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Le négatif, ou la nuit de l’image

Le négatif, ou la nuit de l’image

Le négatif a un statut très particulier dans l’histoire de la photographie et du cinéma. Matériellement, il s’agit d’une image argentique créée par le noircissement photochimique des sels d’argent sous l’effet de la lumière. Dans cette image, toutes les valeurs du référent sont inversées, à l’opposé de l’ordre naturel. Le négatif est aussi un objet unique – donc précieux – qui reste souvent méconnu, car il est rarement considéré comme image présentable ou finale, mais une première étape de la fabrication photographique, à partir de laquelle on peut créer une copie en image positive, ayant les valeurs identiques au référent, correspondant à la vision naturelle. Et c’est cette dernière que l’on considère comme œuvre. Ces deux termes – le positif et le négatif – empruntés à la théorie de l’électricité et proposés par le physicien et photographe John Herschel en 18401, décrivent un rapport d’opposition entre les deux, mais c’est une opposition déséquilibrée qui introduit une hiérarchie, à la fois technique et politique, comme le dit Geoffrey Batchen :

« Herschel’s naming of the negative as a separate entity, however, insists on dividing photographe into two, insists on an ”essential difference” between one of these things and its mate, even when they are physically identical. And the very language used to make that division, negative and positive, is rhetorically infused with prejudice. The distinction between them therefore comes with a disparity in value; it represents a political as well as a technical hierarchy2 ».

Ce rapport d’opposition et même cette hiérarchie se retrouve aussi entre le jour et la nuit. Ce parallèle entre ces deux couples – jour/nuit et positif/négatif – me semble intéressant pour appréhender quelques idées générées par l’usage des images négatives dans la photographie et dans le cinéma.

L’invention du négatif

Les premières images des inventeurs de la photographie ne ressemblent pas au monde de notre vision naturelle. Utilisant la propriété des sels d’argent de noircir à la lumière et une camera obscura, ils captent une image négativede la réalité dont ils voudraient saisir l’instant. Ce monde en négatif est un monde inversé, inversé d’abord dans deux sens géométriques, vertical (du haut au bas) et latéral (de la gauche à la droite), inversé aussi dans ses valeurs lumineuses, c’est-à-dire, dans les images négatives, l’ombre apparaît claire et la lumière sombre. Le ciel en plein jour est alors noir comme la nuit. Cette inversion de l’ordre naturel produit une remise en question du pouvoir de représentation de la photographie pour les premiers inventeurs, et comme l’historien Michel Frizot le remarque : « il n’y a pas de mot pour cela ; et ces essais n’ont pas même fonction d’image, c’est-à-dire de représentation3. » Dans les premières expériences de Nicéphore Niépce, l’inventeur utilisait le terme « gravure » pour nommer ses essais photographiques en chambre obscure. Même s’il n’y a aucune opération de gravure4 dans ces essais, le terme « gravure » indique l’idée d’un inversement de la représentation, sachant que travailler la gravure, « c’est d’abord et avant toute chose penser et travailler à l’envers5 ». Avec ses valeurs inversées, le négatif « favorise un bouleversement radical dans nos habitudes de voir6 » ; faire une photographie suggère aussi une nécessité de « penser à l’envers » dans son rapport à la lumière.

L’inventeur du « dessin photogénique », William Henry Fox Talbot a remarqué que « si le papier est transparent, le premier dessin peut servir comme objet, pour produire un deuxième dessin, dans lequel les lumières et les ombres seront inversées7 », donc la représentation photographique peut revenir à l’état du monde tel qu’on le perçoit. À partir de cette observation, Talbot a inventé le « calotype », le premier système négatif-positif de production de l’image photographique (fig. 1). Cela amènera une série d’inventions basées sur le principe négatif-positif de la photographie. A partir de là, le statut du négatif change : il n’est plus une image, mais un objet. Un objet que nous pouvons tenir en main et au travers duquel nous pourrons produire une image positive, une photographie. Ce passage du négatif à la photographie est l’étape du tirage8. Toute expérimentation, interprétation, ou intervention artistique, tels que les effets visuels, la retouche, peuvent s’effectuer lors du tirage. Le négatif devient une matrice qui permet la production et la reproduction des épreuves positives. Les négatifs « invitent » à inverser nos regards et nous les regardons « pour imaginer comment leur version en positif apparaîtront9 ».

Fig. 1. William Henry Fox Talbot, An oak tree in winter, 1842-43.

Cependant, faire apparaître un beau paysage sur une photographie n’a pas été simple pour les photographes du XIXème siècle du fait des contraintes techniques de l’époque liées aux matières photosensibles et au temps de pose. « En raison de sa vive clarté, le ciel impressionne le négatif plus vite que les autres plans du paysage dont les détails et les demi-teintes ne ressortent lorsque l’exposition à la lumière est interrompue. Si la prise de vue se prolonge, le ciel se solarise plus ou moins complètement et, selon son aspect, avec plus ou moins de régularité. Au tirage il sera teinté ou se présentera avec des marques sombre10 ». Obtenir un ciel bien éclairé et dégagé demande aussi d’avoir recours à la retouche sur le négatif. Une des solutions a été de « sacrifier » le ciel, c’est-à-dire le surexposer au moment de la prise de vue, puis retoucher le ciel en le peignant en noir avec l’encre de Chine, pour obtenir un ciel blanc et propre au tirage.

Inspiration du négatif : négatif comme nuit de l’image

Bien que l’encre noire artificiellement appliquée sur le négatif ne concerne qu’une étape technique en vue de l’épreuve positive, la noirceur uniforme quasi opaque donne au négatif un effet nocturne spectaculaire : l’objet photographié rayonne depuis ses parties intérieures, les parties habituellement « cachées » à la vue. Cette inversion des valeurs offre une autre vision du monde : « une complète discordance de la vérité la plus élémentaire du monde visible11 » comme le dit Philippe Néagu. L’immense vide du ciel éclatant est remplacé par le noir dense et tangible de la matière de l’image (fig. 2 et 3).

Fig. 2. Gustave Le Gray et Auguste Mestral, Dolmen dit la petite pierre couverte, 1851, négatif sur papier ciré, Musée d’Orsay.

Fig. 3. Gustave Le Gray et Auguste Mestral, Dolmen dit la petite pierre couverte, 1851, tirage positif, Musée d’Orsay.

À l’époque où les photographes tentaient de faire un « beau négatif » en vue de l’obtention d’une belle épreuve positive, cette vision à l’envers a attiré le regard des artistes. Un des exemples le plus marquants de cette inspiration du négatif photographique se trouve dans les dessins de Victor Hugo (fig. 4). Son dessin Brise-lames à Jersey peut être considéré comme une interprétation nocturne de la photographie prise par Charles Hugo en 1853, Le Dicq à Jersey avec la silhouette de Victor Hugo (fig. 5). Ce dessin possède les caractéristiques esthétiques de l’image négative : une dimension matérielle accentuée (et notamment renforcée par la dominance du noir matériel, ici, l’encre noir), une inversion des valeurs (une nouvelle disposition des couleurs, des lumières et des ombres sans référence au monde réel), un pouvoir d’abstraction de sorte que la plasticité de l’image soit mise en avant.

Fig. 4. Victor Hugo, Brise-lames à Jersey, 1854-1855.

Fig. 5. Charles Hugo, Le Dicq à Jersey avec la silhouette de Victor Hugo, 1853.

Cette mise au noir du ciel du jour crée la condition pour percevoir l’immense « nuit de l’image », dans laquelle notre vision naturelle sera mise en question, dans laquelle les artistes tâtonnent pour découvrir de nouvelles potentialités esthétiques de l’image.

Au début du XXeme siècle, les artistes d’avant-garde, tels que Laszlo Moholy-Nagy (fig. 6), Man Ray (fig. 7), Eugène Deslaw (fig. 8), Franz Roh (fig. 9), ont aussi exploré cette nuit de l’image en intégrant les images négatives dans leur création. Même si le travail du négatif était techniquement beaucoup plus restreint au cinéma qu’en photographie. L’effet visuel de l’image négative demeure une nouvelle expression pour les défenseurs du « cinéma pur ». C’est ainsi qu’Albert Guyot souligne l’usage de l’image négative dans sa critique sur le film d’Henri Chomette, Cinq minutes de cinéma pur : « …en employant le négatif. […] Vagues noires sur roches blanches et arbres blancs sur ciel noir appartiennent au domaine du rêve et demeurent ainsi, irréels, dans la visualité abstraite du poème cinégraphique12 ». En inversant l’ordre naturel du réel, la hiérarchie des choses est rompue, et un espace de liberté s’ouvre ainsi pour les expressions plastiques du médium.

Fig. 6. Moholy Nagy, Untitled (pigeons), ca.1925-1930, Gelatin silver print, 27.9 × 20.6 cm.

Fig. 7. Man Ray, Rayograph, 1922, MOMA.

Fig. 8. Eugène Deslaw [Image en négatif], Photogramme, 1956, Centre Pompidou.

Fig. 9. Franz Roh, Railroad tracks at night, 1903.

C’est dans la nuit de l’image, dans le noir du négatif, que le monde peut se détacher du réel, de son espace de représentation, et être vu comme une forme pure dans un poème visuel. L’espace nocturne se transforme dès lors en espace graphique, permettant le surgissement de la figure. En effet, dès le début de l’histoire du cinéma, un ciel nocturne construit par le fond noir peut être le lieu de l’apparition et de la disparition, grâce à la technique de surimpression et aux autres trucages (fig. 10, 11 et 12) C’est une des techniques que Noam Elcott appelle l’« obscurité artificielle » (Artificial Darkness13). Inventée bien avant la naissance du cinéma, cette technique photographique est très rapidement codifiée dans le récit fantastique pour désigner la révélation, le fantasme, le rêve ou l’apparition de fantômes. Le fond noir, libre aux interprétations de l’espace diégétique, crée les meilleures conditions pour le genre féerique qui combine la chorégraphie, le décor, le trucage et les machines.

Fig. 10. Robert William Paul, The Magic Sword, 1901.

Fig. 11. Georges Méliès, L’éclipse du soleil en pleine lune, 1907.

Fig. 12. Segundo de Chomon, Voyage sur jupiter, 1908.

Cette expression technique se trouve aussi dans la forme du négatif. Le ciel noir du négatif avec sa particularité matérielle permet d’accentuer l’aspect onirique et fantastique du nocturne filmique. L’œuvre de Maya Deren, The Very Eye of Night (1952-1959), en est un parfait exemple14 (fig. 13 et 14).

Fig. 13. Maya Deren, The Very Eye of Night (1952-1959).

Fig. 14, Maya Deren, The Very Eye of Night, 1952-1959.

Pour créer ce « ballet de nuit », la cinéaste tente de créer un espace cosmique, une immensité nocturne peuplée de lumières stellaires mouvantes. Ces constellations filmiques sont constituées par la superposition d’un positif et d’un négatif (image inversée des corps dansants, peints ou habillés en noir devant un grand fond blanc du studio)15. Le noir du négatif et le fond noir du positif permettent de créer un espace où fusionner les différentes couches d’image. À l’aide de la superposition des images et de la complexité des mouvements de caméra, la cinéaste tente de franchir la limite perceptible d’un espace de représentation visuelle, pour que les corps perdent leur pesanteur et dansent comme des étoiles dans l’immense nuit de l’image.

Cette nuit de l’image révèle la matérialité photochimique, tandis que la mise au noir devient un geste d’inversion pour dévoiler la procédure de la fabrication de l’image positive. Ce geste, présent dans la fabrication de The Very Eye of Night, est au cœur de la création pour la série photographique, Negative Book (2013/2014) de l’artiste polonaise Aneta Grzeszykowska. Pour cette série, l’artiste se met en scène dans sa vie quotidienne, mais elle ne fait pas simplement des photos de famille ordinaires. Toute cette série est montrée en image négative, sauf que, elle, seule, apparaît en positif dans les mêmes images (fig. 15).

Fig. 15. Aneta Grzeszykowska, Negative Book, Mai 2013.

Pour apparaître « positif » dans une image négative, le noircissement est opéré deux fois de deux manières : d’abord de manière picturale et ensuite photographique. Premièrement, c’est ce qu’on voit dans le découpage de la vidéo sur la fabrication de l’œuvre (fig. 16) : l’artiste noircit son corps en le peignant avec une épaisse peinture noire, seules quelques zones d’ombres du corps sont soulignées en blanc. Avec des coups de pinceau, elle inverse le rapport ordinaire entre clair et sombre, et crée une interprétation en négatif d’elle-même dans le monde du réel. Ensuite, la prise de vue photographique fait à son tour le noircissement, et on obtient un négatif comme image finale. Avec la double inversion, l’artiste apparaît en positif, seule, dans un monde du négatif. Mais l’étrangeté du corps de l’artiste n’est pas diminuée. Sa double inversion dérange la cohérence interne des valeurs de l’image. Une image, c’est soit en négatif, soit en positif ; la double inversion « partielle » ne convertit pas l’incompatibilité entre deux mondes.

Fig. 16. Aneta Grzeszykowska, Negative Process, 2014, Video stills, Single channel video, Running time 6 minutes 13 seconds.

Ce « monde à l’envers » du négatif semble dominé par le noir et celui-ci fonctionne comme une nuit obscure qui déstabilise nos perceptions et remet en question notre vision. Voir les images négatives, c’est rentrer soudainement dans l’obscurité : cela nécessite un moment d’accoutumance, une concentration. Dans ce monde mélangé de valeurs opposées, notre attention est attirée par des nuances souvent passées inaperçues de la réalité fabriquée, ici, celles en positif comme celles en négatif.

Le négatif comme passage nocturne : lieu de transgression

Ce « monde à l’envers » s’est aussi manifesté dans le cinéma narratif, tout en s’attachant à l’univers nocturne : le célèbre Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau et l’Orphée (1950) de Jean Cocteau, dans lesquels les plans en négatif révèlent le passage mystérieux du monde des vivants à celui des morts (fig. 17 et 18) ; ou encore, dans Le baiser du tueur (1954) de Stanley Kubrick et dans L’enfance d’Ivan (1962) de Andreï Tarkovski, les séquences du rêve sont visualisées en images négatives (fig. 19 et 20). L’aspect nocturne du négatif n’est pas seulement créé par la présence du ciel noir. Dans la narration, ces séquences fonctionnent aussi comme la nuit, autrement dit, comme fraction du temps entre deux jours. Les séquences en négatif sont utilisées comme passage transitionnel entre deux scènes. Cette idée du passage n’est pas sans lien avec la fonction du négatif dans la photographie : un passage technique pour produire l’image positive. Montrer le monde représenté par le négatif, c’est comme si on proposait un accès à un monde jusqu’ici occulté, caché, comme la notion de l’inconscient, du rêve. On retrouve ici la métaphore freudienne de l’opération photographique16.

Fig. 17. Murnau, Nosferatu, 1922, capture d’écran.

Fig. 18. Jean Cocteau, Orphée, 1950, capture d’écran.

Fig. 19. Stanley Kubrick, Le baiser de tueur, 1954, capture d’écran.

Fig. 20. Andreï Tarkovski, L’enfance d’Ivan, 1962.

Ce monde à l’envers construit en négatif ressemble toujours à un monde à part, un autre monde.  L’artiste espagnol Lois Patiño utilise la forme visuelle du négatif pour créer le monde de son court-métrage Night Without Distance (2015). Ce monde est aussi un lieu de passage, réellement situé à la frontière entre Espagne et Portugal, dans la région de la Galice. L’artiste filme cette région pour construire une fiction sur la contrebande à la frontière, sans montrer l’activité mais seulement l’attente des trafiquants dans la nuit, avant l’action (fig. 20 et 21).

Fig. 21. Lois Patiño, Night Without Distance, 2015, image 1.

Cette nuit clandestine est entièrement créée par les images négatives. L’artiste a choisi de figurer un monde à l’envers pour représenter ce monde des contrebandiers. En tant que lieu de passage, la frontière dans la nuit du négatif se transforme en lieu de transgression, puisque la nuit offre un environnement obscur et confus, ce qui favorise les manigances des trafiquants, et le négatif donne une forme radicale à la nuit : non seulement parce que la noirceur est dominante dans la tonalité du film et impose une ambiance angoissante, mais aussi parce que les hiérarchies du jour, et donc, l’ordre de la raison, sont totalement inversées. Littéralement, le négatif peut faire nuit en plein jour (fig. 22).

Fig. 22. Lois Patiño, Night Without Distance, 2015, image 3.

L’inversion se joue également dans la composition plastique de l’image : la couleur des cheveux, des vêtements des acteurs, leurs positions dans le paysage, s’ils sont dans l’ombre ou dans la lumière, etc. ; toutes ces conditions déterminent la visibilité des personnages dans le monde du négatif comme dans le monde naturel. Pour la plupart du temps, ces personnages restent dans une position immobile et sont filmés de la même manière que le paysage. L’aspect du négatif de l’image offre alors une condition nocturne par excellence, permettant le camouflage. Car l’inversion des valeurs de luminosité et des couleurs du monde naturel ne fait qu’accentuer la confusion entre les contours des personnages et les traits du paysage dans ce monde en négatif. Malgré un travail sur le contraste pour mettre en avant la visibilité de la présence humaine et distinguer la figure du fond, la vision du spectateur est prise dans une sorte d’exercice visuel, puisque, constamment, face à une image négative, nous essayons de la transformer mentalement en positif, de rétablir son état « naturel » afin de rassurer notre connaissance du monde habituel.

Cependant, l’artiste tente de nous faire voir autre chose, un autre monde : il immobilise la caméra et privilégie les plans de longue durée, pour laisser le spectateur prendre le temps de regarder, de contempler ce paysage à la fois plastique et conceptuel. Il fixe les personnages pour laisser notre regard se porter sur le mouvement des éléments naturels. Dans cette nature vibrante et sauvage, il n’y a pas de frontière. C’est la limite de notre vision qui crée une frontière dans la nuit de l’image, une frontière entre le visible et l’invisible.

Dans le monde du négatif, les contours et les détails des objets filmés sont aussi présents que dans le monde du positif, mais comme dans la nuit, on a l’impression qu’on y voit moins bien. En réalité, je peux dire qu’on a vu exactement le même monde, mais par l’inversion des valeurs, et en plus, par la mise au noir, l’artiste nous propose un autre monde, celui qu’on ne peut pas ou qu’on ne veut pas voir. Que ce soit l’espace nocturne ou la nuit de l’image, les images en négatif évoquent l’inversion des valeurs habituelles, un moyen de transgression, en donnant l’accès à une autre vision du monde. Par la modification du contraste chromatique et celui de luminosité, les appareils optiques de nuit, les caméras thermiques, les caméras infrarouges, voire les images radiographiques, etc., proposent aussi des formes visuelles parfois proches du négatif. Bien que chaque appareil construise son monde à travers sa manière de voir, ces appareils possèdent tous une capacité d’éclairer le monde occulté pour révéler des choses invisibles aux yeux humains. La technologie permet désormais à l’éclairage de se faire directement et immédiatement dans l’appareil de vision, voire, dans l’image même. C’est le sujet du documentaire Il n’y aura plus de nuit, réalisé par Éléonore Weber en 2020 (fig. 23). La réalisatrice révèle un monde de guerre et de surveillance à travers la vision de nuit produite par les caméras thermiques des armées aujourd’hui. Dans ces images proches du négatif, la chaleur du corps humain devient une forme lumineuse qui brille dans un environnement obscur. (fig. 24).

Fig. 23. Éléonore Weber, Il n’y a plus de nuit affiche.

Fig. 24. Éléonore Weber, Il n’y a plus de nuit, 2020.

C’est sur cette étoile mouvante qu’on fixe le regard, et sur l’être vivant que l’arme pointe. L’obscurité artificielle s’impose sur le reste de l’image pour permettre une opération spécifique (ici, militaire). Comme le noir du négatif était réduit à sa fonction spécifique dans la fabrication de l’image photographique : donner une image positive. C’est une démarche inverse que suit l’artiste : faire du négatif, la nuit de l’image, celle qui « promet de l’inédit17 », pour ouvrir nos imaginations.

Lichen Kuo


  1. « To avoid much circumlocution, it may be allowed me to employ the terms positive and negative, to express respectively, pictures in which the lights and shades are as in nature, or as in the original model, and in which they are the opposite, i.e. light representing shade, and shade light. The terms direct and reversed will also be used to express pictures in which objects appear (as regards right and left) as they do in nature, or in the original, and the contrary. » in John F. W. Herschel, « On the Chemical Action of the Rays of the Solar Spectrum on Preparations of Silver and Other Substances, Both Metallic and Non-Metallic, and on Some Photographic Processes », Philosophical Transactions of the Royal Society of London, 1840, Vol. 130 (1840), p. 3. ↩︎
  2. Geoffrey Batchen, Negative/Positive: A History of Photography, London, New York, Routledge, 2021, p. 4. ↩︎
  3. Michel Frizot, « Et inversement : le négatif et le noir et blanc », Trafic, n° 40, hiver 2001, p. 71. ↩︎
  4. Voir Nicéphore Niépce, Manuel Bonnet (ed.), Jean-Louis Marignier (ed.), Niépce : correspondance et papiers, le premier tome, Saint-Loup-de-Varennes, Maison Niéphore Niépce, 2003. Voir aussi le note des éditeurs de l’ouvrage, p. 392. ↩︎
  5. Gérard Titus-Carmel, La Leçon du miroir. Imprécis de l’estampe, Paris, L’Échoppe, 1992, p. 9. ↩︎
  6. Philippe Néagu, « Le négatif », in Françoise Heilbrun, Bernard Marbot, Philippe Néagu, L’invention d’un regard (1839-1918). Cent cinquantenaire de la photographie, XIXe siècle, catalogue d’exposition, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1989, p. 20. ↩︎
  7. Ce passage est noté par Talbot dans son « notebook M » au 28 février 1835 (ou un peu plus tard), cité par Larry J. Schaaf, Records of the Dawn of Photography : Talbot’s Notebooks R & Q, Cambridge, Cambridge University Press, p. xviii. Voir aussi Michel Frizot, « L’image inverse. Le mode négatif et les principes d’inversion en photographie », Études photographiques [En ligne], 5 | Novembre 1998, mis en ligne 18 novembre 2002, consulté le 28 septembre 2022, http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/165 ↩︎
  8. François Soulages divise la fabrication d’une photographie en trois étapes : l’acte photographique, l’obtention du négatif et le travail du négatif. Pour la première, il s’agit d’exposer la pellicule à la lumière (le noircissement) : « le film vierge est donc transformé et devient le film exposé ou insolé » ; la deuxième étape consiste à « transformer ce film exposé en négatif » – le temps du développement ; la troisième étape est le tirage de la photographie, c’est-à-dire, « le passage du négatif à la photo elle-même ». Voir François Soulages, Esthétique de la photographie, Paris, Armand Colin, 2017 [1998], p. 113-114. ↩︎
  9. Texte original en anglais : « We look at them only in order to imagine how their positive version will appear; as Holmes has suggested, they invite an inversion of our usual way of looking. » Traduction personnelle. Geoffrey Batchen, op. cit., p. 5. ↩︎
  10. Bernard Marbot, Dossier de l’exposition « Quand passent les nuages », Paris, Bibliothèque nationale de France, 1988, p. 6. ↩︎
  11. Philippe Néagu, op. cit., p. 20. ↩︎
  12. Albert Guyot, « Réflexions sur le cinéma pur », Cinégraphie, n° 3, le 15 novembre 1927, p. 41. ↩︎
  13. L’« obscurité artificielle » (artificial darkness) est un terme proposé par Noam M. Elcott pour désigner une technologie de la visibilité et de l’invisibilité, construite à partir de différentes formes de l’obscurité : « For artificial darkness was, above all, a technology of visibility and invisibility. […] The invisibility engendered by artificial darkness required specific architectures, insensitivities to specific light spectra, specific physiological thresholds, or the reflectivity of specific paints. […] invisibility was among several qualities and subject effects endemic to artificial darkness that were not the product of any one medium but rather the product of heterogeneous elements assembled in a certain order – in short, the product of a dispositif. ». Noam M. Elcott, Artificial Darkness. An Obscure History of Modern Art and Media, Chicago, London, The University of Chicago Press, 2016, p. 11. Concernant le fond noir illusionniste, voir notamment les chapitres 2 et 3 du livre. ↩︎
  14. L’espace nocturne produit par le négatif est déjà apparu en 1951 dans son film intitulé Ensemble for Somnambulists. Considéré comme inachevé, ce film est un travail pour son atelier à Toronto Film Society et n’a jamais été diffusé à l’époque. Le concept du film et ses expérimentations sur l’image négative et le mouvement de caméra se poursuivent de manière plus complexe dans The Very Eye of Night. Voir Sarah Keller, Maya Deren: Incomplete control, New York, Columbia University Press, 2015, p. 200-204. ↩︎
  15. Maya Deren explique : « The Very Eye of Night […] is double-printed from beginning to end, the live dance action being super-imposed on a layer of animated stars (holes punched in black paper) whose contrasting direction and speed of movement make the dance action seem even more gravity-free. » Maya Deren, Bruce R. McPherson (ed.), Essential Deren: Collected Writings on Film, Kingston, New York, Documentext, 2005 p. 181. Maya Deren évoque la fabrication de The Very Eye of Night dans le texte intitulé “Adventures in Creative Film-Making”, originellement publié dans le magazine Home Movie Making, 1960. ↩︎
  16. Dans l’introduction à la psychanalyse, Sigmund Freud utilise les termes de l’opération photographique en opposant le positif au négatif pour désigner l’opposition entre la conscience et l’inconscient dans l’esprit humain : «  Pour nous faire une idée exacte de ce sort [celui du processus inconscient], nous admettons que chaque processus psychique, à une exception près dont nous parlerons tout à l’heure, existe d’abord à une phase ou à un stade inconscient pour passer ensuite à la phase consciente, à peu près comme une image photographique commence par être négative et ne devient l’image définitive qu’après avoir passé à la phase positive. Or, de même que toute image négative ne devient pas nécessairement une image positive, tout processus psychique inconscient ne se transforme pas nécessairement en processus conscient. » Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1976, p. 275-276. ↩︎
  17. Michaël Fœssel, « Inévidences nocturnes » in Jean-Marie Gallais (dir.), Peindre la nuit, catalogue d’exposition, Metz, Centre Pompidou Metz, 2018, p. 15.
      ↩︎