En 1913 fut fondée la première coopérative de cinéma à ce jour identifiée, Le Cinéma du Peuple (anarchistes, syndicalistes, socialistes). L’un de ces co-fondateurs, Miguel Almareyda (1885-1917), de son vrai nom Eugène Bonaventure Vigo, père de Jean Vigo, publie aussi un journal quotidien intitulé Le Bonnet rouge. Quotidien républicain du soir, qui lui survivra jusqu’en 1922. Dans le n° 4, un court texte (retrouvé par l’historienne Isabelle Marinone), constitue l’une des premières plate-forme du cinéma engagé.
« Un compte rendu hebdomadaire des spectacles cinématographiques dans Le Bonnet rouge ? Et pourquoi pas ? Longtemps, nous avons compté parmi les adversaires résolus de ce genre de divertissement la concurrence déloyale qu’il faisait au théâtre, la pauvreté de ses sujets, l’éducation fâcheuse des foules à laquelle il collaborait, tout cela nous dressait contre le cinéma. Et, de parti pris, nous nous refusions à rentrer dans ces baraques, écœurés par les exhibitions ou les fadaises que nous savions devoir y trouver. Depuis, nous avons réfléchi. Comme toute œuvre nouvelle, le cinéma, d’abord néfaste, peut s’améliorer. (…) Le malheur, c’est que la plupart des entreprises cinématographiques sont entre les mains des capitalistes qui le font servir à leurs fins et le transforment en instrument de défense et d’abrutissement. Mais pourquoi ne pas en attendre mieux ? Déjà d’excellentes tentatives de Cinémas du Peuple ont abouti ou sont en passe d’aboutir. Songez à ce que de pareils cinémas peuvent faire entrer dans les consciences et quelles transformations elles peuvent apporter dans les mentalités. Arme à double tranchant, le cinéma – comme la langue d’Esope – peut-être bon ou mauvais. C’est à nous de la prendre et de l’utiliser au service du progrès, de la justice et de la beauté. »
Rares, mais plus nombreux que l’histoire officielle du cinéma veut bien nous l’enseigner, furent les cinéastes assez intrépides pour prendre en charge et matérialiser de tels principes. Parmi ceux-ci, figure au premier rang René Vautier – dont l’œuvre, le trajet, la vie, font honneur aux plus nobles idéaux tels qu’a pu commencer à les formuler Miguel Almareyda, et inscrivent l’existence du cinéma dans l’histoire de l’émancipation et de l’esprit critique – dans l’histoire des Lumières.
Fronts
FFI, décoré de la Croix de Guerre à 16 ans, René Vautier décide une fois pour toutes de se battre non avec des armes mais avec une caméra. En 1946, il se présente à l’IDHEC (l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques) où il est reçu premier à l’écrit, deuxième à l’oral. Durant ses études, il participe clandestinement à la réalisation de La Grande lutte des mineurs, œuvre collective signée par Louis Daquin (1948). En 1950, en dépit de la censure française qui lui confisque une grande partie de ses bobines, il réussit à terminer Afrique 50, premier film anti-colonialiste français, chef d’œuvre du cinéma engagé, qui lui vaut treize inculpations et une condamnation à un an de prison. Dès lors, au prix de blessures physiques (il raconte avec humour qu’il doit être le seul réalisateur à avoir un morceau de caméra dans le crâne, en raison d’un tir essuyé sur la ligne Morice entre Algérie et Tunisie), au prix de nombreuses années de prison et d’une mémorable grève de la faim, la lutte de René Vautier contre toutes les formes d’oppression, politiques, économiques et culturelles (censure) ne cessera plus. Combat sur des fronts multiples :
– contre le capitalisme (Un homme est mort, 1951, Anneaux d’or, 1955, Transmission d’expérience ouvrière, 1973, Quand tu disais, Valéry, 1976) ;
– contre le colonialisme et plus particulièrement la guerre d’Algérie (Une nation, l’Algérie, 1954, Algérie en flammes, 1958, J’ai huit ans, 1961, co-r. Yann et Olga Le Masson, Avoir 20 ans dans les Aurès, Techniquement si simple et la Caravelle, tous trois en 1971, ainsi que l’enregistrement de nombreux témoignages sur la torture) ;
– contre le racisme en France (les Trois cousins, les Ajoncs, 1970, le Remords, 1974), et contre l’apartheid en Afrique (le Glas, 1970, Frontline, 1976) ;
– contre la pollution (Marée noire, colère rouge, 1978, Hirochirac, 1995) ;
– contre l’extrême-droite française (À propos de l’autre détail, 1984-88) ;
– combat en faveur des femmes (Quand les femmes ont pris la colère, co-r. Soazig Chappedelaine, 1977) ;
– combat pour la Bretagne, à laquelle il a consacré d’admirables documentaires (Mourir pour des images, 1971, le Poisson commande, 1976, Le petit phoque de la houle, 2004).
Evidemment indissociables (Afrique 50 détaille les rapports entre capitalisme et racisme), les fronts s’articulent explicitement dans certains films, tel la Folle de Toujane (co-r. Nicole Le Garrec, 1974), le film préféré de son auteur, qui conjoint, sur un mode interrogatif et profondément désespéré, la résistance algérienne et l’autonomie bretonne.
Simultanément, René Vautier crée des initiatives logistiques, les moyens nécessaires à la production et à la diffusion de films en lutte contre les circuits étatiques et commerciaux. Directeur du Centre Audiovisuel d’Alger entre 1961 et 1965, il a formé la première génération des cinéastes algériens, et dirigé la réalisation collective de Peuple en marche, sur la guerre et la première année de l’Indépendance. Parallèlement, il crée les Ciné-Pops, association populaire de “ culture citoyenne par le film ”. En 1972, il fonde l’Unité de Production Cinéma Bretagne, dont le slogan proclame “ Du colonialisme au socialisme ”. En 1984, il fonde “ Images sans chaînes ”, pour diffuser les films censurés par les chaînes de télévision françaises. Au cours des années 2000, il participe notamment à l’expérience Zaléa TV, tentative de créer une télévision libre sur réseau hertzien. Une nouvelle génération s’inspire de tels exemples : en 2006, la fille de René, Moïra Vautier-Chappedelaine, crée l’association Mas O Menos qui se consacre à la récupération, la restauration et la mise en circulation d’un patrimoine filmique dispersé par les urgences de l’histoire ; en 2012, la coopérative DRH (Direction Humaine des Ressources), fondée notamment par Vincent Glenn en 2006, distribue la version restaurée de Avoir 20 ans dans les Aurès.
Styliste, logisticien, essayiste
Riche (et riche seulement) de ses six décennies de combats, lui-même inspiré à l’origine par l’exemple de Joris Ivens, René Vautier représente l’archétype du cinéaste engagé. Son savoir-faire technique et logistique, sa capacité d’analyse historique, son intrépide ténacité nourrissent d’une part une extrême rigueur plastique, capable de faire au présent immédiat l’hommage de sa grandeur épique, et de l’autre une constante inventivité formelle, grâce à laquelle il surmonte en toutes circonstances les difficultés pratiques liées à une œuvre “ d’intervention sociale ”.
En 2003, pour l’émission « Court-Circuit » qui lui consacrait un reportage, nous avons demandé à René Vautier de bien vouloir définir le cinéma d’intervention sociale et d’en établir les principes. Après réflexion, il a laissé sur répondeur le message suivant, lu avec un rire dans la voix : « Chez les possédants et les critiques qui leur cirent les bottes, le film d’intervention sociale a longtemps été considéré comme le produit bâtard d’une copulation illicite entre une caméra et un fauteur d’images procréant à contre-pouvoir ». Pour le reportage (intitulé René Vautier, le cinéma de haute lutte), il a défini 5 principes :
« 5 Principes de base pour un cinéma engagé
1. Tâche de rapporter de vraies images plutôt que de raconter des histoires fausses
2. ‘Il ne faut pas laisser les gouvernements écrire seuls l’histoire, il faut que les peuples y travaillent’ (Kateb Yacine)
3. Écrire l’histoire en images. Tout de suite
4. Créer un dialogue d’images en temps de guerre
5. Face à la désinformation officielle, pratiquer et diffuser la contre-information. »
Les choix et les gestes de René Vautier supposent une conception entièrement renouvelée du cinéma. En termes pratiques de production, tournage, conception, montage, distribution, en termes stylistiques de documentaire, essai ou fiction, chaque geste cinématographique est repensé à la lumière des idéaux de collectivité – y compris les questions d’histoire du cinéma et de conservation. René Vautier développe une conception critique de ce que devrait être une Cinémathèque : non pas un entrepôt de pellicule mais « un lieu où l’on garde en mémoire le cinéma non contrôlé et qui permet de garder ce qui, temporairement, a été interdit » (conversation du 18 août 2009).
Essayiste, pédagogue et critique, René Vautier a consacré frontalement plusieurs films à des problèmes d’images : Le Remords, tourné en 1974 mais dont le scénario est écrit en 1956, constitue un pamphlet burlesque et cinglant sur la lâcheté des cinéastes trouvant mille raisons de ne pas s’engager dans l’histoire immédiate et de fuir leurs responsabilités. Mourir pour des images, en 1971, retrace le parcours d’Alain Kaminker, opérateur mort en mer au cours d’un tournage dans l’Ile de Sein, et en tire la leçon d’humanité que sa dramatique histoire nous lègue. Et le mot frère et le mot camarade, en 1988, décrit le rôle des poètes et de leurs images (littéraires) pendant la Seconde Guerre Mondiale, ce qui permet d’apporter réponse à l’obsédante question de Hölderlin, « À quoi bon des poètes dans un temps de détresse ? ». Destruction des Archives, filmé par Yann Le Masson en 1985, montre René Vautier marchant dans les kilomètres de documents film et non-film découpés à la hache et mazoutés par un commando « non-identifié » et constitue l’un des emblèmes les plus éloquents de la puissance des images, sur lesquelles il faut s’acharner tant et plus, moderne chapitre argentique dans la longue histoire du vandalisme et de l’exécration.
À ses œuvres s’ajoutent les nombreuses déclarations de René Vautier et son livre Caméra citoyenne (Rennes, édition Apogée, 1998), qui décrit essentiellement des cas de censure et d’auto-censure à tous les stades de l’existence d’un film : conception, écriture, production, tournage, diffusion. Au travers de l’ensemble de interventions filmiques, orales et écrites, René Vautier a développé une pensée de l’image aussi cohérente que radicale. Qu’elle soit toujours formulée de façon limpide ne la rend pas moins profonde et actualise sa principale revendication : l’efficacité.
Auteur VS Propriétaire
Une telle haute idée du cinéma suppose un combat quotidien contre les pouvoirs et leurs agents, depuis les armées jusqu’aux journalistes de cinéma, ce qui est la moindre des choses – mais aussi contre ses propres alliés qui voudraient l’instrumentaliser, comme en témoigne le conflit avec son camarade Frantz Fanon. René Vautier expose un conflit crucial dans Caméra citoyenne, qui se fit jour alors qu’il projette à Tunis les images des films tournés au maquis devant les responsables de l’information du FLN, d’abord Abbane Ramdane, puis Frantz Fanon, présent en tant que dirigeant du journal Résistance algérienne.
« Dès la dernière image, Frantz Fanon me félicite d’une manière un peu bizarre : “Bon travail, votre parti va être content !” Et il ne me cache pas qu’il est persuadé que je suis envoyé par le Parti Communiste pour ramener des images qui lui permettront de justifier sa position par rapport à la guerre d’Algérie. Il me l’expose, ce point de vue, de façon si abrupte et si convaincue que je me dis : “À quoi bon discuter ?” Je me lève, range les bobines.. il me demande de me rasseoir. Puis : “Accepteriez-vous d’être un salarié du FLN, et pouvez-vous vous engager à nous remettre toutes les images que vous pourriez faire en Algérie, images qui resteraient la propriété entière et exclusive du FLN ?” Je m’efforce de lui expliquer calmement que je n’ai nullement l’intention d’être un mercenaire de la Révolution algérienne, et que j’entends participer pleinement à l’élaboration, jusqu’à la finition, du film dont j’aurai pris les images. » On lira la suite de cet épisode dans Caméra citoyenne, il faut en retenir la leçon que, même engagé de toutes ses forces au service d’une cause, René Vautier n’inféode à rien ses images, non pas sur un mode propriétaire (elles sont au contraire offertes à qui en a besoin, on les retrouve dans de nombreux films militants et cela conduit quelquefois aussi à perdre de précieuses copies), mais au titre d’une liberté inaliénable. Il se dégage de la conception du cinéma développée par René Vautier une autonomie des images, dont l’existence, le sens et la liberté qu’elles instaurent en propre doit être protégée avec la plus vigilante intransigeance : un territoire symbolique et inaliénable installé dans le temps, à partir duquel l’histoire pourra être établie. Cette autonomie (au sens littéral d’une loi singulière) n’appartient à personne, ni aux cinéastes, ni au cinéma et pas même aux peuples dont les images documentent l’oppression et les combats, tous en ont la jouissance et aucun la possession. Elle ne constitue en rien une contre-histoire, elle établit la possibilité d’une histoire exacte. Une telle autonomisation amène par exemple René Vautier, en un geste inouï, à conduire une grève de la faim (en 1973) pour libérer les images d’autrui, en l’occurrence le film Octobre à Paris de Jacques Panijel (1962). Elle explique aussi la réflexion permanente de René sur le front de la conservation et de la transmission.
Faut-il le préciser : l’autonomie ne s’apparente en rien à une fétichisation ni du plan, ni de l’image, ni du matériau (argentique, vidéographique, numérique), si fréquente chez les cinéastes. Il s’agit d’un fonctionnement symbolique princeps, la responsabilité des images face à l’histoire, qui subordonne et reconfigure les autres instances : auteur, signataire, spectateur, contexte, intertexte. Le trajet de René Vautier déploie une conception précise et ample des fonctions et usages des images : documenter, dire la vérité, rendre justice, attester, apporter preuve dans un procès, dialoguer avec d’autres images, informations, consignes et signaux, contredire, contre-attaquer, convaincre… il a explicitement investi les images de tous les devoirs : mais pour qu’elles puissent accomplir ceux-ci, il a fallu concevoir aussi, implicitement, un droit des images, qui les rendent irréductibles à l’ensemble des usages et des instrumentalisations auxquelles on peut les livrer.
Ingenium et passion
Chaque film de René Vautier constitue un pamphlet, un bouclier pour les opprimés et les victimes de l’histoire, une petite machine de guerre en faveur de la justice. Et comme les armes dans un maquis, ils servent, ils sont donnés, échangés, prêtés, jetés, détruits, perdus, ou cachés et parfois oubliés longtemps dans leur cachette. À cet égard, chaque film de René Vautier constitue un cas d’espèce, un épisode dans l’histoire probablement la plus romanesque de l’histoire du cinéma. Aussi pleins de cicatrices qu’ils soient, les films relèvent d’une vraie beauté, non seulement au sens plastique et stylistique, mais au sens d’un cinéma élevé à la plénitude de sa nécessité et de ses puissances.
Le ressort pratique du geste cinématographique de René Vautier est l’ingéniosité, l’Ingenium, notion développé par un Jésuite baroque espagnol du XVIe siècle mais qu’il faudrait faire remopnter aux Cyniques grecs, Anaximandre, Diogène, Antisthène, à cette tradition de penseurs et d’artistes qui trouvent toujours le moyen le plus élégant de défier le pouvoir – d’un pouvoir dont parfois on ne se souvient que parce qu’il fut défié par de brillants penseurs. Se transformer en dépouille, s’évader de prison et y retourner volontairement, trouver un hélicoptère en une journée pour tourner un plan interdit, les hauts faits de René Vautier, être malicieux et infatigable, abondent et rempliraient plusieurs autres vies. À observer les comportements constamment voués et dévoués de René à la cause des images, y compris des images perdues comme celle d’Un homme est mort, il est difficile de ne pas penser à une passion. Pour les images, on supporte la torture, la prison, la faim, on fait le coup de poing, on frôle sans cesse la mort, on assiste à celle d’autrui. Il y a là une foi stupéfiante, propre à un homme du XXe siècle, une passion laïque, révolutionnaire et collectiviste, qui nous offre une idée de ce qu’avaient pu représenter les mots pour Denis Diderot. Pour René Vautier, les images argumentent une vérité critique dans un débat visuel sans fin dont l’horizon serait un état plus juste du monde.
Nicole Brenez
(Paris-Poligny, 2000-2012)