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SERGE CHAUVIN / Hitchcock en terre étrangère ?

SERGE CHAUVIN / Hitchcock en terre étrangère ?

Mr. & Mrs. Smith, de la comédie de remariage à l’éloge du désir

for Ms. Calypso Smith

Si la bataille critique pour la reconnaissance artistique d’Hitchcock a fini par lui conférer un statut consensuel de cinéaste majeur, cette victoire a eu un prix : à l’affirmation – auteuriste et polémique – d’une œuvre à prendre en compte exhaustivement a succédé l’établissement, lui-même plus ou moins consensuel, d’un canon distinguant films « majeurs » et « mineurs ». Un tel jugement de valeur repose sur plusieurs critères possibles, parfois associés. Que serait-ce donc qu’un « Hitchcock mineur » ? Un film de commande sur un matériau imposé sinon « inférieur », ou altéré par l’interférence du producteur, ou dénué de la profondeur morale voire métaphysique des grandes œuvres et surtout de l’inspiration plastique qui a fait d’Hitchcock, aux dires de Godard, l’un des plus grands inventeurs de formes du vingtième siècle. Mais le consensus supposé relève aussi d’une certaine doxa, appuyée notamment à un méta-discours diffusé par les entretiens du cinéaste avec Truffaut – et l’on ne saurait minimiser l’influence durable des jugements, préférences ou réserves de l’un comme de l’autre. Pour autant, l’insatisfaction ou la sévérité d’Hitchcock lui-même envers des films qu’il désavoue ou mésestime ne saurait avoir valeur de vérité objective, car à ce compte, Vertigo même relèverait des films mineurs… Plus largement, est souvent jugé mineur tout film atypique, trop peu conforme à une supposée Hitchcock touch bien souvent confondue avec une simple appartenance générique au thriller.

La crudité des allusions s’étend à la sphère sexuelle, et nous en reparlerons. Toutefois, ce n’est pas seulement en approfondissant cette voie que Hitchcock propose des variations sur le genre quasi hétérodoxes. Il en va aussi de la nature du comique, de son tempo, de sa mise en scène et de ses enjeux. Tel est le cas dès l’ouverture du film, qui montre le couple cloîtré dans ses appartements depuis plusieurs jours, sans se parler mais sans se quitter. Cette scène initialement énigmatique, avec son début in medias res, a une valeur programmatique. Il faut nuancer la supposée lenteur du film, que Rohmer et Chabrol opposaient sans doute implicitement à la frénésie d’un Hawks : or le tempo des échanges est généralement vif, en partie grâce à l’abattage des interprètes. En revanche, même s’il ne s’agit pas d’une « pièce filmée » comme l’affirmait Bazin à la sortie française du film, on assiste à une dilatation des séquences, et Mr. & Mrs. Smith compte au fond fort peu de scènes, selon une dramaturgie qui donne délibérément l’impression de faire du surplace, ce que lui reprochait justement Bazin, fort sévère pour le film malgré son « excellent début » :

Tel est assurément le cas de Mr.& Mrs. Smith, qui semble répondre à la plupart des critères du « film mineur d’Hitchcock » selon la doxa : un matériau imposé, qui ne paraît guère autoriser l’invention formelle ni offrir « une idée du monde et une idée du cinéma », selon l’expression de Truffaut1 ; un film dédaigné par le cinéaste lui-même et généralement négligé par ses défenseurs ; et surtout un film censément atypique. Il convient cependant d’y regarder de plus près.

Figure imposée ? Incontestablement. Selznick ayant loué ses services à la RKO pour deux films, Hitchcock a essentiellement accepté cette commande 1) dans la perspective de réaliser ensuite Suspicion; 2) dans l’espoir que le film soit également interprété par Cary Grant et 3) par amitié pour Carole Lombard, qui apparemment tenait à être dirigée par lui autant qu’il désirait la filmer. Dans les entretiens avec Truffaut, Hitchcock expédie le film ainsi :

J’ai plus ou moins suivi le scénario de Norman Krasna. Comme je ne comprenais pas le genre de personnages qu’on montrait dans ce film, je photographiais [sic] les scènes telles qu’elles étaient écrites2.

Et Truffaut ne s’y attarde pas davantage. La fortune critique du film a doublement souffert de son caractère atypique : en tant que comédie, les seuls exégètes « historiques » d’Hitchcock à l’avoir pris au sérieux semblent avoir été Rohmer et Chabrol, conformément à leur parti pris d’exhaustivité et à la volonté de montrer la cohérence d’une œuvre3. Ils analysent finement le film, tout en le tirant vers une vision grinçante et même noire, postulant ainsi que son alternance de points de vue subjectifs (par opposition au two-shot typique du genre) saperait le comique pour lui substituer un malaise. Plus près de nous, mais mû par le même souci d’exhaustivité et la même quête de cohérence auteuriste, Bruno Villien s’est attaché à y mettre au jour des « éléments typiques du metteur en scène », motifs essentiellement thématiques tels « les parents abusifs, la peur du vide, le voyeurisme, l’inversion des sexes » ou même les « comparaisons dérisoirement alimentaires »4… Au fond, tout se passe comme si la seule manière de réhabiliter ce film ignoré consistait à en démontrer la dimension intrinsèquement hitchcockienne.


À l’inverse, Mr. & Mrs. Smith est tout aussi méconnu, pour ne pas dire mal aimé, des analystes de la comédie américaine, et plus précisément de la comédie de remariage, dont le film constitue pourtant l’une des plus pures incarnations. Voici le jugement lapidaire que porte sur lui Stanley Cavell :

Besides, if genre itself were decisive, Hitchcock’s Mr. and Mrs. Smith (1941), which works brilliant variations within the genre, would have more life for us than is to be derived from its somewhat cold comforts. Any answer having to do with the depth of participation in the genre must invoke a director’s authority with the genre, his nativeness or subjection to it, the director and the genre knowing how to get the best from one another5.

L’argument est aussi spécieux que tautologique : Hitchcock ne saurait, puisque c’est son unique incursion dans le genre, y faire autorité (ni œuvre d’auteur), quels que soient les mérites du film et sa contribution effective à un enrichissement du genre ; autrement dit, ce n’est pas son genre, donc il lui resterait étranger (et peut-être faut-il aussi entendre par là qu’Hitchcock – de son propre aveu d’ailleurs – était encore, à ce stade de sa carrière et de sa biographie, extérieur à une certaine forme d’américanité). Certes, le film n’inspire pas à Hitchcock ses plus éclatantes inventions formelles ; mais n’est-ce pas là justement parce que la mise en scène ici se doit avant tout de servir le genre, jusqu’à lui être subordonnée (subjection) ? Au demeurant, répétons-le, Mr. & Mrs. Smith représente l’une des illustrations les plus littérales de la comédie de remariage au sens strict (où il s’agit de ré-unir le même couple), alors que Cavell inclut, dans un corpus à la taxinomie fort peu rigoureuse, des exemples beaucoup plus contestables comme It Happened One Night de Capra ou Bringing Up Baby de Hawks, qui relèvent du simple boy meets girl en tant que récit d’initiation ou d’éducation. Il est toutefois vrai qu’Hitchcock, tout en jouant le jeu, infléchit le film vers une perspective quasi amorale qui au sein du genre lui donne une place singulière, sur laquelle on reviendra.

L’extériorité du cinéaste à son matériau générique est certes à nuancer. Le film n’a rien d’un hapax, car Hitchcock a été aussi un auteur de comédies ; et lorsque André Bazin écrivait, en 1954 encore, que Mr. & Mrs. Smith était « la seule exception au genre policier dans toute son œuvre6 », cela attestait seulement son manque d’accès à la filmographie anglaise du cinéaste, et notamment à sa période muette (dont The Lodger était certes le sommet mais aussi l’unique exemple de film criminel) comme de plusieurs de ses premiers films parlants : ainsi The Farmer’s Wife est-il une comédie, tournant autour des projets de remariage d’un veuf ; et Rich and Strange pourrait très bien être défini comme une comédie de remariage. Plus largement d’ailleurs, l’humour qu’on associe généralement à la Hitchcock touch brouille la limite générique entre films policiers teintés de comic relief et comédies policières.


Avec Mr. & Mrs. Smith, Hitchcock n’en est pas moins, littéralement, étranger en terre étrangère, car transplanté dans une culture encore neuve pour lui. Il ne s’agit après tout que de son troisième film hollywoodien – précédé du sommet d’anglicité fantasmée que représentait Rebecca, puis de Foreign Correspondent situé en Europe – et du premier à s’ancrer dans une réalité américaine que le cinéaste avouait mal connaître à l’époque. Lorsqu’il dit : « je ne comprenais pas le genre de personnages qu’on montrait dans ce film », on ne sait s’il fait allusion au comportement individuel et aux valeurs de ses héros ou à leur contexte social, et même à leur américanité. On a souvent souligné à quel point c’est un film éminemment américain, et sans doute faut-il en effet y voir la patte de Norman Krasna, scénariste de Fury et de You and Me pour Fritz Lang, mais surtout spécialiste de la comédie – notamment Hands Across the Table de Mitchell Leisen avec déjà Carole Lombard ou Bachelor Mother de Garson Kanin. On retrouve ici tout un vernaculaire américain, dans les dialogues, les situations, les lieux ou le typage des personnages : le flic irlandais irascible, les parents puritains, les gourgandines sympathiques, les employés fébriles… Tout un univers codifié et préexistant que le studio pouvait recréer à loisir, et qui pour Hitchcock devait sembler à la fois exotique et pittoresque. Le film pourtant introduit des variations inattendues dans ce typage social ; si David Smith a son cabinet d’avocat sur la Cinquième Avenue, les Smith sont à l’origine des provinciaux : Mrs. Smith, née Ann Krausheimer (nom germano-américain fort peu patricien), est originaire d’une petite ville à la frontière de l’Idaho et du Nevada ; et David est censé avoir fait ses études avec son futur associé, le sudiste Jefferson Custer, à l’université de l’Alabama. Ils n’appartiennent donc pas au monde quasi aristocratique de The Philadelphia Story de Cukor, mais plutôt à une classe moyenne prospère. Et lorsque les Smith reviennent sur les lieux de leur premier rendez-vous amoureux, c’est dans une humble gargote italienne, Momma Lucy’s, devenue pizzeria – lieu et terme encore quasi inédits à l’époque dans le cinéma américain.

Krasna revendiquait une conscience sociale, et le plan des enfants des rues fixant le couple (qu’on croirait sortis du Dead End de Wyler) crée moins un effet comique qu’un malaise, d’autant qu’il n’est suivi d’aucune conséquence ni prise de conscience. Fugacement, on a pourtant l’impression que la réussite sociale des Smith s’est accompagnée en parallèle d’une dégradation des conditions collectives. Lorsque Ann, n’étant pas légalement mariée, décide de renoncer à son existence protégée pour gagner sa vie elle-même, le grand magasin qui l’embauche stipule qu’il n’emploie que des célibataires, compte tenu du chômage… Bien sûr, ces notations demeurent allusives et inexploitées. Mais il me semble que, plus largement, la veine “démotique” présente dans le genre renvoie à une dimension mésestimée de l’œuvre d’Hitchcock. Si nombre de ses films, jusqu’aux années cinquante, se déroulent dans un cadre britannique, cosmopolite ou socialement autarcique, il manifeste aussi un intérêt sincère pour les gens ordinaires voire pour le peuple, même si dans le cadre des États-Unis il demeure tributaire à la fois d’un typage hollywoodien (jusqu’au stéréotype) et de la contribution de scénaristes, parfois écrivains prestigieux, pour obtenir une vraisemblance dans la caractérisation, sociale notamment, des personnages. On pense bien sûr à la toute petite classe moyenne de Shadow of a Doubt (écrit par Thornton Wilder), mais aussi au microcosme démocratique de Lifeboat (avec la contribution de John Steinbeck), et surtout aux rencontres que fait l’ouvrier fugitif de Saboteur, de la fermière jusqu’aux monstres de foire. C’est à la fois la réaffirmation d’une humanité négligée et, pour Hitchcock, comme une découverte de l’Amérique. Et si les Smith vont en villégiature à Lake Placid (plutôt d’ailleurs que dans le Connecticut si cher au genre), ils peuvent aussi choisir des loisirs plus populaires : après avoir vu, à la fois jalouse et humiliée, David se ridiculiser au très chic Florida Club, Ann emmène Jeff à la fête foraine (en l’occurrence celle de l’Exposition universelle), pour la seule scène visuellement spectaculaire du film. Et si Hitchcock avait rêvé de « distribuer Carole Lombard non dans une de ces comédies superficielles comme elle en joue si souvent, mais dans une comédie dramatique beaucoup plus substantielle », il appréciait sa capacité à offrir « une réaction naturelle à une situation humaine », sans essayer, contrairement selon lui aux actrices anglaises, « d’avoir l’air digne et sur son quant-à-soi7 ». La star hollywoodienne devenait donc synonyme non de glamour mais bien plutôt d’une spontanéité incarnée et d’un idéal de naturel associés à la culture américaine.

Mais si le cinéaste semble « déterritoralisé » en abordant par ce film un genre typiquement américain, il le déterritorialise en retour, car il en exacerbe la veine démotique par une trivialité assumée, que dans le cinéma hollywoodien on rencontrait plutôt avant l’application du code Hays, ou du moins dans les années trente, mais que les films de prestige de la décennie naissante tendaient à estomper au profit d’une certaine gentility ; paradoxalement, il renoue ainsi avec une dimension plébéienne et farcesque récurrente dans ses films anglais (notamment incarnée par Gordon Harker dans The Ring ou The Farmer’s Wife) et insistant sur la réalité organique des humeurs et sécrétions corporelles : nez qui coulent et qui saignent, éternuements, nausées (celle de Jeff, qui renvoie au mal de mer du protagoniste de Rich and Strange). David réclame un lavage d’estomac, Ann vend des couches pour bébé, Gertie mange avec les doigts un faisan qu’elle qualifie de vulgaire poulet – sans parler des odeurs d’écurie ou de crottin… Et vivre en couple, c’est aussi être familier des faiblesses de l’autre dans la quotidienneté, évoquées certes verbalement : le bonnet rouge que David enrhumé garde même au lit, les bouillottes qu’il dispose sur l’estomac de Ann sujette au mal de mer, les caleçons à laver ou les jarretières brandies lors d’une fête.

 La crudité des allusions s’étend à la sphère sexuelle, et nous en reparlerons. Toutefois, ce n’est pas seulement en approfondissant cette voie que Hitchcock propose des variations sur le genre quasi hétérodoxes. Il en va aussi de la nature du comique, de son tempo, de sa mise en scène et de ses enjeux. Tel est le cas dès l’ouverture du film, qui montre le couple cloîtré dans ses appartements depuis plusieurs jours, sans se parler mais sans se quitter. Cette scène initialement énigmatique, avec son début in medias res, a une valeur programmatique. Il faut nuancer la supposée lenteur du film, que Rohmer et Chabrol opposaient sans doute implicitement à la frénésie d’un Hawks : or le tempo des échanges est généralement vif, en partie grâce à l’abattage des interprètes. En revanche, même s’il ne s’agit pas d’une « pièce filmée » comme l’affirmait Bazin à la sortie française du film, on assiste à une dilatation des séquences, et Mr. & Mrs. Smith compte au fond fort peu de scènes, selon une dramaturgie qui donne délibérément l’impression de faire du surplace, ce que lui reprochait justement Bazin, fort sévère pour le film malgré son « excellent début » :

Vont-ils se remarier ? C’est la question que nous pose le film pendant l’heure qui reste. Il pourrait tout aussi bien y répondre au bout de cinq minutes ou nous faire attendre cinq heures, tant l’enchaînement des situations et la psychologie des personnages sont arbitraires8.

Cette élasticité du temps a effectivement à voir avec le suspense, même si celui-ci n’est pas forcément lié à un processus d’identification. À ce propos, Rohmer et Chabrol noircissent un peu le trait : l’identification subjective, forcée mais contrariée, à un personnage qui échafaude un plan que l’on voit ensuite (objectivement) échouer est un procédé fréquent depuis le burlesque. Et si le rire peut se muer en gêne, le spectacle de la gêne provoque aussi le rire, et ce passage du projet subjectif à l’échec objectif devient l’un des principaux ressorts comiques du film. En revanche, si le suspense est fondé sur le savoir du spectateur, ce savoir est ici redoublé : nous savons non seulement ce que complote un personnage (généralement David), mais la cible de son stratagème le sait aussi, et nous savons que cet autre le sait. C’est vrai dans la scène du restaurant, cela se reproduira dans le chalet, avec des positions inversées, où chaque personnage tour à tour épie et surprend la mise en scène de l’autre.


Cette mise en scène est inséparable de la question de l’espace comme enjeu dramatique. Tout est affaire d’espace partagé ou non, visible ou non, de seuil à franchir ou non. En ce sens, Hitchcock est ici moins proche de sa manière habituelle que de la Lubitsch touch, à ceci près que l’on voit ce qui se passe derrière les portes. Et quand cette vision se révèle impossible, les personnages jouent de la porosité sonore d’espaces contigus, comme les suites mitoyennes du chalet de Lake Placid. Ils en jouent, car pour les Smith comme pour Hitchcock la mise en scène relève du jeu, ce qui explique non seulement le tempo du film mais sa dramaturgie. En cela, la remarque de Bazin est pertinente, même si l’on n’est pas obligé d’y voir un reproche : il n’y a pas d’enchaînement dramatique car il n’y a guère de progression des personnages.

Au fond, c’est peut-être justement cela qui gêne Cavell et les puristes de la comédie américaine. La comédie de remariage est censée reposer sur un itinéraire moral, l’idée d’un perfectionnement de soi par la reconnaissance de l’autre. C’est en cela qu’elle se distingue mal parfois du simple récit de formation ou d’éducation (éthique, sentimentale, voire sexuelle), parcours initiatique d’un personnage sinon innocent, du moins immature – schéma que l’on retrouve d’ailleurs chez Hitchcock jusque dans North by Northwest. Des personnages mariés trop vite n’ont pas eu le temps de se connaître (soi-même et l’un l’autre) – y compris peut-être bibliquement : on a parfois l’impression que l’union n’a pas été véritablement consommée (comme dans le cas du couple se disputant la garde du chien au début de The Awful Truth de Leo McCarey). Il s’agit donc de fixer des règles d’une nouvelle vie commune.

Or, dans Mr. & Mrs. Smith, non seulement les règles préexistent, mais elles deviennent un obstacle tant par leur multiplication que par leur caractère prescriptif. Si Ann soupçonne David de vouloir perpétuer leur vie commune sans la redemander en mariage, c’est parce que, au préalable, il a obéi trop littéralement à la règle de sincérité absolue qu’elle avait elle-même instaurée. S’il y a progression dans le film, c’est donc dans la façon dont Ann se déleste peu à peu des règles et est gagnée par les travers apparents de David : la dissimulation, le subterfuge, la manipulation. Ce qu’elle reproche à Jeff, trop parfait gentleman, c’est, contrairement à David, de n’être ni assez jaloux, ni assez entreprenant. À l’encontre de toute logique d’amélioration morale comme de progression dramatique, les défauts de l’autre sont non seulement acceptés mais imités. Et, selon une tradition théâtrale et farcesque, c’est le personnage manipulateur, le trickster ludion, qui, loin d’être corrigé ou de s’amender, remporte la partie et même convertit l’autre – laquelle, ruse suprême, n’en demandait pas moins. Car s’il est une valeur ici qui échappe au mensonge et donc l’absout, c’est bien le désir, dans sa réciprocité. Et la règle ne relève pas de la loi mais du jeu.


Hitchcock a souvent présenté une vision noire du mariage, marquée par le désamour, l’indifférence, l’ennui, voire la tentation meurtrière. Or ici il n’y a nul désamour, nul ennui, nulle hostilité. Ce qui provoque la crise du couple est un aléa extérieur, une circonstance arbitraire (la nullité légale de leur mariage en raison d’une erreur administrative), mais finalement pas moins arbitraire que la convention même du mariage (puisque leur union consommée a bien une valeur aux yeux du droit coutumier, de la common law). Les autres crises du couple se limitent à des scènes de dispute, qui sont également des mises en scène et relèvent finalement d’un jeu sans fin – d’où le surplace. Mr. & Mrs. Smith offre ainsi la vision d’un couple pérenne et autosuffisant, marié depuis trois ans mais sans enfant – fait rarissime dans le cinéma américain classique, où le mariage est l’horizon du couple et la famille l’horizon du mariage. Seul celui-ci est censé légitimer la consommation du désir, mais ce désir s’abolit ensuite dans la parentalité. Or ici les Smith sont aussi l’enfant l’un de l’autre – ainsi David appelle-t-il Ann tour à tour « mother » ou « my little girl ». À ceci près qu’ils jouissent d’un plein épanouissement sexuel qui constitue en soi une maturité suffisante. Si le film est donc l’un des rares (bien avant Adam’s Rib) à prendre au sérieux et même à célébrer un couple détaché du modèle familial et mû par le seul désir mutuel persistant, il se montre plus radical même que ne le sera le film de Cukor en affirmant que les règles et principes régissant la vie conjugale importent moins que l’urgente primauté du désir.


Le film marque une étape dans la réappropriation par Hitchcock des conventions et contraintes du cinéma hollywoodien. On l’y voit jouer sciemment et de plus en plus fermement avec le code Hays, en tordre la lettre comme l’esprit pour mieux frôler les limites de la bienséance. Le film présente une accumulation de figurations métonymiques ou métaphoriques de l’acte sexuel : les pieds nus d’Ann glissés dans le pantalon de David, la bouteille de champagne qu’elle est censée continuer à faire tournoyer dans le seau à glace (jusqu’à ce que la perspective de son explosion mousseuse lui inspire du dégoût), et surtout le plan final incroyablement osé des skis entrecroisés, telles des jambes refermées sur l’étreinte tout en la dissimulant : si X marks the spot, ce X ne marque plus l’irreprésentable de la mort comme dans Scarface, mais le sexe comme lieu et comme acte – avec une suggestivité littérale dont l’audace n’a rien à envier au train dans le tunnel de North by Northwest.

Le principe d’érotisation généralisée des représentations, notamment dans la séquence d’ouverture, est tel que même les vestiges des divers repas, loin de trahir quelque substitut compensatoire, renvoient a contrario à des excès orgiaques. Enfin et surtout, dès la première scène, le travelling sur Ann non seulement suggère fortement sa nudité mais amène la révélation, rarissime sous le code Hays, d’un lit conjugal unique – et non de lits jumeaux : nul simulacre de chasteté ici. À cet égard, même les allusions apparemment prosaïques au quotidien partagé (caleçons, bouillottes etc.) se trouvent ré-érotisées : elles sont avant tout perçues (et conçues, dans l’esprit de David notamment) comme des preuves d’une connaissance intime du corps de l’autre. Les rituels familiers (du petit-déjeuner en commun au rasage de David par Ann) non seulement attestent une complicité acquise et tendre mais sont réinventés par le désir. Et malgré sa réaffirmation des convenances, Ann doit être rappelée à l’ordre par Jeff pour ne pas assister et même contribuer au déshabillage de David dans le chalet.

À ce titre, on peut réévaluer sous un autre éclairage la scène de la pizzeria, dans laquelle Rohmer et Chabrol voyaient, avec une noirceur quelque peu abusive, le « pourrissement d’un amour ». J’avais moi-même cru naguère y percevoir une « contamination par le mensonge », ce qui est à nuancer. En effet, de quel mensonge s’agit-il ? On peut supposer que David a initialement l’intention de redemander la main d’Ann (sinon, pourquoi choisir cet endroit ?), et que c’est la dégradation du cadre qui seule lui fait perdre ses moyens. En donnant rendez-vous à Ann, David semble toutefois fugacement titillé par l’idée de mainteni le caractère soudain « illicite » de leur relation : après avoir inscrit dans son agenda « Miss Krausheimer », il transforme ce Miss en un Mistress qui ne saurait s’abréger en Mrs. (puisque accompagné du nom de jeune fille) mais renvoie bien au fantasme de faire d’Ann sa maîtresse. Du reste, même l’expression « Mr. and Mrs. Smith », qui certes désigne les protagonistes comme des « Monsieur et Madame tout-le-monde », peut tout aussi bien renvoyer au pseudonyme passe-partout employé dans les hôtels par les couples illégitimes… Mais tout cela ne fait que confirmer la persistance du désir de David pour Ann – désir qui prime sur les conventions sociales, ou qui simplement pimente d’une dimension ludique et fantasmatique une vie conjugale envisagée comme jeu de rôles où l’amour, inchangé, est aussi constamment réinventé. En retour d’ailleurs, Ann dissimule son propre savoir (celui de leur statut marital irrégulier) tout autant que David. Et là encore, il s’agit peut-être moins de mensonge (ou même de mise à l’épreuve) que de jeu, certes quelque peu volontariste : jouer la comédie de l’innocence quand on est déjà passé du côté de l’expérience, vouloir faire comme si c’était la première fois, simuler une découverte virginale de l’autre qui est déjà acquise.


Et qu’est-ce que la règle n° 1 du couple, sinon l’élévation en principe de vie d’un désir insatiable, d’une avidité permanente du contact de l’autre ? On pense évidemment à cette fameuse “scène primitive” racontée par Hitchcock à Truffaut :

J’étais dans un train allant de Boulogne à Paris et nous traversions Étaples assez lentement. C’était un dimanche après-midi ; je voyais par la vitre une grande usine avec un bâtiment de briques rouges et, contre le mur, il y avait un jeune couple ; la fille et le garçon se tenaient bras dessus bras dessous et le garçon pissait contre le mur ; la fille n’a jamais lâché son bras ; elle regardait ce qu’il faisait, regardait le train passer, puis, de nouveau elle regardait le garçon. J’ai trouvé que c’était là, réellement, le véritable amour « au travail », le véritable amour qui « fonctionne. »9

La règle des Smith fait écho à une préoccupation récurrente d’Hitchcock, notamment avec le baiser de Notorious : « ne pas se séparer, […] ne pas rompre cette étreinte, […] cette émotion amoureuse »10. Cette règle est la première et peut-être la seule qui vaille, et atteste plus sûrement la sincérité de l’amour que le jeu de la vérité qu’avait voulu imposer Ann. Au dénouement du film, il n’y a pas de nouvelle demande en mariage : il suffit de rétablir la contiguïté des corps dans le même lieu, de réunir le couple dans l’espace de l’étreinte. Ce que nous offre ici Hitchcock, ce n’est pas un traité du mariage, mais un programme érotique. Une théorie du couple – n’importe quel couple, comme le suggère le nom générique des Smith, mais un couple idéal parce que déjà réel – où l‘amour au travail prend la forme d’un jeu : le jeu du désir toujours accompli et toujours renaissant. Il est bien là, le véritable amour qui fonctionne.

Il n’est que temps d’arracher ce film délicieux à son purgatoire abusif, en sachant d’abord y voir à la fois un film d’Hitchcock moins atypique qu’il n’y paraît et un fleuron de la comédie américaine, mais aussi en l’appréciant pour ce qu’il est, c’est-à-dire dans son irréductibilité au sein du corpus hitchcockien comme au sein du genre. La relation entre cinéaste et genre y relève peut-être moins de la réciprocité heureuse qu’invoque Cavell (tirer le meilleur l’un de l’autre) que d’une agonistique féconde (déplacer l’autre de son cadre habituel). Ce qui gêne voire aveugle les critiques, et qui voue Mrs. & Mrs. Smith à ce statut de film mineur, c’est au fond cette hétérogénéité supposée entre un nom (Hitchcock) et un genre (la comédie américaine), couple illégitime qui met en crise la perspective auteuriste comme l’approche générique. Tout n’est qu’affaire de signature ; si le film était anonymé (ou attribué à un nom passe-partout comme, mettons… Smith), il apparaîtrait pour ce qu’il est : un film libre, un chef-d’œuvre de verve comique et d’audace érotique, un manuel de savoir-jouir.

Serge Chauvin

1 François Truffaut, « À quoi rêvent les critiques ? », Les Films de ma vie, Paris, Flammarion, 1975, rééd. coll. Champs Contre-Champs, p. 17.
2 François Truffaut, Le Cinéma selon Hitchcock, Paris, Robert Laffont,1966 ; éd. définitive : Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, 1993, p. 114.
3 « Notre seconde idée était de n’étudier à fond que certains films importants ou significatifs, au détriment des autres. Mais comment choisir ? Où sont les mauvais et les bons millésimes ? Même les expériences techniques sont moins techniques qu’elles ne paraissent, les œuvres commerciales, moins commerciales. » Éric Rohmer & Claude Chabrol, Hitchcock, Éditions Universitaires, 1957 ; rééd. Ramsay Poche Cinéma, 1986, p. 7. Pour leur analyse du film proprement dit, je renvoie aux pages 69-71.
4 Bruno Villien, Hitchcock, Paris, éditions Colona, 1982, p. 144.
5 Stanley Cavell, Pursuits of Happiness. The Hollywood Comedy of Remarriage, Harvard University Press, 1981, p. 233.
6 André Bazin, « Metteur en scène parfait, maître du “suspense” et de l’angoisse, Alfred Hitchcock est-il le diable ? », Le Nouveau Femina, n° 5, juillet-août 1954 ; Écrits complets, édition établie par Hervé Joubert-Laurencin, Paris, éditions Macula, 2018, volume II, p. 1536.
7 Alfred Hitchcock, « What I’d Do to the Stars », Film Weekly, 4 mars 1939, cité et traduit par Bruno Villien, op. cit., p. 144-145.
8 André Bazin, « Trois soirées perdues », Le Parisien libéré, n° 67, 4 novembre 1944 ; Écrits complets, op. cit., volume I, p. 105.
9 Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 221-222.
10 Ibid., p. 221