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ROMAIN LEFEBVRE / Du non film au tout-cinéma : le métacinéma de Quentin Dupieux

ROMAIN LEFEBVRE / Du non film au tout-cinéma : le métacinéma de Quentin Dupieux

Nonfilm (2001) et Réalité (2014). Considérer côte à côte le titre de ces deux films de Quentin Dupieux est un bon point de départpour cerner la dimension métacinématographique inhérente à son travail. Ces titres tiennent en effet du paradoxe : chacun pourrait à première vue témoigner d’une volonté d’aller à l’encontre de toute association de principe entre le cinéma comme institution et le domaine de l’imaginaire. Il suffit pourtant de voir les films de Dupieux pour constater qu’ils ne visent pas du tout à opérer une percée du réel à travers l’écran en adoptant une démarche documentaire. Par ailleurs, leur distance vis-à-vis du politique assure que la vocation de tels titres n’est pas non plus de rendre compte d’une quelconque censure, comme Jafar Panahi l’avait fait, dans un tout autre contexte, avec Ceci n’est pas un film (2011).Le sens de tels titres n’est pas de nier le caractère fictif et imaginaire des images filmiques, mais au contraire de procéder à son extension en renversant le négatif en positif. On le saisit simplement en posant que « Nonfilm » EST un film ou que « Réalité » EST du cinéma.Un tel renversement condense à lui seul assez bien le discours métafictionnel qui se dégage des films de Dupieux, c’est-à-dire la manière dont ses films, à travers leur jeu avec les codes et les structures narratives, ne cessent de renvoyer à la conscience de leur statut artificiel et de problématiser la façon dont ils se rapportent ou non à la réalité qui leur est extérieure, pour reprendre les arguments de Patricia Waugh (1985).

Par-delà une approche chronologique qui mettrait sans doute en évidence des évolutions au niveau du territoire, du statut ou du type de production, la filmographie de Dupieux pourrait en effet être divisée en deux séries. D’un côté, des films présentant de plain-pied un monde bizarre, rempli d’incongruités – Steak (2007), Wrong (2012), Wrong Cops (2013) et Le Daim (2019), ce dernier offrant monde plus réaliste, mais où l’on voit tout de même un blouson s’autonomiser et parler. De l’autre, des films où la nature du monde vu dans les films est questionnée par un jeu sur la structure, avec un recours réguliers à des métalepses faisant communiquer différents niveaux de réalité – Nonfilm, Rubber (2010), Réalité, Au Poste ! (2017)[1]C’est dans cette deuxième série que la dimension métacinématographique est la plus explicite, et ce texte convoquera ainsi surtout les films qui la constituent afin de cerner comment les récits eux-mêmes s’accordent à un discours tendant à rabattre l’ensemble des niveaux sur une réalité filmique faite d’images. Nonfilm et Réalité, parce qu’ils témoignent de deux manières différentes mais complémentaires d’opérer une extension du domaine de la fiction, fourniront les exemples principaux. J’évoquerai toutefois Rubber (2010), qui manifeste le plus directement une conséquence essentielle de la position du cinéaste : l’abandon du réalisme.

Au sein de la littérature scientifique naissante sur le travail de Quentin Dupieux, Rubber et Réalité sont indéniablement les exemples les plus commentés en raison de leur réflexivité particulièrement prononcée et de leurs structures complexes. Cependant, les textes qui leur ont été consacrés, par exemple « A Tire Driving Crazy : Perturbatory Narration in Quentin Dupieux’s Rubber » d’Andreas Veit ou « Resistance to Narrative in Narrative Fiction: Excessive Complexity in Quentin Dupieux’s Réalité (2014) » de Miklos Kiss et Steven Willemsen, considèrent d’abord les films dans une perspective narratologique visant à la fois à caractériser les types de récit et à questionner la perturbation qu’ils entraînent quant à la position du spectateur. Ceci amène les auteurs du second texte à faire de Réalité un exemple d’« impossible puzzle-film », c’est-à-dire un film dont un spectateur ne peut démêler les contradictions et les paradoxes[2].

Linda Hutcheon (1980) avait déjà mis l’accent sur le fait que la métafiction implique à la fois un questionnement ontologique sur la relation entre réalité et fiction et sur l’activité interprétative du récepteur (7). Notre réflexion sera de ce point de vue moins contraire que complémentaire à celle des textes cités ci-dessus : plus que sur la complexité du récit elle-même, il s’agira de mettre l’accent sur la manière dont l’oeuvre de Dupieux dessine une position quant à la réalité.

Structures de retournement : mise en scène et montage

S’il est un cliché rebattu qu’il est tentant de convoquer à propos de Nonfilm, c’est bien celui selon lequel un premier film contient en germe toute l’œuvre à venir d’un cinéaste. Réalisé avec une grande économie de moyens, il témoigne en tout cas de la facilité avec laquelle Dupieux parvient à produire un trouble tout en s’éloignant des schémas conventionnels. Construit autour du tournage d’un film se déroulant dans un lieu isolé et non-identifié, Nonfilm, comme tout film sur un tournage, comporte une dimension réflexive évidente qui passe par le dévoilement d’un espace ordinairement maintenu hors-cadre, celui des coulisses de la représentation. Mais plusieurs anomalies lui confèrent une dimension singulière, qui peut se saisir à travers deux séquences se succèdant peu après le début [4:05-5:38].

La première montre deux personnages discutant du film-dans-le-film en train d’être tourné : un acteur aux cheveux longs et aux lunettes fumées explique à son interlocuteur ce que va faire son personnage. Mais alors que l’échange a tout d’une discussion privée ayant lieu hors caméra, l’acteur prononce soudain un « Coupez » qui requalifie le statut de ce que l’on voyait : cette conversation était en fait elle-même une scène du film-dans-le-film et l’acteur était en train d’interpréter un personnage d’acteur [FIGURE 1]. Provoquant un saut entre le niveau diégétique du tournage et le niveau intradiégétique du film-dans-le-film, une marque orale fait donc ici office d’opérateur métaleptique (Limoges 2012).

La séquence suivante s’ouvre sur l’acteur aux lunettes fumées entretenant au téléphone une conversation qui semble toucher à la sphère privée ; sa famille est probablement à l’autre bout du fil puisqu’il raconte la manière dont se déroule le tournage et demande si son linge est bien arrivé. Cependant, l’équipe de tournage ne tarde pas à apparaître dans la profondeur de champ, avec une caméra manifestement braquée sur lui [FIGURE 2]. Cette incursion de l’équipe dans le champ donne lieu à une configuration réflexive canonique dans laquelle le dispositif du film-dans-le-film apparaît « en miroir » du dispositif extrafictionnel à l’origine de l’image que l’on est en train de voir et qui se maintient pour sa part hors-champ. Un nouveau « Coupez » se fera par la suite entendre, mais c’est d’abord par la mise en scène que s’opère cette fois la requalification de la scène.

Si les métalepses se font à travers des marques orales et de la mise en scène, il faut noter que leur efficacité dépend dans Nonfilm de deux traits d’écriture complémentaires. Premièrement, chacune de ces séquences est séparée par une ellipse de façon à ne pas permettre au spectateur de saisir le contexte : alors même que chaque moment sera finalement donné comme une scène du film-dans-le-film, nous n’assistons jamais à la mise en place de la scène mais uniquement à soninterruption. Deuxièmement, nous pensons que nous assistons à un moment de « vie réelle » uniquement parce que les dialogues des personnages prennent pour objet le tournage lui-même – pour parler du tournage, il faut logiquement appartenir à l’espace réel de la production qui se situe structurellement hors du cadre de la fiction.

Figures 1 et 2. Métalepses : du tournage au film-dans-le-film.

Dans Réalité, Dupieux utilise d’autres moyens pour installer le trouble. Le film paraît au départ se construire sur la mise en relation d’unniveau diégétique et d’un niveau intradiégétique.L’on trouve au niveau diégétique le personnage de Jason Tantra (Alain Chabat), qui travaille comme cadreur sur une émission de télévision et nourrit lui-même son propre projet de film ; Jason rencontre ainsi un producteur, Marshall, qui produit également le film d’un autre cinéaste nommé Zog. Le niveau intradiégétique correspond quant à lui au film de Zog, racontant l’histoire d’une petite fille prénommée Reality, qui trouve une VHS dans le ventre d’un sanglier et est curieuse de découvrir son contenu.

C’est ainsi d’abord la présence de personnages appartenant au monde de l’audiovisuel et celle d’un film-dans-le film qui confère à Réalité une dimension réflexive. Mais contrairement à Nonfilm, le saut d’un niveau à un autre niveau ne s’opère pas avant tout par la mise en scène, dans la continuité des séquences, mais à travers les coupes de montage entre séquences. On l’observe constamment, notamment parce que des récits oraux ou bien des moments relevant de l’imaginaire sont insérés à chaque niveau. Des séquences se voient ainsi rétrospectivement attribuer un statut de rêve, une mise en abyme s’opérant alors par déboîtement, ceci de manière relativement conventionnelle, à travers l’intervention dans le montage d’un plan nous montrant le réveil d’un personnage [49:36 ; 64:17 ; 66:40 ; 68:17 ; 69:08] (ce procédé faisant intervenir un principe de détermination par contiguïté : puisque le personnage dormait, alors ce que nous avons vu auparavant était en fait le rêve de ce personnage).

Cette observation permet de souligner une différence entre les films et un rapport entre les moyens que chacun mobilise et leurs structures respectives. Dans le cas de Nonfilm, qui s’appuie sur la mise en scène, les sauts entre niveaux diégétiques et intradiégétiques ont lieu à l’intérieur d’un monde unique et continu et le trouble concerne avant tout la limite entre la « vraie vie » et le jeu ; le cas de Nonfilm renverrait ainsi d’abord à première vue à la catégorie des « mondes factices » tel que les définit Alain Boillat, qui précise bien que le terme de monde est dans ce cas à entendre en un sens métaphorique (109-10). Dans le cas de Réalité, qui s’appuie sur le montage, les sauts entre niveaux s’opèrent au contraire potentiellement entre des mondes différents, suivant un principe de discontinuité (et le trouble concerne d’abord la distinction entre monde réel et mondes imaginaires). C’est une différence importante mais qui n’interdit pas de trouver une forme d’équivalence entre le « Coupez » qui vient interrompre une scène d’un film-dans-le-film et la coupe qui précède un plan de réveil : il s’agit à chaque fois d’une marque entraînant une requalification et opérant un passage entre deux niveaux ontologiquement distincts.

L’inclusion et l’indistinction

L’insertion de récits enchâssés ou de rêves dans Réalité,si elle amène un degré de complexité supplémentaire, ne change pas immédiatement le postulat de départ, qui semble être la mise en relation deux niveaux. Le véritable bouleversement survient au fil du récit, lorsque les niveaux distincts se mettent à communiquer et que les hiérarchies ontologiques se retrouvent chamboulées[3]. Il atteint son comble lors d’une séquence mettant en scène le producteur Marshall dans une salle de visionnage où il découvre des rushes tournées par Zog [75:08-77:15]. Alors que son attention est fixée sur un plan particulièrement long montrant la petite Reality clouée devant un poste de télévision où elle découvre enfin le contenu de la mystérieuse VHS [FIGURES 3 et 4], Marshall reçoit un appel téléphonique. Jason, à l’autre bout du fil, lui confie être en difficulté et avoir l’impression d’être coincé dans un cauchemar. La conversation entre les deux hommes est d’abord représentée de manière très classique, à travers une alternance de plans où chacun apparaît dans son espace. C’est alors que le cadrage de l’image projetée sur l’écran de la salle se modifie, et Marshall y découvre avec stupéfaction l’image de Jason retransmise « en direct » sur l’écran de télévision qui fait face à Reality [FIGURE 5 et 6]. Le contenu de la VHS n’était donc pas l’enregistrement d’un événement appartenant au passé du niveau intradiégétique de Reality, mais la transmission d’un événement censé se dérouler en simultané dans le niveau auquel appartient Marshall. La séquence mediatise alors la communication entre deux espaces d’un même niveau diégétique à travers un niveau intradiégétique.

Figures 3-6. Le renversement des niveaux de réalité : quand le contenu devient le contenant.

Le statut des séquences montrant Jason est dès le départ incertain, ajoutant à la complexité. Comme le dit Jason lui-même, il se pourrait qu’il soit effectivement non pas dans la réalité partagée par Marshall mais dans un cauchemar.[4]

Cette séquence conduit à repenser l’ensemble du rapport des niveaux : le niveau intradiégétique du film-dans-le-film contenu par le niveau diégétique est requalifié comme niveau contenant le cauchemar de Jason, qui est pour sa part en capacité de communiquer directement avec le niveau diégétique premier de la salle de projection. La communication téléphonique, en établissant un rapport de simultanéité entre la salle de projection et l’action du film-dans-le-film, engendre un télescopage faisant se rencontrer des niveaux qui semblaient jusque-là exister dans un rapport de relative disjonction. C’est ainsi tout le montage parallèle qui peut être reconsidéré comme un montage alterné[5].

Mais le bouleversement ne s’arrête pas là puisque le niveau diégétique – le niveau du récit-cadre – est par la suite lui-même requalifié en niveau intradiégétique second, contenu par celui du film-dans-le-film. À la scène se déroulant dans la salle de visionnage succède en effet une scène où l’on retrouve Marshall en compagnie de Jason, qui, depuis le balcon de la maison du producteur, suit en le cadrant avec les mains le déplacement de la voiture de Zog en train de s’éloigner sur une route. Or, le montage revient à un plan de Reality, toujours plantée devant le poste de télévision, mais qui y regarde à présent une image montrant la voiture de Zog avançant sur la route, image qui, parfaitement raccordée avec le mouvement capté par Jason, se donne comme le produit potentiel de son cadrage manuel. Bref, Reality ne semble plus à cet instant seulement être confinée dans le film de Zog, elle semble plutôt regarder une image produite manuellement et mentalement par Jason, comme si la télé recevait tour à tour des images de sources différentes.

Cet ensemble séquentiel (il devient bien difficile dans ce film de poser les limites d’une sequence donnée) mène ainsi à une inversion radicale selon laquelle le niveau premier du récit-cadre (celui de la salle de projection qui contient le film qui contient le rêve) se retrouve finalement potentiellement dernier (contenu par le film). Il permet à la fois de faire communiquer des niveaux de réalité et de croiser des éléments appartenant à des modes ontologiques distincts, puisque la réalité y côtoie le cinéma et le rêve. La série de métalepses enclenchée dans le récit débouche ainsi sur une instabilité et une labilité totale entre différents niveaux diégétiques qui s’échangent leurs positions et leurs statuts, le rêve devenant une image de film, le film devenant la réalité, la réalité devenant un film, cela au mépris de toute séparation et hiérarchisation ontologique[6].

Or, Nonfilms’oriente vers une même mise à niveau. Les éléments que nous avons relevés précédemment participent en effet à rendre caduque la binarité classique du film sur le tournage d’un film, c’est à dire le rapport entre le vécu des acteurs et techniciens d’un côté, et la fiction jouée par les personnages du film-dans-le-film de l’autre. L’effet dernier des « Coupez » ou des apparitions du dispositif de tournage est de contrarier toute possibilité de distinction : ils s’avèrent à l’échelle du film moins des opérateurs de basculement que de brouillage.

Si le fait que les personnages parlent du tournage conduit à penser que le moment auquel nous assistons fait partie de la « vie réelle », cela produit également uneabsorption de l’extérieur de la fiction à l’intérieur de la fiction. Nonfilm ne se donne ainsi pas seulement comme un film sur un tournage, mais plutôt comme un film sur un film qui se confond lui-même avec son tournage, sans aucune distinction possible entre le processus de fabrication de la fiction et sa matière ou son contenu (les acteurs et techniciens du niveau diégétique s’assimilant aux personnages d’acteurs ou de techniciens du film-dans-le-film). À l’instar de Réalité où le film-dans-le-film inclut finalement le niveau « réel », l’on a ici affaire à une inclusion du plan supposé réel du tournage à l’intérieur du plan de la fiction[7]. Chacun des deux récits s’oriente ainsi vers une indistinction de niveaux ou de modes ontologiques distincts (la vie réelle / le cinéma / le rêve). Nous voilà reconduits à l’équation posée au départ à travers les titres : nonfilm = film, ou réalité = cinéma.

L’assimilation ontologique de la réalité filmique à la fiction

Il faut toutefois souligner un point capital concernant le cinéma de Dupieux : l’indistinction ou la réversibilité des niveaux ne laisse pas les termes dans une simple relation d’équivalence. S’il est possible d’avancer que la réalité diégétique s’égale à la fiction intradiégétique, il n’est pas certain qu’il soit possible d’affirmer que la fiction se donne pour sa part comme égale à la réalité extrafilmique. L’extension du champ de la fiction mise en œuvre par le récit débouche en dernier lieu sur une assimilation ontologique de la réalité filmique à la fiction. C’est ce qui constitue la base du discours métacinématographique de Dupieux, que l’on peut de ce point de vue considérer proche de l’affirmation de Christian Metz selon laquelle tout film, parce que le cinéma dans son principe même se situe du côté de l’imaginaire et de l’irréalité, est un film de fiction (63).

Cette assimilation de tout ce qui compose la réalité filmique à la fiction est particulièrement claire dans Nonfilm, où elle se manifeste notamment à travers deux éléments. Nous avions noté que les interventions de différents « Coupez » marquent une interruption et requalifient ce que l’on voit. Mais il faut ajouter que la fonction de délimitation de ces exclamations est faible et tend à s’estomper. Si l’on revient à la conversation téléphonique de l’acteur aux lunettes fumées avec sa supposée famille, l’on remarque en effet que celle-ci se poursuit même après le « Coupez », comme si l’intervention de ce dernier ne changeait rien. L’une des caractéristiques de Nonfilm est ainsi que le dispositif (et le cadre institutionnel du tournage) se trouve toujours débordé par ce qu’il est supposé délimiter ou contenir. Les scènes qui font partie du film précèdent et excèdent à la fois l’entrée en jeu du dispositif de tournage.

On le remarque encore à l’occasion d’une discussion entre l’ingénieur son et l’assistant-réalisateur, ce dernier expliquant à son interlocuteur perplexe que le tournage s’arrêtera quand le réalisateur en aura assez, ce qui à son avis ne saurait tarder vu le manque d’inspiration et le désarroi dont il fait preuve. Les deux protagonistes, pour essayer d’améliorer un peu les scènes et le sort des comédiens, conviennent de demander des accessoires au réalisateur, juste avant que ce dernier n’arrive en disant « Coupez ! J’aime beaucoup, c’est très bien », cette intervention requalifiant ainsi la discussion précédente comme une scène du film-dans-le-film. Mais l’assistant, dans la pleine continuité de la « scène », enchaîne immédiatement en demandant s’il est possible d’avoir des accessoires. Si le réalisateur[8] ponctue les séquences d’« Action ! » ou de « Coupez ! », ceux qui l’entourent ne font ainsi vers la fin du film plus que poursuivre et finir ce qu’ils avaient de toute façon déjà commencé.

Ne modifiant en rien ce qui se passe à l’intérieur de la diégèse, les marques orales opèrent juste une sorte de prélèvement virtuel sur la continuité de l’action, si bien que l’impression produite est moins d’avoir affaire à un basculement entre niveaux qu’à un bref court-circuit.La performativité associée au « Coupez » (le mot change la nature des choses auxquelles il s’applique) devient en quelque sorte indifférente. Or, plus la fonction délimitatrice du « coupez » semble nulle, plus sa nature de procédé métafictionnel posant un « tout-cinéma » s’affirme.

Nous avions noté que le spectateur n’assistait jamais à la mise en place des scènes du film-dans-le-film, mais cette remarque doit à présent être complétée. Si nous n’y assistons pas, c’est peut-être moins en raison d’un trait d’écriture (elles sont glissées dans des ellipses destinées à induire le spectateur dans une erreur que le « Coupez » viendrait dissiper) que d’une caractéristique ontologique de la réalité filmique : le film-dans-le-film s’avère de toute façon composé à partir de n’importe quel moment, il n’est fait que de « scènes » prélevées sur une continuité virtuelle assimilable à la vie dans son ensemble. La distinction entre niveaux diégétiques et intradiégétiques devenue inopérante, il ne reste qu’un monde où tout est en définitive cinématographique : un cinémonde, pourrait-on dire.

L’indifférence dans Nonfilm concerne non seulement les marques orales mais aussi le dispositif matériel de tournage, celui-ci finissant par se poursuivre sans caméra et sans prise de son, donnant lieu à une forme d’autonomisation de la fiction. C’est par exemple le cas lors d’une scène où le réalisateur « fait » un plan simplement avec les yeux, comme si le dispositif avait été complètement intériorisé, le processus physiologique du regard s’assimilant au processus technique de la caméra. On comprend qu’une telle configuration renforce la labilité et la réversibilité potentielle de chaque moment en scène ou en image.

Le devenir superflu du « Coupez » dans Nonfilm trouve une sorte de pendant au sein deRéalité, où ce sont les coupes entre séquences qui perdent leur fonction délimitatrice. En un point du film [64:10], la narration fait en effet se succéder les réveils des personnages, la relation de causalité ou d’attribution entre les images précédant la coupe et le réveil d’un personnage se trouvant alors rompue, perdue dans des déboîtements répétés et complexes qui induisent une indétermination généralisée, si bien que tout est au final potentiellement et indifféremment à la fois partie de la réalité et partie d’un rêve (sans que l’on puisse dire au juste du rêve de qui il s’agit[9]).

Dans Réalité,la manie de Jason de cadrer ce qu’il voit avec les mains est par ailleurs une autre manifestation de l’autonomisation de la fiction vis-à-vis du dispositif : le cadrage manuel vaut comme une survivance métonymique du dispositif qui crée virtuellement une conversion du réel en image, cette virtualité étant même actualisée à l’intérieur du récit lorsque l’action cadrée par les mains de Jason se trouve retransmise sur la télévision que regarde Reality [FIGURES 7 et 8].[10]

Figures 7 et 8.

Cette perturbation des limites de la fiction, doublée d’une assimilation ontologique de la réalité filmique au fictionnel, n’est pas sans trouver d’expressions dans l’expérience même des personnages de Nonfilm et de Réalité. La principale, dans le premier, est l’impossibilité de quitter le film. Considérant qu’on le voit trop, le réalisateur invite l’acteur Pat à sortir de l’image. Pat part fâché mais, après son éloignement dans l’étendue désertique, on le retrouve bientôt en train de se demander s’il est bien sorti de l’image [FIGURE 9]. Plus tard, ce sont des assistants qui annoncent au réalisateur qu’ils n’en peuvent plus et qu’ils quittent le film, mais leur départ est montré à l’image, si bien que cet abandon velléitaire du film fait encore partie intégrante du film.

Ces deux exemples ont pour trait commun leur autoréflexivité.Jean-Marc Limoges indique dans sa thèse que l’on peut parler d’autoréflexivité quand la caméra à laquelle l’on est renvoyé est celle du film même ou est supposée telle (112). Or, l’autoréflexivité est ici singulière et liée à ce qui fait la particularité de Nonfilm, à savoir qu’il n’y a plus lors de ces scènes d’autre caméra que celle du film lui-même. Par conséquent, l’interrogation de Pat à l’intérieur du film, « Est-ce que je suis sorti du plan ? », laisse comme seule interprétation que l’image du film qu’il est en train de voir est associée à à une source extradiégétique, à la caméra de Dupieux qui apparaît comme seule source possible.

Figure 9. L’impossible sortie de l’image.

La réponse à la question du personnage se trouve bien à ce niveau où l’image du film-dans-le-film touche l’image du film : non, il n’est pas sorti, puisque nous le voyons encore à l’écran. Dans Réalité, l’impossibilité de sortir des limites de la fiction se manifeste dans l’incapacité de Jason à se réveiller. Dans les deux cas de figure, les personnages se retrouvent comme coincés dans un niveau qu’ils expérimentent avec trouble comme différent du réel, et la réalité à l’écran est assimilée à une fiction dont il est impossible de sortir tant que le film lui-même n’est pas fini, que l’image n’a pas cédé la place au noir.

Au-delà du réalisme et de la vraisemblance

L’extension du domaine de la fiction a pour corollaire une remise en cause du réalisme, qui n’apparaît plus que comme une convention ou une norme arbitraire dans un monde redéfini comme tout-cinéma. Cela se remarque notamment dans Nonfilmau niveau de l’appréciation des acteurs. Ou plutôt des nonacteurs : puisque les scènes sont comme prélevées sur la vie, la vie s’assimile au jeu qui s’assimile logiquement à un non-jeu. Un nonfilm demande des nonacteurs, des acteurs-personnages.

La scène déjà évoquée où le personnage aux lunettes fumées téléphone à sa famille se conclue ainsi sur un échange lors duquel la maquilleuse déclare ne pas aimer les scènes de téléphone car l’on sent selon elle que les acteurs font semblant de parler. Or, son interlocuteur lui fait remarquer que lui parlait vraiment. D’autres dialogues tournent par la suite autour de la qualité du jeu, notamment celui de la maquilleuse qui a elle-même été promue au rang d’actrice. Un assistant dont elle sollicite l’opinion lui dit qu’elle est trop naturelle, que l’on n’y croit pas car on dirait qu’elle fait semblant (elle expliquera elle-même ne pas arriver à jouer une scène car elle se sent trop naturelle). Or, si ce personnage est considéré comme peu crédible en raison de son excès de naturel, d’autres performances sont par ailleurs dénoncées comme peu crédibles car trop artificielles.

L’on comprend à travers ce jeu d’opposition que ce type d’échange a moins pour but de juger les performances effectives et visibles des acteurs de Nonfilm, de savoir si ce que l’on voit est « bien joué » ou « mal joué », que d’attirer l’attention sur le fait que toute performance dans le cadre du film appartient au domaine de la fiction (quoique les personnages fassent) et ne saurait ainsi être jugée que selon un paradigme esthétique. Dans le monde de Nonfilm où tout est cinéma, le nonjeu des nonacteurs ne peut être perçu que comme un jeu. L’expression d’une forme de relativité dans les jugements est ici capitale, cette relativité étant justement le propre d’un paradigme fictionnel dans le contexte duquel le réalisme n’est jamais qu’une affaire de degrés (trop ou pas assez), de conventions, de vraisemblable et de croyance[11] : dans ce cadre fictionnel, « ne pas jouer », être naturel, ne suffit pas à convaincre ou à « bien jouer » et il faut parfois « jouer » pour avoir l’air naturel. La relativité des jugements exprimés est donc le moyen par lequel Dupieux creuse son sillon métafictionnel en nous renvoyant au statut même de ce qu’il nous donne à voir. 

Si ces dialogues de Nonfilmpointent le problème du réalisme comme convention, Rubber, ne serait-ce que parce qu’il a un pneu pour personnage principal, passe assez ouvertement outre les règles du réalisme. Mais le mécanisme de subversion se trouve plus finement établi au cœur d’une scène troublante [43:31] lors de laquelle le policier Chad s’adresse aux autres personnages au moment où il apprend que les spectateurs du film-dans-le-film sont morts, le décès de ces spectateurs intradiégétiques signifiant à ses yeux la possibilité de clore la représentation à laquelle lui et ses camarades se livrent. Une inégalité cognitive entre les personnages éclate cependant : alors que le personnage de Chad est conscient d’être dans un film, les autres semblent tout ignorer de leur statut de « personnages ». Avec les acteurs-personnages de Nonfilm, quoique selon des modalités différentes, ils fournissent un autre exemple d’entités pour lesquelles la vie ne se distingue pas du jeu[12].

Chad, comme un réalisateur qui crie « Coupez », tâche justement de leur faire abandonner leur statut de personnage, mais son intervention ne trouve en eux aucun écho. Forcé d’entamer une démonstration destinée à donner la preuve de l’artificialité de la représentation à laquelle ils participent, il pointe alors une infraction à la vraisemblance, à savoir la peluche en forme d’alligator qui se trouve sous le bras d’un des policiers [FIGURE 10]. Mais, le policier en question n’étant pas étonné le moins du monde par cette anomalie, c’est un échec. L’idée lui vient alors de mettre à l’épreuve ce qui constitue une différence fondamentale entre monde fictionnel et monde réel : la mort. Il demande à une policière de lui tirer dessus et la scène débouche sur une configuration paradoxale qui se bâtit en plusieurs temps.

Suite au tir de la policière, Chad apparaît blessé. Mais, pour bien montrer qu’il ne s’agit que de trucage, celui-ci ne se prête pas au jeu ordinairement de mise dans une fiction réaliste. S’agissant pour lui de briser le cadre fictionnel de la feintise ou du faire-semblant[13]afin que la fiction s’expose comme fiction, il n’exprime en effet aucun signe de douleur. Mais une précision vient perturber la démonstration de Chad, puisqu’on l’informe par ailleurs qu’une femme de ménage tuée par le pneu est vraiment décédée, le contrat réaliste qu’il entend dénoncer, celui qui fait passer l’apparence pour la vérité, s’avérant maintenu dans le cas de cette victime.

La représentation se trouve dans un second temps relancée puisque l’on apprend à Chad qu’un spectateur a survécu et qu’il faut donc continuer à jouer. Chad est alors forcé de renouer avec le faire-semblant. Cependant, le fait qu’il garde sur lui l’apparence d’une blessure par balle contrarie sa réinsertion dans un régime fictionnel réaliste (il aurait fallu pour s’y réinsérer qu’il se change auparavant, ou il ne devrait plus lui rester d’autre choix que de faire le mort) [Fig. 11].

La démonstration du caractère artificiel et conventionnel de la fiction, du fait que l’association d’une apparence et de l’être ou que le passage de la vie à la mort y sont aussi arbitraires que la présence d’une peluche alligator sous le bras d’un policier, aura donc finalement bien lieu dans la séquence, mais elle interviendra à l’intérieur même de la représentation fictionnelle, par la conservation d’un élément tiré de sa suspension momentanée. C’est la survie même de Chad à l’intérieur de la représentation, alors qu’il garde la trace d’une blessure mortelle, qui expose cette artificialité et démontre au spectateur que le monde de la fiction est un monde où les lois du réel ne s’appliquent pas et où l’immortalité est possible.

Figures 10 et 11. La fiction exposée : infractions à la vraisemblance et au réalisme.

Si l’un de ses personnages s’avère conscient de participer à une fiction, Rubber offre un autre cas de récit dont le mouvement consiste à annuler toute sortie, la brève et partielle parenthèse à laquelle l’on assiste ne faisant en dernier ressort qu’affirmer le statut artificiel et arbitraire de l’ensemble tout en jouant avec les limites du cadre fictionnel[14]. Après l’interruption tout continue, mais rien ne continue comme d’habitude, le récit intégrant à l’intérieur de la représentation intradiégétique des dérogations que la fiction elle-même autorise, ou qui s’autorisent de la fiction.

Rubber offre encore un bref échange à dimension métafictionnelle qui peut être emblématique de la manière dont Dupieux s’amuse avec les limites du cadre fictionnel en développant un jeu entre respect et mise à distance des conventions. Alors qu’il se prête à une partie d’échecs, Chad déplace une pièce mais son adversaire lui signale qu’il ne peut pas faire un tel mouvement, avant d’ajouter qu’il peut mais que cela est contre les règles [61:44]. Phrase ambiguë, qui conduit Chad à demander si cela veut dire qu’il peut ou qu’il ne peut pas.

Il y a dans ce Chad joueur d’échec du Dupieux réalisateur de films, qui connaît les règles de la fiction classique mais, puisqu’il connaît aussi leur caractère conventionnel, sait qu’il peut les transgresser et prend la liberté de déplacer ses pions en dehors du cadre communément admis. Le caractère métafictionnel de ses films opère ainsi en un double sens : une conscience a priori du caractère fictionnel sert de base à l’incorporation d’invraisemblances et d’impossibilités logiques dans les récits, tandis que les invraisemblances et impossibilités intégrées aux récits amènent le spectateur à partager la conscience de ce caractère fictionnel.

Le cinémonde est plat

Dans la mise à l’index du statut ontologique de l’image, les personnages trouvent également leur vérité et leur détermination indépassable. C’est le statut d’êtres d’images qui leur permet d’échapper à la mort (que l’on pense, à côté de l’exemple de Chad, à celui de Buron dans Au poste !, qui, vivant avec un trou dans la poitrine par lequel sort la fumée de sa cigarette, n’a pas grand-chose à envier à un personnage de cartoon). La singularité de la position de Dupieux tient à cette manière de s’affranchir des contraintes du réel en affirmant avant tout le dispositif scénique ou cinématographique comme cadre de référence[15].

L’ensemble des niveaux qui peuvent composer la réalité filmique relève toujours d’un monde cinématographique qui n’est pas le monde extérieur dans lequel vit le spectateur et ne cherche pas à se faire passer pour lui. Assumant une coupure vis-à-vis du réel, cette formule du tout-cinéma indique le curieux mélange de radicalité et de superficialité ludique qui caractérise l’œuvre de Dupieux, celle-ci se distanciant par-là des métafictions qui placent en leur centre un discours sur l’art, sur un état psychologique ou social, en se référant par exemple à une situation contemporaine où le rapport des individus au monde serait de plus en plus médié par les images et les écrans.

Une étude comparée du travail de Quentin Dupieux et de Charlie Kaufman serait judicieuse sur un plan narratologique ; elle permettrait sans doute de prendre conscience de la distance qui sépare par ailleurs les mélanges de vie et de fiction déployés par l’un et par l’autre. Alors que chez Kaufman l’accent est mis sur la création et la crise existentielle ou identitaire des personnages, les métalepses et les diverses entorses à la vraisemblance n’ont chez Dupieux jamais besoin de se justifier ou d’être interprétées relativement à un état subjectif ou à un processus psychique du personnage : elles interviennent comme un effet cinématographique d’un cinéaste dont la position extrafictionnelle de maître du jeu est assumée et préservée. Si Réalité ou Nonfilm mettent en scène des personnages de réalisateurs ou des tournages et produisent une indistinction entre réalité et fiction, il faut à nouveau insister sur le fait que celle-ci n’opère qu’à l’intérieur de la réalité filmique. Que l’équipe de tournage se confonde avec les personnages du film-dans-le-film dans Nonfilm ne signifie pas que l’on assiste au tournage de Nonfilmpar l’équipe de Dupieux, qui elle se maintient bien à un niveau extrafictionnel ou extrafilmique. Cette observation permet peut-être de séparer la position de Dupieux de toutes celles qui visent à établir une indistinction entre la réalité filmique et la réalité extrafilmique en intégrant dans le récit la présence du metteur en scène ou leur tournage réel.

Tourné en 1968 par William Greaves, Symbiotaxiplasm: Take One, en fournit un exempleCelui-ci peut également être perçu comme un « nonfilm » au sens où toute distinction entre le processus de fabrication et le résultat visé y disparaît et où tout ce qui est ordinairement maintenu hors-cadre se trouve intégré au film. Prenant comme prétexte le tournage d’une scène réunissant deux acteurs dans Central Park, Greaves a en effet chargé un cameraman supplémentaire de filmer l’équipe en train de filmer et tout ce qui l’entoure, qu’il s’agisse de répétitions, de discussions informelles, de passants, etc. Le film documente ainsi son propre tournage, mais il problématise aussi son processus de création. Cela passe à la fois par la présence des discussions entourant le tournage des scènes avec les acteurs, où le jeu et l’écriture se mettent en place, et par l’intégration de séquences où l’équipe se filme elle-même en train de réfléchir au film dans le dos du réalisateur. Jugeant Greaves trop désorienté et peu fiable, l’équipe s’est en effet mutinée au cours du tournage, décidant de partager ses propres réflexions, remettant par-là directement en cause la figure de l’auteur.

Que ce soit à travers cette distance prise par une équipe envers le réalisateur, par la substitution du tournage au scénario comme matière du film, et par la transformation de chaque moment en scène qui s’ensuit, les similarités avec Nonfilmne manquent pas. Or, le fait que le film de Greaves se construise à partir d’un un tournage réel, produisant ainsi une confusion de la réalité filmique et de la réalité extrafilmique, détermine le sens de l’interrogation, qui tournera sur la frontière entre la réalité et la fiction à l’intérieur du monde réel (viapar exemple la théâtralité de la vie quotidienne) ou bien sur la propension d’une caméra à transformer la réalité elle-même en performance fictionnelle. L’on se situe ici sur un terrain plus proche de l’expérience que met en œuvre Orson Welles au début de F For Fake (1973) en filmant dans la rue la marche d’une jeune femme sous le regard des hommes, ou de celle de Mohsen Makhmalbaf qui fait des castings la matière de son film dans Salaam Cinema (1995)que de l’affirmation d’une ontologie fictionnelle du cinéma lui-même.

Par delà la séparation entre documentaire et fiction, peut-être faut-il donc ici distinguer deux types de nonfilms : ceux qui se tournent vers le monde extérieur pour affirmer la présence active en son sein de la fiction ou du cinéma, et ceux qui se coupent de cet extérieur pour projeter un monde où tout est cinéma. Le métacinéma de Dupieux tend ainsi à se situer pour sa part par-delà tout mode métaphorique qui fait apparaître la vie comme fiction, représentation ou cinéma, pour atteindre un mode littéral dans lequel le cinéma apparaît comme du cinéma, rien que du cinéma. 

Tout en soulignant une parenté entre les inventions de Dupieux et le nonsense d’un Lewis Carroll[16], Hervé Aubron note pertinemment la quête de platitude et de premier degré qui caractérise le cinéma de Dupieux (15). Bien sûr,  il est toujours possible de réintroduire de la profondeur et de la métaphore derrière la surface et la littéralité de Dupieux en reliant ses films à un discours postmoderne sur la facticité de la réalité dans son ensemble en considérant que les films donnent « au fond » une image symbolique du monde extérieur.  Cependant, il vaut la peine de se demander si un tel niveau de signification découle des films où s’il correspond à une addition. À trop pousser vers ce niveau, ne risque-t-on pas de quitter l’infinie étendue que les films créent et occupent, de chuter hors de la platitude du cinémonde ? S’il existe chez Dupieux un lien entre le nonfilm et le nonsense, il revient aussi au spectateur-interprète, à la suite du personnage de Pat, de se demander si, en allant vers le sens, il n’est pas sorti de l’image. 

Romain Lefebvre

Bibliographie

Aubron, Hervé. « En quête du degré zéro ». Cahiers du cinema,vol. 770, novembre 2020, pp. 14-16.

Angé, Antoine. Nonsense et cinema. Lobster, 2018.

Aylestock, Josué. La figure du spectateur idéal dans Rubber. Les Configurations réflexives au cinéma et leur énonciataire. 2018. Unversité de Laval, Masters.

Boillat, Alain. Cinéma, machines à mondes. Georg Editeur, 2014.

Hutcheon, Linda. Narcissistic Narrative: The Metafictional Paradox. Wilfried Laurier University Press, 1980.

Lefebvre, Romain. Hong Sang-soo, un cinéma de la croyance : continuités, discontinuités, conflits d’images et mutation des personnages. 2017. Université Paris 8, Doctorat.

Limoges, Jean-Marc. « La métalepse au cinéma. Aux frontières de la transgression ». Cinergie – Il Cinema E Le Altre Arti, vol. 1, n. 1, 2012, pp 126-144. https://cinergie.unibo.it/article/view/7484 Consulté le 02/07/2021.

MetzChristian. « Le dire et le dit ». Communications,vol. 11, 1968, pp. 22-33.

—.Le Signifiant imaginaire. 1977. Christian Bourgois, 1993.

Miklos, Kiss et Steven Willemsen. « Resistance to Narrative in Narrative Fiction: Excessive Complexity in Quentin Dupieux’s Réalité (2014) ». Global Media Journal, vol. 11, n. 1, 2017. pp. 1-18.

Samocki, Jean-Marie. « La boucle et la ligne droite ». Cahiers du cinema, vol.770, novembre 2020, p. 18.

Schaeffer, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ? Seuil, 1999.

Veit, Andreas. « A Tire Driving Crazy: Perturbatory Narration in Quentin Dupieux’s Rubber ». In Perturbatory Narration in Film, dirigé par Sabine Schlickers et Vera Toro, De Gruyter, 2018. pp. 37-56.

Waugh, Patricia. Metafiction: The Theory and Practice of Self-Conscious Fiction. Routledge, 1985.


[1] Hervé Aubron et Jean-Marie Samocki (2020) proposent d’autres divisions, pouvant se rapprocher de la nôtre : entre la pantomime burlesque et les transgressions narratives, entre la ligne droite et la boucle. 

[2] On peut aussi ajouter à la liste des travaux s’inscrivant dans une perspective narratologique le mémoire de Josué Aylestock, « La figure du spectateur idéal dans Rubber. Les Configurations réflexives au cinéma et leur énonciataire » (2018).

[3] La confusion que la fin du film met en œuvre de manière ramassée et que nous allons décrire est amorcée par touches dans le récit, par exemple lorsque Dupieux faisait se croiser Reality et son proviseur dans un rêve de ce dernier (le proviseur de Reality étant un personnage peu « utile » à la narration mais qui semble co-appartenir à différents niveaux, puisqu’il est aussi le patient de la femme psychanalyste de Jason Tantra). Mentionnons que l’on a également pu à un moment donné apercevoir l’émission de television, sur laquelle travaille Jason dans le niveau diégétique sur une télévision que regarde Reality dans le niveau intradiégétique.

[4] Notons que Dupieux semble ici s’amuser à condenser et dépasser les modèles où une communication entre mondes se fait soit à travers un écran, soit à travers le rêve, soit à travers le téléphone. Citons respectivement, parmi les exemples les plus célèbres, Videodrome (Cronenberg, 1983), Les Griffes de la Nuit (Craven, 1984), La Rose pourpre du Caire (Allen, 1985) et Matrix (Wachowski, 1999).

[5] Selon la distinction établie par Alain Boillat entre montage parallèle qui « associe deux ou plusieurs mondes étanches », et le montage alterné qui « corrèle des mondes perméables (215).

[6] C’est notamment cette manière de jouer des métalepses pour faire apparaître chaque scène comme à la fois encadrante et encadrée (« the framing and the framed ») qui conduit Kiss Miklos et Steven Willemsen à faire de Réalitéun exemple d’« impossible puzzle-film », comme nous le disions en introduction.

[7] Précisons pour creuser le rapport de Nonfilm et Réalité que la séquence de la salle de projection de Réalité est en fait amorcée par une première métalepse. Avant de voir apparaître l’image du film-dans-le-film sur l’écran de la salle, l’on assiste à un moment du tournage du film de Zog : alors qu’il essaie de filmer le sommeil de Reality, Zog s’est endormi et la petite fille en profite pour se lever et aller mettre la VHS dans le magnétoscope ; alors seulement son image apparaît sur l’écran de la salle, cela suite à une coupe du montage. Ce déroulement crée une confusion entre ce qui relève du niveau diégétique (du « réel ») et de la fiction : le moment où Reality regarde la cassette est donné comme la continuité d’un moment réel (tournage) tout en apparaissant comme une fiction (film projeté), tandis que Zog est à la fois sur l’écran (partie de la fiction) et dans la salle, avec un double statut de réalisateur et de personnage du film. Ce n’est donc pas seulement au début de la séquence que le niveau « réel » voit son statut remis en question, mais dès le départ, et le tournage, comme dans Nonfilm, semble reversé à l’intérieur de la fiction qui devrait lui succéder comme résultat

[8] Qui n’est autre à ce stade que l’acteur aux lunettes fumées, celui-ci occupant cette fonction suite à la mort accidentelle du réalisateur et d’une partie de l’équipe initiale. Cette disparition et le basculement des fonctions qu’elle entraîne participent, avec la perte de tout scénario, à établir la dissolution des frontières entre tournage et film : tout le monde peut à la fois faire le film et en faire partie.

[9] Sur la notion de relation d’attribution et sa mise à mal, on pourra notamment se référer à Alain Boillat (113, 219). La manière dont Dupieux induit ici une indétermination doit sans doute beaucoup à l’exemple de Luis Buñuel qui jouait lui aussi de l’entremêlement des consciences dans Le Charme discret de la bourgeoisie (1972). Dans le panorama contemporain, un rapprochement serait d’ailleurs envisageable entre Dupieux et un autre grand inventeur de structure narrative et admirateur de Buñuel, à savoir le cinéaste sud-coréen Hong Sang-soo dont les films tendent également à établir un régime d’indistinction entre réalité, rêve, mémoire et fiction, affirmant le statut imaginaire de chaque scène. Je renvoie ici plus particulièrement à l’analyse d’In another country (2012) dans la sous-partie « L’équivalence des niveaux de réalité : ni entrée, ni sortie » de ma thèse de doctorat.

[10] Rubber recourt encore à une autre stratégie, en mettant en scène des spectateurs intradiégétiques devant un film qui ne se projette pas dans le cadre limité d’un écran mais qui se déroule hors de tout cadre, dans l’étendue désertique qui les entoure. Les limites de la fiction s’étendent alors de fait virtuellement à celles d’un monde devenu l’équivalent d’un studio (ce que pourrait venir emblématiser l’un des plans finaux du film qui montre un tapis rouge disposé au beau milieu du désert). 

[11] Sur les rapports de la convention, du vraisemblable et de la fiction, on pourra se rapporter à l’article « Le dire et le dit » de Metz.

[12] La filmographie de Dupieux comporte au moins un autre nonacteur, le personnage de Fugain qui dans Au Poste ! (2018) participe à une représentation théâtrale sans le savoir (position proche de celle dans laquelle se trouve au début de Nonfilm l’acteur qui interprètera Pat, intégré au tournage en toute inconscience). À travers une métaphore métafictionnelle théâtrale directement empruntée à Buñuel, Au poste !manifeste aussi l’impossibilité de sortir de la fiction, la représentation étant étendue par-delà le périmètre des planches. Dans ce film, un échange est également dévolu au rapport problématique de la vie et du jeu, le personnage-acteur interprété par Benoît Poelvoorde expliquant aux autres qu’il lui faut vraiment manger lors d’une scène pour bien jouer, tandis que les autres soutiennent qu’il vaut mieux mimer pour respecter le rythme et la diction. Faire réellement quelque chose ou faire semblant se trouvent ainsi tour à tour considérés comme moyens d’un « bon jeu » susceptible de donner l’illusion de la vie réelle.

[13] Sur la notion de feintise ludique et son rôle par rapport à la fiction, voir Pourquoi la fiction ? de Jean-Marie Schaeffer.

[14] Au lieu d’un dénouement Rubber offre plutôt à une relance de la fiction à travers un improbable twist : une fois le pneu tueur abattu, ce sont des tricycles qui se dressent pour prendre le relais, se dirigeant vers le panneau « Hollywood » de Los Angeles comme pour signaler leur allégeance au monde du cinéma. Pour ce qui concerne plus précisément la structure de Rubber et la façon dont s’y opère également une confusion entre réalité diégétique et fiction, on pourra se rapporter à l’article d’Andreas Veit.

[15] Notre texte visant la question de l’ontologie cinématographique, nous avons laissé de côté d’autres exemples de réflexivité participant à affirmer le cinéma comme cadre de référence chez Dupieux : les renvois implicites ou explicites à d’autres films, ou aux films de Dupieux lui-même (on regarde Rubber dans Wrong, on peut lire « Rubber 2 » inscrit sur le fronton d’un cinéma dans Réalité).

[16] Dupieux constitue également l’une des principales références mobilisées dans le livre d’Antoine Angé, Nonsense et cinéma (183).