Depuis une petite quinzaine d’années, un champ de recherche émergent, celui des « études végétales » (Critical Plant Studies), a commencé à se développer outre-Atlantique et sur le continent avec l’objectif de reconsidérer la place des végétaux dans la pensée contemporaine, et en ce sens d’envisager la puissance réflexive des formes végétales. Par exemple, Michael Marder, au croisement de la phénoménologie, de la pensée environnementale et de la philosophie politique, œuvre à considérer les plantes comme des êtres possédant leur propre subjectivité, ce qui le mène à définir une nouvelle ontologie, qualifiée de phytocentrisme, dégagée des ornières de l’anthropocentrisme, et appuyée sur une histoire critique de la philosophie[1]. Emanuele Coccia envisage, dans une perspective similaire, de réinterroger la notion d’être-au-monde à partir de la vie végétale[2] ; ce qui le conduit à faire retour sur des catégories historiquement constituées, comme l’opposition entre nature et technique, entre perception et action, entre microcosme et macrocosme, qui, selon lui, disparaissent dès lors que l’on se tient depuis le point de vue de la plante. Donna Haraway, dans Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene[3], refonde le terme de compost, en en faisant un modèle de compréhension de notre humanité à l’ère de l’anthropocène et de la capitalocène, qui cesserait de penser l’humain comme ontologiquement séparé des espèces compagnes (animales, végétales), avec lesquelles nous nous co-construisons depuis les origines de la vie sur Terre.
Ces recherches, multiples et fécondes, se situent dans la dynamique d’un courant de la pensée contemporaine qui cherche à dépasser le clivage qui, dès le xixesiècle, a progressivement tenues pour séparées les sciences du vivant et les sciences humaines. Réexaminer les racines physiciennes (c’est-à-dire « naturalistes ») de la philosophie grecque, considérer les développements de la philosophie naturelle aux xviie et xviiie siècles, invite, en revenant à la situation contemporaine, à prendre la mesure du refoulement des objets issus des sciences de la nature hors du cadre des sciences humaines, une expulsion qu’un Iain Hamilton Grant va jusqu’à qualifier de physiocide. Cherchant à combler ce manque, et s’exerçant dans le sens d’un nécessaire entretoisement des disciplines, le champ des « études végétales » traverse de nombreuses disciplines – la botanique, la biologie, l’anthropologie du vivant, l’ethnobotanique, la philosophie, l’ontologie, l’histoire des sciences, l’épistémologie, etc. À ce titre, il apparaît, en tout premier lieu, comme un fantastique opérateur de déparcellisation des savoirs. En témoignent les inscriptions disciplinaires variées des contributeurs de ce dossier : histoire de l’art, théorie de l’art, arts plastiques, esthétique générale, esthétique du cinéma, théorie de l’image, théorie du film, philosophie. Pour les caractériser plus avant, les recherches menées dans le champ des « études végétales » se caractérisent par la volonté de s’ériger contre le préjugé d’insuffisance épistémologique qui a longtemps frappé le règne végétal dans le champ de la pensée. Michael Marder souligne par exemple combien l’histoire de la pensée a « dénié la vitalité à certains êtres vivants, comme les plantes », à commencer par Aristote qui, dans son Traité de l’âme (De Anima, 410b) donne des plantes une définition négative, privative, déduite comme ce qui reste du vivant lorsqu’on lui retranche les attributions des humains ou des animaux (langage, locomotion, perception). On peut encore citer le Bergson de L’Évolution créatrice, qui, en 1907, caractérisait la vie végétale par l’endormissement de la conscience et l’insensibilité.
Emblématique de cette attitude répandue à l’égard du végétal est la polysémie du verbe que nous avons retenu pour intituler ce dossier, « végéter ». Il faut ici rappeler que c’est seulement sous l’effet d’un sens secondaire que le terme désigne l’amoindrissement d’une physiologie par l’effet de mauvaises conditions climatiques, ou, métaphoriquement, la diminution des facultés – manière quasi inerte de vivre, régime d’inaction –, dès lors que le terme s’applique à l’humain (état végétatif). Le sens premier du terme désigne quant à lui l’action de pousser, de produire des organes vitaux, selon les principes propres au monde végétal. La plante, contrairement aux mammifères supérieurs dont la croissance s’interrompt lorsqu’ils parviennent à maturité sexuelle, produit en permanence de nouveaux organes et de nouvelles parties de son propre corps : elle est, de ce point de vue, comme le note Emanuele Coccia, une « industrie morphogénétique qui ne connaît pas d’interruption[4] ».
En s’inscrivant dans cette dynamique, ce dossier propose de contribuer au réexamen de la vie végétale depuis le champ des sciences humaines, afin de l’explorer pour y repérer des formes, des fonctions, des processus, des modèles d’organisation qui permettent, en les transposant dans le domaine esthétique (écologie des images, théorie de l’art, réflexion esthétique sur les formes filmiques), d’identifier des « surfaces d’échange » (Francis Hallé) entre les disciplines du vivant et celles qui pensent les formes artistiques. Dans notre perspective, « végéter » invite à envisager des régimes de pensée de l’image « au-delà de l’humain », qui prennent acte des spécificités biologiques et des potentialités réflexives des plantes, pour renouveler le sens de l’activité créatrice tout autant que les discours qui la théorisent, formulés au sujet de la génération des images ou des relations qu’entretiennent, entre elles, les images. « Comment poussent les images ? » ; « Que végètent les images ? » sont les questions que nous souhaitons entreprendre dans le cadre de ce dossier, dans la perspective plus large de proposer des éléments pour une écologie des formes.
Notre perspective est nécessairement écosystémique : elle ne peut se permettre de penser dans un sens unique, des arts vers le végétal par exemple. Il ne s’agit ni de considérer le végétal comme objet d’étude per se ni de l’entreprendre comme simple objet de représentation. Nous tenons à nous écarter d’une réflexion qui viserait simplement à observer comment le cinéma, grâce aux possibilités intrinsèques de son médium (le gros plan ou l’accéléré par exemple), peut représenter des phénomènes biologiques ; nous ne cherchons pas non plus à appréhender des objets artistiques qui usent de substances vivantes (bioart, etc.). Il ne s’agira pas non plus d’investiguer l’instrumentalisation de végétaux ou de motifs végétaux dans une perspective sémantique, intégrée aux récits que produisent les œuvres. Une telle réflexion écosystémique ne doit pas, non plus, faire l’impasse sur le spectateur (corps, affect, mémoire), ni sur le médium, « cet humus qui reçoit les images », selon la belle expression employée par Jean Louis Schefer dans L’homme ordinaire du cinéma[5].
Alors, il s’agira d’interroger, à partir des plantes, la façon dont les modalités du vivant permettent de penser une écologie des formes, tout en ne perdant pas de vue le corollaire ou l’effet-retour d’une telle proposition : les théories de l’image produisent des régimes d’extension permettant d’amplifier la réflexion biologique. Cette dynamique de pensée qui nous occupe entend donc, dans le mouvement de reconsidération du végétal qui l’anime, repérer et transférer des méthodes et des épistémés (pensés à partir du vivant), afin d’en irriguer le champ qui se saisit de la pensée de l’art et de l’examen de ses formes.
La théorie de la mimèsis, dans le champ de la réflexion sur l’art, a, depuis l’Antiquité, interconnecté les concepts d’art et de nature, au gré des multiples remaniements conceptuels dont ces deux notions ont été l’objet. Au fil de cette histoire intellectuelle, qui est aussi celle d’une définition réciproque qui s’est construite au long des siècles, les concepts d’art et de nature se sont tellement entrelacés qu’il est devenu particulièrement difficile de savoir qui de l’un ou de l’autre de ces termes a produit les déterminations permettant de penser l’autre. Même si, d’une certaine manière, nous nous situons aujourd’hui dans le prolongement de cette longue réflexion, il ne s’agit pas pour nous de penser un énième avatar de la mimèsis, une écomimèsis en la circonstance, repensée à partir des avancées contemporaines de la connaissance biologique – où l’art se tournerait à nouveau vers un avatar de la nature afin de penser ses formes, son historicité et sa généalogie –, mais bien plutôt de repérer parmi la vie végétale des formes d’organisation, des fonctions et des modèles qui peuvent fonctionner comme des outils heuristiques et des opérateurs esthétiques afin de penser des formes de création spécifiques.
Il s’agit aussi, plus largement, de ré-envisager les relations entre nature et culture (ou art, ou technique, quel que soit le second terme que l’on donne à cette opposition paradigmatique), en essayant de sortir du spectre de l’anthropocentrisme, c’est-à-dire en tentant d’identifier d’autres régimes de relation entre humains et non-humains (plantes ou images), dans la perspective d’« indiqu[er] et [d’]amplifi[er] [des] propriétés du monde[6] », de repérer des procédures d’extension, qui nous permettraient d’augmenter le concept d’image. Si, comme le note Jean-Marc Drouin dans son Herbier des philosophes, les philosophes ressentent « la tentation de chercher dans le monde végétal des modèles analogiques de la société humaine[7] », gageons que, quant à nous, nous y trouverons des opérateurs nous permettant de penser des régimes d’images adventices, des figures ligneuses, des formes germinatives, qui nous permettent d’écrire quelques chapitres d’une herbologie (ou d’une malherbologie) des images.
Poétiques de l’herbe
En ouverture de ce dossier, Marie-Laure Delaporte étudie la manière dont les œuvres écosystémiques de l’artiste brésilien Daniel Steegmann Mangrané, par la présence de phasmes, ces insectes néoptères dont la forme imite celle d’une tige, d’une branche ou d’une feuille, permettent le passage de la mimèsis à une stratégie adaptative comme celle du mimétisme, qui perturbe le régime de la perception en développant dans l’œuvre improvisation, agitation et spontanéité.
Vincent Deville, quant à lui, s’intéresse aux écritures filmiques de l’herbe, à l’attention particulière que porte le cinéma au phénomène végétal du retour de la végétation parmi les ruines. À l’aune de ce temps particulier de la vie végétale introduit dans le temps filmique, il s’agit pour lui d’examiner le phénomène de palingénésie, notion au croisement de la philosophie et de la biologie, qui désigne le retour à la vie d’éléments qui transitent à travers des objets ou des corps par échanges et assimilations. Ce phénomène intervient donc sur deux niveaux, à la fois comme motif filmique, mais aussi plus largement comme opérateur esthétique, comme lieu de réflexion sur les formes.
Politiques du champignon
Aline Wiame observe l’usage de métaphores et de processus imageants empruntés au végétal pour servir d’opérateurs conceptuels permettant de penser genèse et/ou écosystème des formes dans l’écriture théorique des sciences humaines. Elle repère un infléchissement significatif du recours aux images conceptuelles, dans notre début de XXIesiècle, sur fond de crise écologique : l’utilisation d’espèces qui se situent aux franges ou aux marges de que l’on a longtemps appelé des « règnes naturels », ou dans leurs entre-deux problématiques. Ainsi en est-il de ces espèces zoophytes (littéralement animaux-plantes), qui ont fortement perturbé les classifications des naturalistes, à tel point qu’elles furent longtemps rangées dans une classe qualifiée de Regnum chaoticum, encore présente à la fin du XVIIIesiècle dans la classification linnéenne. Autour de l’examen de ces espèces qui entravent l’imperméabilité des catégories, et de la manière dont elles deviennent aujourd’hui des figures de pensée, Aline Wiame interroge, du point de vue épistémologique, la façon dont elles ouvrent à de nécessaires redimensionnements disciplinaires.
Écorces, membranes, racines
Benjamin Thomas s’intéresse dans son texte aux devenirs d’une figure mutante, celle de l’humain mêlé d’arbre (« arbre androïde » ou « homme dendroïde »), autour d’un film de Shinji Aoyama et d’un court métrage de Thomas Salvador, éclairés des Chants de Maldoror de Lautréamont.
Quant à lui, Benjamin Léon se propose de repenser, à partir d’une réflexion sur la membrane cellulaire comme zone de contact qui assure les échanges nécessaires à la vie, les écrans entendus comme « surfaces d’échanges » (Francis Hallé), dans certains dispositifs du cinéma élargi. Il s’agit d’interroger le lien entre milieu végétal et milieu écranique, en se demandant comment les théories de l’image produisent des régimes d’extension à même de nous donner un éclairage sur la constitution du vivant.
Laurence Gossart se concentre sur la racine comme processus imageant, en investissant le champ de la rhizosphère, l’idée d’un vivant souterrain, inaccessible à l’œil et caractérisé par des fonctions et des phénomènes chimiques surprenants. Son questionnement porte sur l’imagerie scientifique, et la manière dont il est possible de représenter et/ou de modéliser la vie végétale souterraine.
Algologies
On trouvera en dernière partie de ce dossier un entretien de Lia Giraud mené par Camille Prunet. Il s’agira, à partir des œuvres de l’artiste, de questionner la notion de vie des images à l’aune de la potentielle « vision » des algues, et plus largement de la question de la vision sous-marine et des problèmes classificatoires qui lui sont intrinsèques.
Sophie Lécole Solnychkine
[1]Michael Marder, « Pour un phytocentrisme à venir », in Quentin Hiernaux, Benoît Timmermans (dir.), Philosophie du végétal, Paris, Vrin, 2018.
[2]Emanuele Coccia, La vie des plantes, Une métaphysique du mélange, Paris, Rivages, 2016.
[3]Donna Haraway, Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press, 2016.
[4]Emanuele Coccia, La vie des plantes, Une métaphysique du mélange, op. cit., p. 26. Ce phénomène est également souligné par Jean-Christophe Bailly, lorsqu’il écrit que « tandis que les plantes compensent [leur] immobilité par une attaque formelle échevelée et en perpétuel devenir[je souligne] (aussi bien sous terre avec les racines qu’au ciel avec les branches, les feuilles et les floraisons), les animaux, eux, paient la mobilité qu’ils ont acquise par une relative stabilité, se tenant dans une forme qui, si elle assure la locomotion et communique avec ce qui l’environne par divers systèmes de perméabilité, à commencer par la respiration, est compacte et enclose, finie. », in « La forme animale », revue Le Portique, « Animalité », n°23-24, 2009, consulté le 26 janvier 2019, URL = [http://leportique.revues.org/2426].
[5]Jean Louis Schefer, L’homme ordinaire du cinéma, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, p. 7.
[6]Philippe Descola, « Dans la forêt des signes », Préface, in Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, Bruxelles, Zones Sensibles, 2017, p. 16.
[7]Jean-Marc Drouin, L’Herbier des philosophes, Paris, Seuil, coll. « Sciences ouverte », 2008, p. 13.