épelle les lettres comme autant de possibilités matérielles inédites. En faisant « accéder la nature au langage », il libère la puissance inventive des moyens techniques au lieu de les enchaîner à une fin. Un tel langage ne connaît pas la séparation du travail et du loisir, du sérieux et de l’amusement, tout comme l’enfant qui joue ne divise pas le sensible en éléments de connaissance et en éléments de sensations, en passivité et en activité. Pour Benjamin, tout geste d’enfant se résout dans la relation exacte d’une innervation créatrice avec une innervation réceptive. Dans un célèbre texte, Expérience et pauvreté [23], Benjamin met lui-même à l’œuvre une telle logique de la ressemblance. Ainsi, il relie de la façon la plus improbable les remarques du communiste Brecht sur le rapport entre justice et pauvreté et celles de l’architecte Adolf Loos concernant une sensibilité esthétique basée sur le refus de l’ornement, le programme esthétique simplificateur de ce dernier à l’art complexe de Klee, les impératifs de l’effacement à la fiction utopique proposée par Paul Scheerbart.

Quelle est la similitude que le philosophe tire de ces gestes singuliers ? La première est négative : si variables soient-elles, ces démarches ont en commun de récuser toute ressemblance avec « l’homme », principe de l’humanisme. Elles font droit à la part inhumaine du monde, engagent tous un rapport distancié à la nature, à l’écart de toute maîtrise. La seconde est cumulative. Prises séparément, ces démarches ne se ressemblent sans doute en rien. Néanmoins, prises ensemble, tous leurs moyens esquissent une ressemblance nouvelle de la vie humaine avec le monde « pauvre », « trouble » au milieu duquel nous vivons.

Faites des parents, pas des enfants

L’enfant est aussi un faiseur d’utopie, en ce qu’il ignore les limites posées par l’impossible. Il tend sa main toujours plus haut et loin, ne craint pas de paraître insensé ; l’impossible est largement à sa portée. Il ne se laisse pas ronger par la résignation, et toujours se lance dans un nouvel exploit, qui pour lui n’en est pas un. Il refuse de se compromettre, ses désirs s’énoncent avec une spontanéité qui exige tout, tout de suite, et qui ne se laisse pas « raisonner » parce que telle exigence ou tel acte est soi-disant absurde, ou encore irréalisable selon les dires et « l’expérience » des adultes. L’enfant est un héros moderne, un utopiste acharné qui ne se laisse pas dompter par les subterfuges de l’utile et du sensé. Il n’est pas le naïf que l’on croit, il reconnaît et ressent profondément les situations de domination, son sens critique n’est entamé ni par l’opportunisme ni par la complaisance et sa sensibilité est à vif. Il ne cesse jamais d’être ivre, assume sa soif de justice, d’absolu, il est Antigone, Anne Frank ou encore le « petit bossu » de la légende populaire, et que l’on peut identifier au jeune Benjamin, puisqu’il le rencontra dans un poème pour enfants, et ne cessa jamais d’y penser, tant sa propre vie fut marquée par la malchance [24]. Cependant, dans la maladresse du geste enfantin se loge une incomparable clarté de vue, une décision résolue qui contraste avec l’inconstance et la peur « d’oser », caractéristique des adultes.

L’enfant est emporté par son ivresse, nécessaire à tout acte révolutionnaire, elle lui permet de ne pas hésiter, de ne pas reculer. L’enfant ose, agit et saisit ce qui n’était pourtant pas à portée de main, et c’est la révolte qui lui donne l’élan nécessaire.

En toute conséquence, Benjamin à l’instar d’Haraway trente années plus tard, n’élucide pas les moyens d’habiter un monde appauvri à partir d’une idée de l’humain, ni même à partir d’une idée de « l’homme nouveau ». Il adopte une démarche contraire qui consiste à prêter son attention aux côtés inhumains de nos vies, à ses relations avec l’étrangeté matérielle du monde. Et il ne s’agit pas d’humaniser ces rapports, car, d’un monde centré sur l’humain, il n’y a plus rien à attendre ; il s’agit de demander comment des matériaux, des instruments, des êtres humains ou non humains, et des circulations peuvent nous débarrasser du souci de l’expérience et nous redonner un accès tactile à tout ce qui nous entoure, y compris aux autres. Il s’agit d’habiter le trouble, c’est-à-dire accepter la précarité des gestes, des récits et des pratiques de soin et de réhabilitation déployées pour composer avec les ruines.

De là sans doute, une certaine forme de cinéma, de ses puissances de figuration, de ses images séditieuses…

« Tous les yeux, y compris nos propres yeux organiques, sont des systèmes de perception actifs, intégrés dans des traductions et des manières particulières de voir, c’est-à-dire, des manières de vivre. » [25]

Sylvain George 

[1] Elsa Dorlin et Eva Rodriguez, Penser avec Donna Haraway, Paris, PUF, 2012, p. 57.

[2] Anna L. Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme [2015], Paris, La Découverte, 2017.

[3] Hannah Arendt. « Walter Benjamin » in Vies politiques. Paris. Gallimard, 1974, p. 258.

[4] Walter Benjamin, Sur le concept de l’histoire, Thèse XVII a, cit. dans : M.Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire », Éditions de l’Éclat 2014, p.179

[5] Donna Haraway « Ecce Homo, ‘Ne suis-je pas une femme ?’ et autres inapproprié/es : de l’humain dans un paysage post humaniste » (Haraway 2007 [1992]) 

[6] Walter Benjamin, Enfance berlinoise, suivi de Sens unique, 10-18, Collection Domaine étranger,2000, p. 54.

[7] Donna J. Haraway, Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, Durham/London, Duke University Press, 2016, p.57.

[8] Donna Haraway, Manifest cyborg, op. cit., p. 154.

[9] Walter Benjamin, « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », in OEuvres II, Gallimard, Collection Folio/Essais, Paris, 2000, p. 116.

[10] Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Payot, Petite Bibliothèque Payot/Critique de la politique, 2000, p. 54.

[11] Walter Benjamin, Le Surréalisme, op. cit., p. 131.

[12] Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, Collection Critique de la politique, Paris, 1990, p. 29.

[13] Ibid., p. 145.

[14] Walter Benjamin, Enfance berlinoise, op. cit., p. 13.

[15] Walter Benjamin, Le Surréalisme, op. cit., p. 117.

[16] Giorgio Agamben, Enfance et histoire, op. cit., p. 79.

[17] Walter Benjamin, Le Surréalisme, op. cit., p. 114.

[18] Ibid., p. 115.

[19] Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard, Paris, 1991, p. 182.

[20] Ibid., p. 149.

[21] Ibid., p. 149.

[22] Miguel Abensour, L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Sens et Tonka, Paris, 2005, p. 173.

[23] Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », in Œuvres II, op. cit., p. 368.

[24] Voir l’essai de Hannah Arendt sur Benjamin, in Vies politiques, Gallimard,1974, pp. 250-251.

[25] Donna Haraway., Le Manifeste Cyborg et autres essais, Sciences – Fictions – Féminismes, Paris, éd. Exils, 2007, p. 118.