La Furia Umana
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Lire et voir : La Danse rouge (1928)

Lire et voir : La Danse rouge (1928)

De proportion épique, La Danse rouge (1928), l’ultime d’une cinquantaine de films muets qu’a tournés Raoul Walsh depuis 1912 jusqu’à l’avènement du talkie, se situe à l’ombre des chefs-d’œuvre bien connus, tels Regeneration (1915), The Thief of Bagdad (1925), ou Sadie Thompson (1928). Aux yeux des historiens du septième art, La Danse aurait été un véhicule de Dolores Del Rio, actrice vivace, spirituelle, et espiègle dans le rôle de « Charmaine » dans What Price, Glory ? (1926), ou celui de son avatar bien nommé—et non moins charmant—dans The Loves of Carmen (1927). Quoiqu’en se focalisant sur la vedette de souche mexicaine, The Red Dance / La Danse rouge comporte, d’une part, une esthétique politique de conséquence, qui rappelle parfois celle de Fritz Lang du même moment, des films issus à la suite de la première guerre mondiale.  Et de l’autre, il s’y figure quelques traces d’une signature d’un auteur et de son autre.1  C’est à voir : d’emblée, d’une facture moins problématique que The Wanderer (1926), ou The Monkey Talks (1928), comme nous le rappelle l’histoire du tournage et des fortunes ultérieures de son Honor System (1917), La Danse rouge récuse le système carcéral tel que Lang venait de le présenter dans Metropolis (1927). En plus, ainsi qu’il se verra dans M en 1931, The Red Dance met en doute—que ce soit de gauche ou de droite n’importe—des stratégies de contrôle et de subterfuge au cœur de deux régimes. L’un, monarchique, déchu, insidieux, s’évertue à se rétablir ; l’autre, révolutionnaire, ivre de sa prise de pouvoir, en rapine, brandit le drapeau de ce qui serait l’Union soviétique sous l’emprise de Staline. 

Visant un public international, multilingue, soit lettré soit (ou surtout) analphabète, La Danse rouge paraît au moment où les après-coups de la Première Guerre se font sentir, tel le chômage à la veille de la Dépression, la marginalisation des vétérans et des invalides des années 1914-1918 et, sans doute, un surgissement d’une loi de la rue.2 Pareillement, le film est témoin d’une époque du muet, peu avant on ne saurait plus glorieuse, qui tire à sa fin. Ainsi que le souligne Carlos Losilla, aux environs de 1928 « le cinéma muet se trouve saturé de ses possibilités d’expression, en une boulimie en vue de l’usage de tous les éléments à la fois de la narration et de la représentation qui, en fin de compte, le conduit à un état de congestion et satiation ».3 Les formules et pratiques du muet d’antan se meurent…et sont mortes. Loin de Regeneration (1915) du même réalisateur, tranche de vie et mélodrame qui se déroule dans les bas-fonds de Manhattan au tournant du vingtième siècle, ou de Pago Pago, île hétérotopique de Sadie Thompson (1928), La Danse porte les traits d’une « mythe-histoire », d’une réflexion sur l’état de la Russie, peu après la fin de la guerre, déchirée depuis la chute du régime Tsariste et les déboires de la Révolution. Puisque l’une vaut l’autre et vice-versa, comme le dit la critique lors de la réception du film, le salut du monde, si salut il y en a, serait là ou un couple nucléaire serait en matrimoine heureuse. En esquive à la fois de la vision utopique de Vertov, qui préconisait un avenir égalitaire d’une population autrefois sous le carcan d’une oligarchie, et de l’âge de fer qu’annonçait Staline lors de sa prise de pouvoir en 1926, La Danse rouge se politise en s’écartant de deux visions, chacune aux antipodes de l’autre, enfin de compte, qui se miroitent.  Les affreux desseins d’une aristocratie qui tient à retrouver son siège et pouvoir ont comme contrepartie ceux d’une foule meurtrière de révolutionnaires forcenés, acharnés à tout détruire. 

Quand elle se déplace dans d’autres contextes, le nôtre y compris, la mise en scène est d’une inquiétante « écriture de l’histoire », on ose le dire, d’actualité troublante. Par prémonition, La Danse rouge a l’air de basculer dans le sens de l’idéologie de la partie républicaine, avatar de celle qui gérait la House on Unamerican Activities (1938-1991), organisation qui tenait à refouler toute expression qu’elle qualifiait immorale, provenant de la gauche américaine, et qui vilipendait acteurs et auteurs « décadents » (juifs, homosexuels, libertins, anti-fascistes…) à Hollywood.  Ou bien dans le sens contraire, ainsi signalant comment et combien, au-delà des conflits politiques du moment, à la veille de la Grande Dépression, La Danse propose que « l’amour » serait le salut du monde. Or l’ambivalence ou, pour nous autres en 2023, l’étrangeté de sa forme : encore comme le remarque Losilla, à propos du montage qui serait le moteur de son ambivalence, La Danse est « rempli de fondus encadrés, de plans qui se convertissent en autres qui confondent les uns dans les autres, ou qui n’arrivent pas à provoquer une annulation momentanée de la condition figurative de l’image, dissolvant silhouettes et objets au point où ils se voient comme une masse de formes que le spectateur dirait quasiment méconnaissables. Et, de temps à autre cette redondance symbolique se transforme en litotes floues » (53-54), c’est-à-dire, jusqu’aux dernier plans, sans résolution aucune.  Le fondu serait donc au cœur de son esthétique politique.  En plus—et c’est ce que visent les paragraphes qui suivent—les enjeux de ses « portraitures », surtout en regard de l’écriture qui se figure aux intertitres et s’entend dans les gestes de parole, mettent à l’œuvre une sorte de « ciné-écriture » quasiment fidèle à ce que Griffith proposait comme composante de base du septième art et, un demi-siècle plus tard, qu’Agnès Varda allait resusciter dans son œuvre qu’elle qualifiait sous le même titre.4

Le générique et les premiers plans

D’une longue durée (1 :10), le générique se constitue d’un panneau de fondus. La première carte met le titre en haut de casse au-dessus de Dolores Del Rio, « in » The Red Dance, ainsi signalée comme moteur et mobile du film que présente (en haut) William J. Fox. En bas, Charles Farrell figure au-dessus d’une ligne de la même pointure, « Raoul Walsh Production ».  Mis en fondu, le titre fait place à « Directed by Raoul Walsh » (0-0.12), de manière que l’emblème de la noblesse russe, un aigle à deux têtes qui regarde à gauche et à droite, va se voir tout au long du générique. Sa forme à l’air de doubler la carte des attributions, qui comprend les auteurs de l’histoire (H. L. Gates et Elizabeth Brown), l’adaptation (Pierre Collings et Philip Klein) et, surtout, au centre, le nom de l’assistant director, Archie Buchanan, en fondu, au-dessus du conseiller technique « N. V. Timchenko » (indiquant une présence russe), qui ressort de « Raoul Walsh » (0 :12-38) avant de dissoudre dans la carte faisant état de l’auteur des titres (par « Malcolm Stuart Boylan », et du garant du code, « Passed by the National Board of Review / Copyright Fox Film Corporation / MCMXXVIII » (0:38-46). En fondu enchaîné, la carte qui suit marque le temps et le lieu de la narration : « The Place / Russia » se figure plaquée sur la tête gauche de l’oiseau, tandis que « The Time / Before and During / The Revolution » sur l’autre tête, qui regarde à droite. Au-dessus, « The Players », en gros caractères, qui mettent Dolores Del Rio à gauche et Charles Farrell à droite (du point de vue de la politique, comme ils le sont dans la narration) et, au-dessous, Ivan Linow, lui en tête du supporting cast comprenant Dorothy Revier / Boris Charsky (à gauche) et André de Segurla / Dimitri Alexis (à droite). (0 :48-1 :10) [fig. 1]. 

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À ce qu’il semble, la durée du générique (1 :10) et l’articulation des attributions sur l’image floue de l’aigle dédoublé n’y sont pour rien.  Dans la mesure où le film va prôner l’écriture comme agent de libération, le générique y est parti prenant. Visant un public mélangé, de cinéphiles et de spectateurs « ordinaires », à la fois alphabètes et analphabètes, le générique signale que la séquence est à lire et à voir, ce qui va de pair avec la « leçon d’écriture » du film.5 et c’est ce qu’entérine le premier « plan » du film, intertitre ou supplément qui se confond avec le générique. « Russia ! Torn by war at the front…threatened by revolution from within »  [« déchirée par la guerre sur le front, menacée par la révolution à l’arrière »] (1 :10-21), infère qu’il s’agit des années 1916-17, dates que le public aurait affiliées aux conséquences néfastes et meurtrières de l’intervention américaine dans la Grande Guerre, sujet sous-jacent du film contigu de Walsh, The Monkey Talks (1927). L’intertitre cède en fondu au noir au premier plan d’ensemble, en blanc, d’un champ de bataille enneigé (1 :23-30) traversé par une rivière et une barrière qui coupe le plan en diagonal. Une masse de fantassins est en train de courir à gauche, le mouvement se confondant en plans moyens des soldats s’avançant à droite. Un traveling suit un commandant qui passe à toute allure derrière un fil de soldats s’apprêtant à attaquer l’ennemi, tandis que le montage donne l’impression que l’on va à gauche (1 :30-43). Un intertitre identifie le commandant.  C’est le « Grand Duke Eugene—aide-de-camp to his emperor…a successful commander…awaiting orders to advance » (1 :43-50) avant que le film ne reprenne un long traveling, ponctué par deux fondus (1 :50-2 :07), du duc sur le point d’ordonner qu’on avance. Au contraire, intervient l’impératif imprévu (en haut de casse) « RETREAT ! » (2 :10-17) : comme la tête dédoublée de l’aigle russe, on va en deux sens à la fois. Serait-ce la mise en place d’une double entrave ?  Affiché sur un gros plan d’un soldat qui sonne son bugle, l’ordre se voit et se lit au lieu où, à tue-tête, sa trompette s’adresse aussi bien au public qu’aux figurants dans la narration (fig. 2). Du reste, dès le début, sur un plan général ou d’une plus grande envergure, le film met en scène, et d’autant plis en raison d’une piste sonore qui comprend du bruit et des morceaux de musique, la condition du cinéma muet à l’orée de sa sonorisation.6 

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L’ouverture et la suite

Idem dans la représentation de la retraite. En fondu enchaîné, un plan d’ensemble du champ de bataille d’où des troupes s’avancent en retraite, fait place à un montage de sabots de chevaux qui marchent, se mélangeant aux pieds qui traînent des soldats, embottés ou emballés de chiffons, qui les accompagnent.  Dans tous les sens du mot, c’est une débandade.  Au retour du champ de bataille, des agitateurs s’acharnent à provoquer du désordre.  Ce n’est que dans la séquence qui suit (qui fait penser à Kubrick et à Paths of Glory) qu’on apprend qu’il s’agit d’un subterfuge.  Les forces supérieures ont été déjouées.  Elles sont priées de se rendre à Petrograd, là où, par voie de dissimulation, des commandants de l’armée ont mis en place un schème qui détruirait du dedans l’ordre militaire. À la suite de l’entretien du duc (le bel homme que tout spectateur de l’époque aurait connu au nom de Charles Farrell) et son général Tanaroff (Andres de Segurola), on voit en gros plan une main en train d’écrire une lettre (4 :14-46).  Reculant, la caméra enregistre le général, monocle à l’œil (dictant aux spectateurs qu’il faut voir le film à la fois en sa profondeur de champ et en sa matteté), qui passe sa missive à un personnage lugubre, vue de dos, portant un manteau noir. Lisant le texte, celui-ci remarque (selon l’intertitre), « Within an hour, Her majesty will have gained the Emperor’s signature to these new orders » [D’ici une heure, Sa majesté aura obtenu la signature de l’Empereur légiférant ces ordres]. Comme on aurait prévu, c’est Rasputin (Demetrius Alexis). Un plan de sédition de la part des nobles va faire effondrer la Révolution. Au dehors, dans un blizzard, à la recherche des restes et rogatons à manger, des chômeurs et chômeuses, semble-t-il, qui ne sont ni de gauche ni de droite, victimes tout court, fouillent dans des poubelles. Soulignant une force d’attraction visuelle qui ponctue la trame narrative, le plan met en jeu une esthétique d’antithèse, ce que Victor Hugo (auteur proche de Walsh) appelait la faculté souveraine de voir les deux côtés des choses.7  

Ainsi va le film, juxtaposant un monde de raffinement à son contraire de misère et d’abjection. Les Tsaristes, se régalant et se gorgeant de plats de rôtis, trinquent des verres de champagne avant (en une dégringolade de fondus) de s’enlacer et de s’embrasser dans une scène de partouse. Affecté à la tâche de livrer son message, le duc entre dans une salle de réception où il fait la connaissance de la ravissante princesse de Varvara (Dorothy Revier), qui lui prévient qu’une jacquerie est ou possible ou imminente. L’échange se prête à un gros plan à deux, du profil des vedettes en leur jeune beauté. Des prises de la prison d’Orenbourg (17 :20-19 :10), non moins agrippantes que celles du monde carcéral du cinéma synchrone de Lang, focalisent sur un vieil homme, père d’une fille, Tasia (Dolores Del Rio), brunette non moins ravissante que la blonde princesse. La fille se voit pour la première fois en état de rumination, voire, d’abjection (20 :00-03) (figure 3). Dans une séquence qui fait penser aux entretiens entre mère et fils à travers une grille dans L’Enfer est à lui, ou entre l’amant et l’amante à la fin de Pickpocket, la fille avoue qu’elle ne peut que rêver d’amour, ce qu’en fin, en esquive du conflit de classes au fond du scénario, conduit la trame narrative.  Où trouver l’amour ?  Dès l’entrée de Tasia, c’est la question qui s’impose—mais, dans la séquence qui suit, un commissaire dit à son confrère (sous forme d’intertitre, ce qui impose une lecture, signe du fait que le film, autant que Tasia, voudrait ouvrir son public aux livres et aux arts, et d’alphabétiser son publique circa 1928) qu’elle est fille de Gregori Ivanoff et qu’« elle apprend aux villageois à lire. Son savoir même est dangereux » (23 :52-24 :00).  C’est à voir si la remarque serait dirigée à la fois à l’interlocuteur en face du commissaire, ou—et peut-être en même temps—à un tiers, au spectateur, qu’en sourdine, par le jeu d’images et d’intertitres, signale que le film est en train d’apprendre au public à voir et à lire, en gros, à se faire à la fois lisible et visible. Ainsi, s’il y a un programme au fond de la Danse, à l’instar de la vision de Griffith, il s’agirait, et dans la narration du film et dans ses « leçons d’écriture », d’une double pédagogie. Moins une question où « ceci » [le cinéma] « tuera cela » [le livre], de loin, on dirait qu’il s’agit d’une réflexion, comme celle de Vertov, sur la vertu libératrice du cinéma en tant qu’agent de socialisation et de la constitution d’une communauté humaine. 

Or dans le chapitre qui suit, qui traite de sa vie quotidienne à la ferme Yakitch, Tasia, sous l’emprise d’une famille de rustres (24 :17-30 :00), se figure d’abord à côté d’une poule (fig. 3). Au sens propre et au sens figuré, c’est une volaille encloîtrée dans un poulailler.  

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Par contre, vu comme espèce bovine dès son entrée dans la mise en scène, Ivan (Ivan Linow) serait la bête que Tasia, la belle, aurait à domestiquer. Une suite de plans assez insolites, en ample profondeur du champ, mise en juxtaposition à de nombreux gros plans, en est une preuve.  À l’intérieur de la ferme, assis à table—lieu par excellence d’échange et de communuauté symbolique, faisant face à la caméra (qui serait un interlocuteur à table), en silence, Ivan a l’air de penser à ses déboires (28 :48, fig. 4).

Stéréotypique, la longue séquence (39 :15-44 :40 ; 45 :15-53 :20) dans laquelle le Duc et Tasia se rencontrent, se réchauffent, et s’aiment, comme ailleurs dans le film, est d’un ordre thermique.  En pleine nuit, se promenant dans la forêt, seule et solitaire, se perdant dans ses pensées, Tasia est tout d’un coup poursuivie par une meute de chiens dévoreurs. Se sauvant, elle grimpe un arbre où, sous la pluie, elle se perche sur une grosse branche (30 :00-38). En revanche, dans une cabane, auprès du feu, assis, en train, à ce qu’il semble, de méditer au sort et aux fortunes du monde, le Duc (Farrell) entend les abois du dehors. Se couvrant d’un manteau fourré, il sort et va à la rescousse de la dame (38 :40-39 :20). S’ensuit, devant une flambée à la cheminée, la chaleur de leur force d’attraction. Fumant une cigarette, encadré et auréolé par l’arc en plein cintre au fond de la pièce, il se met à l’écoute de sa parole. S’interrompant, bougeant afin de mettre une buche au feu, à la fois du point de vue de Tasia et des spectateurs, la caméra fait montre de son beau derrière (41 : 17).8 Toujours tenant une cigarette allumée à la main, le Duc lui fournit, des vêtements secs et chauds. Notant qu’il porte des chaussures et elle de frêles espadrilles (le film ciblant les pieds comme le fait Buñuel, sauf qu’il souligne la contradiction sociale et non du fétichisme), Tasia se peigne les cheveux devant un miroir qu’il lui a passé (rehaussant l’érotique de la scène et doublant le film en tant que tel).  En sa parole (aux intertitres) elle dénonce l’état d’inégalité dans lequel ils se trouvent. Avoue le Duc (en gros plan), prenant le peigne et lui caressant sa chevelure exquise, que là où ils sont, saufs et sains, réchauffés, les conflits et inégalités n’y vont pour rien (43 : 53-59). Elle rétorque, « How can I forget position ? Tomorrow, I must marry a man [Ivan] who buys me with a horse » (44 : 07-13). [Comment puis-je oublier la question du rang ?  Demain, je suis obligée de me marier avec un homme qui m’achète avec son cheval).  Et lui : We’re not so much different ! I, too, must marry someone I don’t love » (44 : 25-29) [On n’est pas si différent. Demain, moi aussi, je suis obligé d’épouser une personne que je n’aime pas].  Dehors, Ivan (qui se tient au sec en s’enfouillant dans une meule de foin), serait celui qui s’imagine ce qui se passe auprès du feu dedans. 

Intervient dans la narration un flashback du point de vue de Tasia, qui résume l’histoire du pays et de l’inégalité sociale. Regardant un espace-off, accablée par ses pensées, désolee, elle avoue au Duc, «The story [mais laquelle ? la sienne ? celle du film ?] is as old as Russia. The dirge of the peasant… » (45 : 43-47) [L’histoire est aussi vieille que celle de la Russie. Le chant funèbre du paysannat]. Et puis, en flashback, Tasia remonte à une scène originaire, événement qui la traumatise, dont sa narration en images, partagée par les spectateurs, serait ce qui la défoule. En fondu, l’intertitre, « …we lived in Orenburg… », fait place à un souvenir familial (45 :50-56). Dans un salon bien meublé, d’aspect bourgeois, au fond une grande fenêtre, perché sur un tabouret, le père de Tasia, agitant un bâton à la main, apprend l’art de danser à ses deux jeunes filles qui sautillent et pirouettent. Ainsi que note l’intertitre, « Ma father taught the arts…music and dancing… » (45-55-58). L’ellipse de l’intertitre de fort courte durée anticipe sur encore un autre qui suit : « …while my mother planted the hope of freedom in the hearts ofher pupils » (46 :03-08). Question de la bonté innée du père et de la mère : s’ensuit une mise en scène (ou topos) d’une salle de classe—chère à Griffith, Buñuel, Truffaut, Ford, Erice, et à bien d’autres—dans laquelle, joyeuses, une vingtaine de gamines entrent dans une fruste salle de classe, se précipitant aux rangées de bancs. Assise au bureau, l’institutrice, la mère de Tasia, confère avec une étudiante (46 :09-13). Tout d’un coup, sans transition aucune, en gros plan, plaqué à la fenêtre, un rustre regarde la scène : dans le flou du flashback, qui est-ce ? Voit-il le salon des plans qui précèdent, ou la salle de ceux qui s’ensuivent ?  Vis-à-vis du prochain plan d’un moine qui tire un cordon (46 :20-25), on se demande si le voyeur prévoit la séquence dévastatrice qui succède, ou bien, s’il en fait partie. Le plan du moine qui tire un cordon fait place au plan de deux cloches au beffroi d’une église qui sonnent le glas (qui rappelle la fin de L’Ange exterminateur). La sonnerie prévient-elle les résidents de la menace imminente ou, au contraire, est-ce un indice d’une plus longue histoire du tocsin ?  Voyeur en quelque sorte, le rustre à la fenêtre est en train de doubler le point de vue du spectateur avant que la mise en scène ne l’identifie. 

Cosaque, espion affilié aux escadrons de cavaliers meurtriers, c’est lui qui annonce l’arrivée d’une milice qui, dans un montage rapide, galopent dans la rue principale du village, faisant rapine et ravage. L’intertitre, d’une durée d’un quart de seconde est équivoque : « The Cossacks ! ». Est-ce la parole (grâce au muet) que sonorisent les cloches ou, celle du voyeur qui dirige la cavalerie vers la salle de classe ? L’éclat du passage effréné de troupes et de chevaux (en quatre plans, 46 :28-42) excède la narration, avant que, sans signe, les vilains rentrent dans la salle de classe où, tremblante de peur, l’institutrice souhaite leur bienvenue. Intervient un gros plan du bureau où un livre (la croix latine à la couverture indiquant que c’est une bible) se juxtapose à un globe terrestre (qu’il est impossible de lire) à droite, et à gauche un livre portant l’image d’une fleur épanouie (47 :10-11), tout aussitôt obscurcie à l’ombre d’un bras qui foulent les bouquins par terre.  En moyen gros plan, le chef des militaires, revolver à la main, la fusille.  Elle expire (47 :17-19).  La meute des Cosaques sort de la salle de classe (47 :21) et, en bref intertitre, on lit : « One less teacher to inflame the people » (47 :22-23) ; ébahies, étonnées, les gamines se pressent autour du cadavre de l’institutrice. Une jeune fille (sans doute Tasia) tâche de la soigner.  Bouclant la séquence, la caméra se fixe sur le tableau noir au-dessus du cadavre, sur lequel sont crayonnés des chiffres d’une équation mathématique et une phrase en cyrillique, qui se tourne en fondu à sa traduction du russe en anglais (pour un instant, en une image bilingue) [fig. 5].

A chalkboard with writing on it<br><br>Description automatically generated with low confidence

Knowledge is light…ignorance is darkness (47 :40-47) : « leçon d’écriture », leçon bilingue finissant au noir, le montage entérine le dernier mot de la phrase écrite au tableau: darkness (47 :48-51), d’où émerge, isolée, en portraiture, la figure de Tasia, assommée par ses souvenirs et puis, vue à côté du Duc, courbé, qui l’écoute (ou bien, qui lit) l’intertitre qui suit : « They killed my mother…sent my father to prison…hired assassins of the class you represent » (47 :51-48 :02).

Imbriqué dans l’histoire, le flashback qu’on dirait topique ou conventionnel fait état de la plasticité du temps que depuis ses débuts le cinéma muet se réjouit de mettre en scène.  Pourtant, ici un événement traumatisant est mis en évidence : quoi de plus brutalisant ou aveuglant que de voir la fille qui, par le défilement d’images, affronte les souvenirs autrement invisibles du meurtre de sa mère nourrissante ? La séquence se revêt d’une latence psychanalytique. Une fois revenue au temps présent, derrière et puis à côté de Tasia, le Duc est à l’écoute de sa parole en regard de la manière qu’elle l’énonce, bouche cousue, du fond de son for intérieur.9 Tout autant qu’une scène cornélienne de forces d’attraction mises en conflit ou contradiction—en somme le blé du moulin littéraire moderne—une voie s’ouvre sur l’indicible ou le refoulé, ce qui est autrement impossible à représenter.10 Compte tenu des conventions (ou des talents de Dolores del Rio), à la suite au moment du transfert qui marque le dialogue, les souvenirs du passé qui reviennent à la protagoniste du refoulé attisent un feu de colère et, par extension ou obliquité, un plaidoyer pour les droits de la femme. Les clichés qui véhiculent l’histoire ne tardent pas à reprendre le fils de la narration.11 

Le Retour du titre

Comment et pourquoi « la danse rouge » ?  Posé au début, soit comme énigme que l’histoire aurait à résoudre, soit comme résumé et renvoi aux origines (ou conditions de possibilité) du scénario, le titre ne peut qu’établir une relation quasiment contractuelle entre le film en tant que tel et les mots qui le coiffent.12 Le titre est-il fidèle à ce qu’il annonce ?  Ferait-il allusion au The Red Dance of Moscow, titre du roman à l’origine du scénario ? Ou bien, est-ce qu’il anticipe sur les séquences dans lesquelles la protagoniste, obligée de se prostituer (se mettre en évidence) s’exhibe en dansant devant un public de muscovites bien aisés ? Comme « fable cinématographique », La Danse rouge ferait allusion autant au roman à son origine, The Red Dance of Moscow, avant qu’il ne figure dans le film, qu’aux talents de la vedette qui le véhicule.  D’emblée, en vue des après-coups de la révolution soviétique qui circulent dans les médias en 1928, surtout de la mise en place d’il y a quatre ans du régime de Staline, l’énigme du titre invite une double lecture. Va-t-il s’agir de l’impact de la Révolution qui promettait, comme l’aurait envisagé Lénine, Eisenstein, et Vertov, un accès pour tous au développement d’une nation en ruines, aussi bien dans les villes qu’en ses vastes terroirs ruraux ?  Ou, au contraire, serait-il question du chaos, du désordre, et d’un nouveau régime de fer qui double celui des Tsars ?  Qui danse, comment et pourquoi ?    

Le retour du titre en dit beaucoup.  Le vilain royaliste, celui qui avait engagé Tasia à tirer sur le Duc, celui qu’elle aime malgré ses appartenances, lui propose de faire partie d’une troupe de danseuses à Moscow (1 :04 :53).  Un fondu au noir cède au plan d’un drapeau portant l’emblème de l’aigle à deux têtes—en souvenir du générique—qu’on descend du sommet de son pylône. Du coup, un intertitre met en évidence le titre.  Plaqué sur un fond noir où, en gris, on lit, « A people drunk with power…unfit to rule….turning the torch of freedom into a firebrand of fury » Ensuite, en majuscules blanches, « THE RED DANCE » (1 :05 :25-31) précède un montage en un travelling effréné d’escadrons de cavaliers galopant dans les rues à toute allure, descendant de leur chevaux, saccageant le milieu, qui brisent des vitrines, pillent les magasins, et chevauchent dans une banque. Quoique mitraillés, les révolutionnaires pénètrent dans le domicile de la princesse Varvara, où, dans une séquence d’une violence non traumatisante que le meurtre de la mère de Tasia, les soldats s’approchent de leur victime qui se cache sous les couvertures de son lit.  Tout aussitôt ils l’assaillent, plongeant leurs baïonnettes dans son corps inerte. Ici, en tant que titre qui revient dans le montage, La Danse rouge renvoie à la violence d’une foule meurtrière de forcenés. Peu après, dans la séquence où Tasia performe sur le tréteau de l’opéra, érotisant la mise en scène, c’est elle qui devient la « danseuse rouge », pirouettant, faisant montre d’un corps svelte, qui s’agenouille devant un public avide de la voir (1 :11-08-22). 

Ainsi comme on voit dans The Monkey Talks, dans le va-et-vient du tréteau aux coulisses et vice-versa, le « théâtre » se voit de devant, de derrière, et de biais. Comme s’il se réjouissait de sa mobilité, émancipé, l’objectif focalise sur le corps des danseuses, non dans le sens du « regard masculin », mais plutôt celui d’un regard—autant comique ou cocasse que critique—sur le regard masculin :  une coupe sèche fait place au moyen plan de la pièce où les femmes s’enjolivent en se montrant en négligée. Ivan, toujours coiffé de sa toque en fourrure, se régale à la vue du cul d’une danseuse qui tripote ses bas. Derrière, écrit sur le mur, des mots gribouillés en caractères cyrilliques sont à lire où lui, rustre de bonne volonté, se réjouit de voir les fesses de la danseuse qui se pose devant un panneau de circuits et commutateurs électriques (1 :11:54, fig. 5). S’ensuit un plan moyen d’Ivan qui invite les femmes à sortir en sa compagnie après la fin de l’acte, toujours en négligée, qui se précipitent vers lui en mouvement rapide et leste. Suit un long fondu, où Ivan, ébahi par les beautés qui circulent devant les yeux, ne sait plus où se diriger le regard. S’agissant d’une « leçon d’écriture » que présente le film (et Tasia), diégèse mise à part, la séquence est une gageure, voire, un défi cocasse : à qui, à quelle cause doit-on s’identifier ?  En vue de quelle espèce de politique, ou politique esthétique, d’un « art du possible »? En face de telles contradictions, comment y ménager un « partage du sensible » ?13  

À partir de là, comme l’ont promu la révolution et les révolutionnaires, le « monde » est à l’envers : illettré, Yakitch (on est tenté de lire Yak itch, ou …y a kitsch) est nommé ministre de l’éducation. Peu après ces dernières nouvelles, en conciliabule, au long d’une table, les membres de la faction de royalistes discutent comment s’y prendre afin de subvertir la république. À la lisière de la mise en scène, fumant une cigarette (la fumée et la tabagie faisant partie de « l’atmosphère » du conflit) Ivan s’y voit comme participant et spectateur. Tout d’un coup les Tsaristes se retournent quand, imprévue, descendant un escalier, intervient Tasia, emmitouflée dans un élégant manteau au col et aux manches en fourrure blanche. Elle dépose sur la table un tas d’étuis d’où tombent des bijoux qu’elle aurait reçus de ses admirateurs à l’opéra. « Turn these into money for education…for bread for the hungry…and to stop this frightful bloodshed… » (1 :17 :0816) [Faites de ceci de quoi promettre l’éducation, de nourrir les affamés…et de mettre fin à cet épouvantable conflit sanglant], ce qui fait penser que Tasia fait du bénévolat en se prostituant (en allusion à prostatuere, se mettre en évidence) comme elle se voit et se figure dans le film. Elle s’approche de Petroff au monocle qui tout aussitôt lui informe, chuchotant (en un long intertitre, le seul du film où l’écriture se mêle aux images en flashback), que Rasputin a été mis à mort. « We’ve sent the Black Monk back to…hell » (1 :17 : 26-59, en quatre plans) [Nous avons renvoyé le Moine noir…à l’Enfer]. Inférant que c’est le duc (vu dans l’ombre du dernier plan) qui l’assassine, la séquence entérine, avant qu’elle s’annonce dans le prochain intertitre, la parole du leader, « but yet there is one man who might rally the nobility and save the monarchy… » (1 :18 :02-06) [pourtant il y a un homme qui pourrait rallier les nobles et sauver la monarchie], l’ellipse ponctuant la séquence afin que, dans le plan à deux (ou two-shot) qui suit, le leader au monocle s’adresse aux spectateurs : « the Grand Duke Eugene ! » (1 :18-12-13). Coupe au gros plan de Tasia, tout d’un coup dans un dilemme on ne peut plus cornélien, qui se juxtapose à celui d’Ivan, qui se voit en train de penser, contraint à choisir entre l’amour et l’honneur. C’est un troisième personnage, le fil de la narration, qui sert au mobile civilisateur qui va de pair avec la vision et mission de Tasia.14

Deus ex machina

Ce n’est guère par hasard qu’à la fin de la séquence Tasia sort d’un théâtre, la devanture duquel ressemble à l’entrée d’une salle de cinéma (1 :19 :30), évidence de l’économie de la mise en scène et, sur un plan politique, de la raison d’être de la narration. De surcroît, le paysage enneigé que traversent les royalistes qui poursuivent le traîneau (mode de transport ou, au sens propre, métaphore) dans lequel Tasia est emmitouflée, qui va à toute allure au logement du Duc, rappelle les Sierras en Californie plutôt que les alentours de Moscou. Comme au début, l’épisode y est, semble-t-il, en hommage aux dernières séquences du quatrième histoire d’Intolérance, sinon aux poursuites inlassables ailleurs dans l’œuvre du réalisteur.15 Un montage accéléré, du genre qu’admirait Eisenstein, fête l’action, comme celle de la séquence dans laquelle les révolutionnaires saccagent la ville, ou bien, les pano-travelings suivant les royalistes qui chevauchent sur les traces du traîneau (1 :22 :12-16). En contrepoint, la stase de la réunion des amants—ce que le réalisateur, à l’instar de ses remarques à propos de l’histoire d’amour dans Regeneration, serait de l’ordre du « pure corn » — souligne et enjolive l’efficacité du mouvement et du montage—d’autant plus, dans la disposition du moyen gros plan dans lequel on voit derrière (ou sur) l’épaule du Duc (lui qui languit d’amour) des bougies qui brûlent dans les bobèches d’un candélabre au fond (1 :22 :46-1 :23 :03).16 S’ensuit une scène primaire—la matière même du septième art—où, sur le point de quitter le couple, Ivan se voit en voyant ce qui lui est dénié.  Discret, seul et solitaire, son visage cadré par un tableau au mur au fond, au contraire d’une scène primitive où l’enfant s’y serait traumatisé, il pense. C’est grâce à la mise en scène que l’invisibilité du dépit amoureux, c’est-à-dire du drame de se découvrir inutile ou délaissé, qu’il contemple ce qui lui est inaccessible (1 :26 :22-35).  Il sort. Au dehors, les troupes arrivent en masse, descendent de leurs chevaux, et font la garde auprès du domicile.17  Au-dedans, en lui serrant la main, le général au monocle félicite Ivan de sa complicité pour avoir mis en ordre le peloton d’exécution chargé de fusiller le Duc. Toujours est-il que dans la séquence, tournée en moyen gros plans, Ivan se figure en train de penser—à ce qu’il semble, à se demander comment se tirer d’affaire : est-ce qu’il lui serait possible de sauver la victime et, semble-t-il, de se sacrifier en honorant l’amour de la femme qui l’a rejeté ?

Un effet insolite, signe de ce qui serait un trait d’auteur, se remarque dans les jeux de Tamaroff.  Tournant à gauche et à droite, se félicitant de l’exécution qui est à bientôt venir, il fait montre du monocle à l’œil droit qui reflète les jeux de lumière opérant la mise en scène, ce qui souligne une sorte de cécité en vue du mélange du visible (ce que lui et les personnages au fond sont en train de voir), de l’invisible (son anticipation sadique de la mise à mort du Duc) et de la « condition de possibilité » de la mise en scène.18  (fig. 6) 

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Le monocle souligne comment et pourquoi le vilain est comme il est. Doublant celle de l’auréole derrière la tête de la Vierge Marie dans le portrait au mur au fond (et au eyeline match des yeux de Tamaroff), il 3n est l’antithèse. Dans la pédagogie implicite du film, grâce aux fréquents intertitres, un régime (de voir) est complément de l’autre (de lire). En plus, la narration mise à part, il y va d’une inquiétante étrangeté qui fait penser à l’énucléation de l’œil droit du réalisateur lors du tournage imminent d’In Old Arizona. Un autre trace ou trait de la signature de l’auteur se voit à la porte (1 :27 :52) qu’ouvre et referme Tasia avant de s’asseoir, allumer une cigarette, et accueillir le général qui, lui aussi, l’ouvre et la referme :  comme la formule attribuée au réalisateur, les moments les plus anodyns ou ordinaires, mais les plus difficiles à mettre en montage, ainsi les plus cinématographiques, sont les entrées et sorties de ce genre—comment montrer la main qui serre et tourne la poignée ; comment, dans le passage d’un personnage d’un côté à l’autre, articuler les plans en champ et contrechamp ; enfin, comment, en toute efficacité, avancer l’action sans que le montage du passage ne soit aperçu. En un bref instant, prenant le dessus, le film et les soins du montage excèdent le pathos du couple amoureux.19  Et encore, quand le général se plaît à tripoter ses gants à l’instant où sort Ivan (à droite), en coupe sèche, tout d’un coup, dans un tout autre espace, Tasia descend l’escalier de son logement (1 :27 :39-40).  Coupe au général Tamaroff (1 :27 :41), souriant, se dirigeant le regard à droite et à gauche, qui cède au plan moyen de Tasia, emmitouflée, comblée de peur et de crainte, ascendant un escalier à reculons.  Elle disparaît et tout aussitôt, à la suite d’une autre coupe sèche, ouvre et ferme la porte du salon. Il faut, à l’instar du titre d’une comédie d’Alfred Musset, qu’une porte soit et ouverte et fermée.

Le montage implique que Tamaroff est en train de regarder le plan qui suit et—sadiste qu’il est—de se réjouir de voir Tasia en tous ses états. La vitesse accélérée de la succession des plans  de la séquence complique (ou fait éparpiller) les points de vue et, du coup, laisse à part le dessein de l’histoire. D’une durée de deux à trois secondes, les quatre plans (1 :27 : 41-53) qui transitent d’un espace à l’autre témoignent autant d’effets cinématographiques que du sort des personnages. De même quand le général entre dans la pièce où, s’affaissant dans un fauteuil, Tasia allume une cigarette. Baignée dans sa fumée, malgré sa désolation, vue de dos, elle est en face du criminel au monocle qui reflète les lampes illuminant la scène (1 :28 :54).  Faisant mine de rien, elle sourit en lui tendant la main. Néanmoins, en raison de sa dissimulation, il est à croire qu’elle est en train d’imaginer la mise en scène de l’exécution telle qu’elle va se présenter dans la dizaine de plans qui suivent (1 :29-17-40), surtout celui, fort rapproché, de trois membres du peloton (1 :29 :30) qui mirent leurs carabines à la fois au Duc et aux spectateurs, nous aussi, qui serons mis à mort. Le montage alterné cède au logement où le général attend le bruit de la fusillade imminente. Pris de derrière le fauteuil, le plan enregistrant le souffle de la fumée de la cigarette dirige le regard des spectateurs vers le général qui ouvre une double fenêtre, moins pour faire aérer la pièce qu’afin de voir l’exécution dans la cour en bas (1 :30 :01-02). Occultant la présence de Tasia, rapprochant le visible et l’invisible, le plan serait sorti de l’imaginaire de Tasia aussi bien que d’une représentation de la fusillade. 

Et pour cause : quoique lugubre, la scène inaugurant la séquence de l’assassinat du Duc est en toc. Qu’on voit de la fenêtre qui donne sur un petit cimetière, au loin, un paysage en coton sous un horizon peint indique que tout ce qui est à suivre est en simulacre (1 :30 :09). Au contraire des images brutes des révolutionnaires à cheval qui font leurs rapines, ou de celles qui figurent l’enfer de la prison où meurt le père de Tasia, ici — malgré la fosse que le Duc est en train de préparer (en plein hiver sibérien, le sol étant au chaud, maniable, facile à piocher !) — c’est de l’artifice pur et dur, du théâtre dans le théâtre.  Mis à part les points de vue de Tamaroff (souriant) et Tasia (ébahie) qui regardent la scène, l’auditoire ne peut qu’attendre un deus à machina digne de boucler l’intrique. Doublant le décor, la séquence en flashback (1 :35-15-32) dans lequel Ivan informe Tasia qu’il a tiré sur le Duc avec une cartouche à blanc n’est pas surprenant.20  Et, à la suite de ce qu’elle et le général viennent de voir du « loge » au premier étage du théâtre d’horreur, l’évanouissement de Tasia en face de la mine de contentement de Tamaroff, ne l’est non plus (1 :32 :38-43).  Si l’amour est le salut du monde, il s’incarne dans l’intertitre « Wherever you go…whatever happens…I love you » (1 :36 :33), au premier abord, qui pourrait s’attribuer et à Tasia et à Ivan (1 :36 :20-36), avant qu’il ne traduise la pensée de celui-ci.  Quasiment immobile, Ivan rumine sur le destin de son amour partagé—donc en monologue intérieur—jusqu’au plan qui suit la carte qu’on vient de lire—qui le reprend ébahi et à court de mots. Serait-ce le retour du réel, ce qui est impossible de sémiotiser, en effet, ce qui se recèle dans le for intérieur du personnage ?  Comme l’a noté Carlos Losilla, le départ des amoureux en avion appartient à l’imaginaire projective d’Ivan, surtout au dernier plan. Côte-à côte dans la cabine de l’appareil, ils s’embrassent devant la fenêtre et le manteau d’une chambre qui semble bien meublée (1 :37 :30). Sans doute une force de contradiction se manifeste. Si Michael Curtiz avait vu la séquence (comme il est fort probable), c’est là où il aurait trouvé le paradigme des derniers plans de Casablanca. 

Du coup, en guise d’une conclusion abrupte : pris du point de vue de Rick (Humphrey Bogart) et de Renaud (Claude Raines), comme Ivan, qui regardent l’essor et la disparition (ou l’apothéose) du couple (Ingrid Bergman et Paul Henreid), au bruit d’un avion trimoteur, il se peut que la séquence la plus célèbre du film le mieux connu du monde soit partie prenante de la fin de La Danse rouge, la séparation des amants étant, d’une part, la promesse de l’avenir d’un amour sans pareil et de l’autre, de l’engagement des forces alliées soit contre les Nazis soit contre Lénine et les adeptes de la Révolution. Eu égard aux temps passé, on se demande si, en vue des relations russo-américaines aux années 1920-1930 (avant le rapprochement et la détente de la part de Roosevelt en 1933), sans qu’il le préconise, le film comporte une esthétique politique par laquelle « Amour » et empathie, tels qu’ils sont crayonnés au tableau noir de la salle de classe, serait le leurre d’une solution aux troubles provenant de la Révolution de 1917 et aux remous de l’aristocratie déchue des tsaristes. Sous cet angle La Danse rouge aurait voulu miroiter l’antipathie du gouvernement américain face au règne de Lénine, mettant en question le régime communiste à la veille de la prise de pouvoir de Stalin.21  Vis-à-vis de Vertov ou même du legs de Charlot, en compagnie des Amours de Carmen (1927), la déclamation effarée de Tasia « You killer ! Assassinating not only one man, but the soul of a nation struggling to be born » (1 :31 :43), s’adresse à Tamaroff, mais aussi, aux délégués du congrès américain: il faut soigner et faire améliorer les relations avec une nation corrompue, nation bientôt à renaître et à recommencer.  

Tom Conley

  1. Ainsi que la présence de la Monument Valley dans les westerns de John Ford, il s’agit de voir si la signature de l’auteur serait en dérive des milieux qui lui semblent propices. Eu égard au bilan de la réception critique de son œuvre, Natacha Pfeiffer constate, « [l]es critiques qui se sont penchés sur l’œuvre de Walsh ne cessent d’ailleurs de le souligner : bien qu’occupant le centre de l’image, les personnages sont le plus souvent visuellement dominés par leurs entours, leur environnement, en bref par leur milieu », in « Raoul Walsh, le cinéaste du ‘milieu de l’image’ ». Je tiens à remercier l’auteure qui me l’a expédié sous forme manuscrite avant sa parution imminente.   ↩︎
  2. V. Wilhelm Reich, Massenpsychologie des Fascismus: zur Sexualökonomie der politischen Reaktion und zur proletarischen Sexualpolitik, Copenhague, Prague, Zürich, Verlag für Sexualpolitik, 1933.   ↩︎
  3. Carlos Losilla, Raoul Walsh, Madrid, Cátedra, coll. Signo e Imagen/Cineastas, 2020, p. 53.  Ici et ailleurs c’est moi qui traduis.   ↩︎
  4. Fidèle à l’imaginaire de Griffith, au tournant du siècle, qui tenait que ceci (le cinéma) allait tuer cela (les formes et normes de l’« institution », c’est-à-dire, la formation idéologique des masses d’immigrés ou un public à la fois lettré et analphabète), La Danse rouge propose que l’écriture soit ce qui rend possible « l’amour ». D’où la possibilité de lire le film à l’aune de Varda, du moins dans la mesure où Mona—prénom à la fois de « Bergeron » et de « Lisa », la protagoniste de Sans toit ni loi (1985), qui « lit » le monde dans lequel elle circule. ↩︎
  5. « Leçon d’écriture » [équivoquant sur le son d’écriture] rappelle le chapitre célèbre de Tristes Tropiques (Paris, Éditions Plon, 1955), dans lequel Claude Lévi-Strauss, mimant Rousseau, constate que dans la civilisation occidentale l’écriture est souvent un instrument de subjugation et d’hiérarchisation. Dans Ma vie et mes films (Paris, Flammarion, 1974/1987) Jean Renoir remarque que le cinéma muet d’une première génération— comprenant Mack Sennett, Chaplin, et d’autres—se fabriquait en vue d’un public d’immigrés illettrés d’origines diverses. Le cinéma allait constituer un apprentissage aux us et coutumes de l’Amérique du Nord.  Il ajoute qu’en vertu du cinéma, une seconde génération, celle de leurs enfants, s’alphabétisant (sans doute, grâce aux intertitres des films réalisés aux années 1920-1930), apprenaient à lire. Il se peut qu’un film comme La Danse rouge, sorte d’objet mitoyen à la fin de l’ère du muet, ait visé des immigrants (russes, sans aucun doute) du même temps qu’il soulignait son efficacité pédagogique. Par là des sympathies populistes s’enlaçaient dans la trame de La Danse rouge.     ↩︎
  6. Voir aussi les premiers plans de Stagecoach (La Chevauchée fantastique), là où le film se met en marche à partir du même indice, signalant ainsi son appartenance à la rhétorique du cinéma muet.   ↩︎
  7. Victor Hugo, William Shakespeare, Paris (Paris : Éditions Wechsel, 1866, p. 212.  ↩︎
  8. Ce serait un trait de l’auteur. Voir les notes sur Sadie Thompson, film tourné peu avant The Red Dance, dans Action, Action, Action: The Early Cinema of Raoul Walsh (Albany, SUNY Press, 2022), chapitre 2.   ↩︎
  9. Inutile de mettre en vrac les annales de la critique ou de la mise en scène de la psychanalyse du cinéma. Parmi un ensemble de titres du nouveau siècle il y a Raymond Bellour, Le Corps du cinéma: Hypnoses, émotions, animalités (Paris: P.O.L., série Trafic, 2009) ; Pasi Väliaho, Biopolitical Screens (Cambridge, MIT, 2016); Eugenie Brinkema, Life Destroying Diagrams (Durham: Duke University Press, 2021).   ↩︎
  10. Voir Cathy Caruth, Uncliamed Experience: Trauma, Narrative, and History (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2016); de la même auteure, Trauma: Explorations in Memory (Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1995); Dominick Lacapra, Writing History, Writing Trauma (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2001); Nicolas Abraham, L’Écorce et le noyau (Paris: Flammarion, 1987), selon lequel tout objet d’art digne du nom contient une dimension inconsciente.     ↩︎
  11. La séquence signale que la Danse rouge pourrait se faire inclure dans l’ensemble de films de “femme” du cinéaste qu’on croirait “masculin” : Sadie Thompson (1928), Wild Girl (1932), The Strawberry Blonde (1941), The Man I Love (1947), Band of Angels (1955), The Revolt of Mamie Stover (1956), etc.  ↩︎
  12. Voir J. Derrida, « Le Titrier », in Parages, Paris, Éditions Galilée, 1986 (revu et augmenté, 2003).   ↩︎
  13. V. Jacques Rancière, Le Partage du sensible : esthétique et politique (Paris, Fabrique, 2000) et l’introduction aux Écarts du cinéma (Paris, Fabrique, 2011).   ↩︎
  14. Comment figurer ce que c’est que de penser ou de ruminer ?  On dirait que chez Walsh les plans brefs des personnages qui pensent à leurs situations compromettantes sont en général autant probanta qu’efficaces. Voir à propos d’une séquence dans The Bowery (1933), Chuck Connors (Wallace Beery) qui confronte le dilemme de ce que c’est de se voir ruiné et de vivre en contradiction (Conley 2022 : 184). Le personnage d’Ivan serait l’emblème du Civilizing Process de Norbert Elias (New York : Pantheon Books, 1978-82).   ↩︎
  15. On pense à High Sierra (1941), à Northern Puruit (1944), à Pursued (1948), à Colorado Territory (1949), à Distant Drums (1953), et à bien d’autres titres.  Voir la filmographie en appendice a Marilyn Ann Moss, Raoul Walsh: The True Adventures of hollywood’s Legendary Director (Lexington, KY: University of Kentucky Press, 2011).   ↩︎
  16. Voir My Life and My Films, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1974, p. 120.  En revanche, quand elle pointe son pistolet automatique à Ivan, venant de trouver le Duc qui promet qu’il va le sauver, Tasia fait partie d’une panoplie de femmes « émancipées » ou qui s’émancipent dans l’oeuvre de Walsh, parmi d’autres, à la suite de la deuxième guerre mondiale, Band of Angels, The Revolt of Mamie Stover, The Tall Men ou d’autres titres.    ↩︎
  17. Ici et ailleurs les chevaux comptent parmi les actants majeurs du film. V. Nicolas Zukerfeld, « No existen treinta y seis manieras de mostrar cómo un hombre se sube a un caballo » (2000), vidéo qui traite des chevaux et des entrées et sorties des portes dans l’œuvre de Walsh. V. n19 ci-dessous.  ↩︎
  18. Chère à Kant et à Marx, et depuis peu, à Fredric Jameson sur ce qu’il appelle cognitive mapping, la formule se prête au dialogisme du film, à savoir, aux relation critiques que peuvent tenir les spectateurs par rapport à l’espace du film, à sa narration, et à sa politique sous-jacente.   ↩︎
  19. Selon Zukerfeld, Walsh aurait affirmé aussi qu’il n’y a trente-six façon d’ouvrir et de fermer une porte, remarque que les enthousiastes du théâtre auraient associée à la comédie d’Alfred de Musset, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (1847).  Quant à l’affect de gros plans des mains qui touchent aux poignées des portes, voir Jacques Rancière, introduction au Cinéma à l’écart (Paris : La Fabrique, 2011), 16.  ↩︎
  20. Faisant partie d’un ensemble de films qui se bouclent en deus ex machina aussi invraisemblables qu’imprévisibles, qui doivent beaucoup aux histoires de Somerset Maugham (Sadie Thompson), René Fauchois (The Monkey Talks), O. Henry (In Old Arizona), Bret Harte (Wild Girl), etc.,  La Danse rouge met l’accent moins sur son « happy end » que sur sa mise-en-scène : d’où le fait qu’il se signale comme objet critique, objet à voir d’un point de vue brechtien, enfin, objet qui met en cause sa condition de possibilité..     ↩︎
  21. En 1920, à la fin de la présidence de Woodrow Wilson, M. Bainbridge Colby, Secrétaire d’État, voulait ne pas reconnaître le nouveau gouvernement. Devant le Congrès, il déclara, “It is not possible for the government of the United States to recognize the present rulers of Russia as a government with which the relations common tofriendly governments can be maintained. (…) [T]he existing regime in Russia is based upon the negation of every principle of honor and good faith and every usage and convention, underlying the whole structure of international law; the negation, in short, of every principle upon which it is possible to base harmonious and trustful relations, whether of nations or of individuals,” in International Conciliation (octobre 1920), 465, cité par Malbone W. Graham, “Russian-American Relations,1917-1933: An Interpretation,” The American Political Science Review, 38.2 (juin 1934), 387-409 (384).   ↩︎