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JEAN-MARIE SAMOCKI / Le viellissement des acteurs de Richard Fleischer

JEAN-MARIE SAMOCKI / Le viellissement des acteurs de Richard Fleischer

Contrairement à la majorité des cinéastes hollywoodiens de son époque, il est difficile de construire dans l’œuvre de Richard Fleischer un cycle ou une forme d’unité autour d’un acteur. L’acteur avec lequel il aura le plus fréquemment travaillé est Ernest Borgnine : pour Violent Saturday, The Vikings, Barabbas et Crossed Swords. Cela montre l’importance d’une fidélité, le goût pour un type d’acteur qui s’épanouit dans la métamorphose, dans la violence aussi ; cela définit aussi une forme de constance chez un cinéaste qui aura passé son temps à s’adapter aux genres, aux studios et à son époque ; cela ne permet pas de définir durablement un style. Celui avec lequel il aura le plus tourné de façon rapprochée est Rex Harrison : Doctor Dolittle, Ashanti, Crossed Swords. D’un film à l’autre, le corps et le jeu de Harrison ne varient guère, arborant une théâtralité élégante et racée, distante et virile : il s’agit de films habituellement considérés comme les plus faibles de Fleischer. Harrison, bien entendu, n’en est pas absolument comptable, mais cette identité à soi semble s’opposer aux exigences de plasticité, d’adaptation, d’élasticité qui caractérisent l’art de Fleischer dans un premier abord.

Alors, on ne trouve chez lui ni d’acteur lié à un genre, ni la volonté de tracer un territoire homogène formellement que le corps de l’acteur marquerait, ni une star incontestable qu’il aurait édifiée, ni d’acteur fétiche avec lequel il donnerait corps à une vision du monde et dont le vieillissement marquerait les infléchissements ou les devenirs d’un rapport éthique, ni même d’un acteur utilisé de façon théorique pour questionner les invariants ou les recompositions de la narration. Pas de double temporaire ou de présence déléguée récurrente de l’auteur dans la fiction. Pour le dire autrement, si on cherche l’équivalent d’un Stewart chez Mann, d’un Flynn chez Walsh, d’un Wayne chez Ford ou Hawks, ou même d’un Gene Evans pour Fuller, on ne trouvera personne.

Est-ce dire pour autant que chez Fleischer l’acteur ne puisse pas faire retour ou qu’il n’en éprouve aucun besoin ? Peut-être. Le refus d’un cycle est sans doute l’affirmation du primat du récit sur la collaboration avec l’acteur ; cela permet de consolider le travail du cinéaste, glorifiant son individualisme et les formes de sa malléabilité. Mais cela reste superficiel, car l’acteur n’est pas absent : il est surtout intégré à un système plus large que lui. Follow Me Quietly ou Armored Car Robbery n’ont nul besoin de l’expressivité de l’acteur ; c’est le montage qui ait exister l’acteur et l’améliore ; il résulte davantage des contraintes scénographiques ou dramaturgiques, d’effets de rythme que Fleischer aura largement anticipés. Par ailleurs, l’acteur se perfectionne non par la répétition de la collaboration mais par la compréhension des effets dramatiques du récit. Fleischer était très fier d’avoir réalisé le meilleur film de Robert Wagner, Between Heaven and Hell, comme un exemple de sa maîtrise des inflexions propres à chaque acteur. L’acteur n’est qu’un interprète et un herméneute de la sensibilité du personnage.

Pourtant, quelque chose comme un travail de collaboration existe bien, mais de façon plus secrète, moins systématique, plus axé sur la variation, le contre-emploi et la maturation du travail. C’est ce qui permet de relier le travail de Richard Attenborough de Doctor Dolittle à 10, Rillington Place, ou celui de Tony Curtis de The Vikings à The Boston Strangler, ou encore celui d’Antony Quinn, de Barabbas à The Don Is Dead. Pour ces deux derniers exemples, il y a une dizaine d’années d’écart entre chaque film, ce qui permet de rechercher la part contradictoire de l’acteur, de le faire passer de la force à l’absence à soi (pour Curtis), de la brutalité sans conscience à la conscience sans volonté (pour Quinn). Quelque chose se joue clandestinement dans ces choix de réapparition. Il y a d’abord la volonté de raconter la fiction par les changements d’état du corps, en neutralisant l’aspect psychologique de la direction d’acteurs pour mieux mettre en rapport le corps, l’âge et les transformations du temps : comme l’atteste Edward G. Robinson dans Green Soylent. Ce n’est pas une découverte que Fleischer a faite très tôt : Peter Lorre, dans 20000 Leagues Under The Sea, est très sous-employé, installant au sein du quatuor de personnages un rythme plus ralenti, une inquiétude étrange qui crée des déséquilibres presque burlesques : Fleischer le laisse dans les marges du récit. En revanche, les acteurs vieillissants qui n’apparaissent qu’une seule fois sont rares : outre Robinson, il y a Henry Fonda dans The Boston Strangler, William Holden dans Ashanti et Laurence Olivier dans The Jazz Singer. La mort de Holden est rapide, mais sa présence renvoie alors à un état de la production hollywoodienne et de ce qu’est devenu le cinéma classique. L’acteur vieillissant est la trace d’une mutation, le plus souvent comme rebut et rejet : le film est le lieu d’une confrontation souvent esthétique, politique quelquefois (dans The Boston Strangler, les idées progressistes défendues par Fonda semblent être critiquées de l’intérieur par le personnage que Fonda joue – Fleischer joue du hiatus éventuel).

Mais Fleischer utilise souvent ses acteurs plusieurs fois, avec un intervalle assez long entre chaque emploi : autour de vingt ans pour Lee Marvin et James Mason. Il s’agit ici non seulement de prendre en compte la construction par l’acteur de sa propre persona, mais de la mettre à l’épreuve de la mémoire et du temps.

Enfin, dernière remarque, l’acteur vieillissant est inséparable du jeune acteur : pensons au tandem formé par Stacy Keach et George C. Scott dans The New Centurions, au couple tragique entre le père et le fils (James Mason et Perry King dans Mandingo), entre le sauveur et le sauvé (de Compulsion à The Spikes Gang). Dès lors, le travail avec l’acteur permet de créer à l’image non seulement des figures tutélaires mises en pièces, mais de souligner une coexistence dans le plan entre plusieurs âges, entre plusieurs époques esthétiques, entre plusieurs promesses aussi. C’est cette coexistence impossible de plusieurs temporalités et de plusieurs rythmes que le travail avec l’acteur vieillissant permet d’inventer.

Au cœur des années Soixante-dix, en quatre films, la situation est reproduite et tour à tour modifiée, déplacée, dramatisée. Ce sont quatre acteurs que nous regarderons plus attentivement, pour y repérer des contradictions ou des approfondissements, dans ce qu’ils font ou dans ce qu’ils arrivent à évoquer.

Antony Quinn – 1973

Entre Barabbas, réalisé en 1962 et The Don is Dead, onze années se sont écoulées durant lesquelles l’acteur a radicalement changé de statut grâce au triomphe international de Zorba The Greek en 1964. Fleischer s’amuse alors à donner à Quinn un rôle qu’il n’avait pas pu jouer dans la première partie de sa carrière, celui d’un chef raffiné, intelligent et stratège, doué pour convaincre et argumenter : l’antithèse des brutes complexes, partagées entre une force presque sauvage et une innocence morale, qu’on peut retrouver chez Federico Fellini (en 1954 avec La Strada) ou encore chez Nicholas Ray (The Savage Innocents date de 1959). Le vieillissement de Quinn est d’abord un embourgeoisement manifeste, et Fleischer dirige son corps de façon extrêmement différente, s’employant précisément à ne pas mettre en avant son poids ou sa brutalité. Le premier plan de Quinn dans The Don is Dead est un plan silencieux, où Quinn est tendu dans l’écoute, se taisant avant d’affirmer et d’imposer ses vues. Mais peu à peu, le corps prend une importance grandissante, précisément lorsque la parole devient de plus en rare, difficile, voire à la fin du film impossible, Don Angelo sombrant dans l’aphasie.

The Don is Dead est une tragédie, mais ses fondements sont inversés par rapport à ceux de Barabbas. En 1962, Quinn incarnait une brute qui découvrait les tourments de la conscience, lorsqu’il est gracié à la place du Christ. Barabbas devenait progressivement un héros de la conscience intérieure, à la recherche des preuves de l’existence d’un dieu. Quinn en faisait un personnage déchiré, capable de faire face à la violence barbare de l’Empire romain et faible et perdu devant les manifestations contradictoires de son éveil à la foi. En 1973, Fleischer en voit plus en Quinn une brute qui s’éveille mais, au contraire, un patricien qui s’écroule. Alors qu’il était de tous les plans de Barabbas, ici, il disparaît peu à peu du film : ses séquences sont très espacées, de plus en plus brèves, il s’éloigne même de l’action, organise sa fausse mort, met en scène une résurrection inutile : Fleischer ne filme pas tant une lutte à mort qu’une lente disparition. Quinn sort progressivement du cadre, délègue l’action à des personnages secondaires, le corps se voûte, avant de s’effondrer et de devenir immobile et prostré. Devant le miroir, il se retient sur une console, voûté, les membres supérieurs raides mais les lèvres tremblotantes. L’acteur dissémine les signes d’un dessaisissement physique et intérieur. Le regard surtout perd en mélancolie pour se présenter malade, hagard, égaré. Quinn utilise la masse de son corps pour apparaître comme une bête blessée et agonisante : alors que les blessures qu’il devait combattre étaient principales physiques, ici l’acteur n’a pas d’adversaire direct. Il n’y a aucun face à face. La déchéance est inéluctable et Don Angelo n’est blessé que par ses propres affections.

Que met à mort Fleischer ? De façon paradoxale, The Don is Dead est son film dans lesquels les conflits psychologiques sont les plus à vif, cherchant à donner à ce personnage de Don une profondeur psychologique. Le basculement de la trajectoire du don n’est pas tant ce moment où il voit le visage tuméfié de sa maîtresse, défigurée par la rage de son ancien amant, que, un peu plus tard, la colère sans destination qui le saisit. Quinn essaie d’incarner le surgissement de la colère et la volonté tout aussi instantanée de la maîtriser et de la convertir en action. Or, le destin du Don, tel que Quinn l’interprète et que Fleischer le dirige, est de se séparer de toute effectivité de l’action. Quinn va alors diversifier les modes du désengagement : visage paralysé, désinvestissement de l’expression psychologique, regards perdus, immobilités du corps vertical et tremblements de certains membres.

En s’attaquant à la solidité de sa stature, Fleischer donne l’occasion à Quinn de varier son jeu et de s’imposer dans une posture paradoxale : dans la subtilité d’un personnage qui doit se minéraliser, s’effondrer, se dégager de la violence pour se perdre dans l’impuissance aphasique. Il lui donne la possibilité de jouer les modes de la conquête (amoureuse, policière, économique) pour ensuite incarner la défaite.

La dimension allégorique du film est forte mais sans optimisme : si l’agonie de don Angelo solde la fin du classicisme hollywoodien, Fleischer ne fait pas de son film un programme pour s’adapter au « Nouvel Hollywood », bien au contraire. La décrépitude de don Angelo a pour corollaire la disparition progressive de la nouvelle génération qui, par maladresse et idiotie, a voulu le combattre. Son fils putatif est incarné par Robert Forster, le personnage principal de Medium Cool d’Haskell Wexler, sorti en 1969. L’étreinte finale entre Antony Quinn et Frederick Forrest n’est pas le signe d’une réconciliation mais d’une rencontre tardive qui ne donne naissance à rien. La surimpression entérine la disparition de Don Angelo et son éviction du jeu criminel, mais la puissance que le regard de Forrest est censé apporter reste encore énigmatique. Le film ne raconte pas tant l’ascension d’un nouveau parrain que les trajectoires parallèles de plusieurs gangsters qui finissent par s’éviter et ne peuvent rien se transmettre. Fleischer ne donne pas à Forrest la possibilité de marquer son personnage : il l’amène vers une expressivité plus dure, moins empathique, mais il n’y a jamais la possibilité d’altérer le jeu. Le vieillissement de l’acteur est alors un moyen de le voir jouer seul avec ce qui reste de sa carrière, en le coupant de tout avenir : Fleischer observe une calcification, brisant finalement le jeu de ses modèles psychologiques, basculant du côté du biologique.

Edward G. Robinson – 1973

Lorsque Fleischer filme Quinn pour la seconde fois, il filme un homme encore vaillant qui n’était pas encore sexagénaire. L’enjeu était de faire du vieillissement la possibilité d’une critique du jeu par lui-même, d’ouvrir la voie à un retournement du jeu, à une exploration nouvelle de ce que l’acteur n’avait pas encore vraiment joué. L’ambiguïté profonde du geste est que celui-ci s’inscrit à un moment où le jeu classique s’effondre et où la modernité des années Soixante-dix n’a pas encore entériné ses modèles. Du coup, Fleischer oppose la finesse d’une invention de la décrépitude à la rudesse de la figuration d’une jeunesse pas encore véritablement éclose.

Avec Soylent Green, le vieillissement prend un relief inédit et radical. Il est double, et à celui de Robinson, affaibli, qui mourra quelques mois après le tournage, répond celui de Charlton Heston, le cheveu rare, le corps assez lourd et maladroit, s’arc-boutant sur les signes d’une virilité blessée mais attaché coûte que coûte à sa dimension héroïque. Le duo entre Heston et Robinson permet de séparer les stades symboliques du vieillissement : à Heston, les pressentiments de la déchéance, les hésitations d’un corps juste quinquagénaire, les traits plus durs, la démarche plus lasse ; à Robinson, les dernières vivacités de l’octogénaire. Le premier incarne un personnage rivé au présent lorsque le second a pour lui la nostalgie et la mémoire. Fleischer retournera avec Heston pour Crossed Swords en 1977, le temps d’un très beau plan de disparition symbolique, assez wellesien, où Heston parvient à associer la grandeur tragique d’une théâtralité shakespearienne à la fin amère d’un monde cinématographique, qui sombre dans le carnaval et le faux artifice. Il prêtera sa voix à son dernier film, Call from Space.

Mais c’est la seule fois que Fleischer travaille avec Robinson (alors que l’apparition du vieux Joseph Cotten a été anticipée trois ans plus tôt dans Tora Tora Tora). C’est d’ailleurs dans l’œuvre de Fleischer le seul cas emblématique d’un acteur de premier plan qui n’ait été employé que dans son dernier âge : on pourrait objecter la présence de Fonda dans The Boston Strangler, mais Fonda avait 63 ans. Robinson n’est pas présent dans Soylent Green en rapport à ce que Fleischer a pu en faire, il est la mémoire du siècle finissant, et rassemble l’histoire du cinéma et les traumatismes du siècle. La judéité de Sol Roth, que son ami policier appelle parfois Salomon, fait écho directement à celle de Robinson, qui permet à son tour de renvoyer dans la fable de science-fiction les reflets d’une apocalypse programmée.

Fleischer joue doublement sur le corps et le visage de Robinson. Si l’acteur était connu pour sa petite taille et la dureté d’un regard hargneux, Fleischer lui invente une silhouette inédite, celle d’un rabougrissement, d’un corps qui paraît à la fois miniaturisé et fétichisé. Le béret rivé à la tête, la démarche bossue, le pantalon relevé très haut tranchent avec son passé de comédien de film noir ; il le désancre finalement de son histoire cinématographique pour le filmer comme le dernier homme véritable, la dernière mémoire de son siècle. De toute l’œuvre de Fleischer, c’est Robinson qui doit jouer, avec peut-être Antony Quinn, le plus d’émotions variées et contradictoires. La séquence de la nourriture lui permet de se faire succéder l’étonnement de l’enfance, la douleur de l’adulte, la tristesse du vieillard en passant imperceptiblement du marmonnement à la déclaration, de la colère à la méditation, du dialogue au recueillement. Le grand âge de Robinson et sa maîtrise du jeu lui permettent en un regard de convoquer tous les âges de l’homme dans un même visage. Il est davantage que la mémoire de l’époque précédente (ce qui était sa fonction dans Fifteen Weeks in Another Town de Minnelli, en 1962).

Cette question de la survivance, Fleischer l’articule par rapport à l’histoire du cinéma comme par rapport à la civilisation. La séquence de la bibliothèque associe les deux dimensions parfaitement : un certain état de la fin de la civilisation, avec ces livres qui écrasent l’espace et lui donnent une profondeur de caveau tout autant qu’une étroitesse de sarcophage ; un certain état d’un passé disparu avec cet accent allemand qui reconvoquent la mémoire de l’expressionnisme et l’invention du film noir, ces présences de société secrète et de cabale, avec surtout la présence de Celia Lovsky qui fut pendant les années Trente la compagne de Peter Lorre. Fleischer retrouve chez Robinson l’acteur de The Stranger de Welles (auquel Heston et Cotten renvoient aussi) et celui de Lang (pour The Woman in the Window et Scarlet Street en 1944 et 1945). Le plan très bref sur les mains parcheminées de Lovsky associe le corps asséché, ossifié aux reliques que sont les livres et les dossiers qui ne seront plus jamais lus. Robinson est dès lors l’objet d’une célébration, que Fleischer sait tourner également en requiem. Mais, étrangement, ce n’est pas tant la puissance de la disparition en acte qui l’emporte, que l’hommage à ce que seul Robinson peut apporter au film. Il ne s’agit pas seulement de sa mémoire, il s’agit surtout de ce corps à la lisière de la mort, déjà dévoré par la maladie, d’un affaiblissement que Fleischer utilise pour mieux associer ses images.

Le corps vieux est ici un corps mourant : il ne s’agit pas d’un stade intermédiaire de son évolution, comme pour Quinn ou Marvin, voire d’une dernière phase comme pour Mason, il s’agit de la forme finale qui précède juste la mort. Fleischer donne une grande dignité à cette dernière incarnation en la transformant en intercesseur d’images. Contrairement à ce que le récit semble raconter, le corps de Robinson n’est pas essentiel comme témoin ou prophète de la vérité ; il est celui qui permet de faire surgir des images de la beauté, de convertir des images sans points de vue en épiphanies fugaces d’un monde disparu. La mort de Sol Roth au Foyer est évidemment essentielle : pas tant dans sa décision de choisir sa mort que dans le rapport entre le corps dégradé qui attend sa sécession et sa décomposition et la possibilité inespérée d’un sublime d’images. L’image d’une beauté terrestre est la seule enveloppe immatérielle qui permet au corps mourant de réussir sa mort. La seule façon de réparer ce corps exsangue n’est pas de rechercher des images de sa propre vie, mais de lui donner un sarcophage rempli de ce que l’humanité entière a perdu. C’est ce rapport entre la déchéance individuelle et la perte universelle que Fleischer pose : il ne rend rien ni ne comble mais associe l’événement définitif de la mort à un rêve fugace d’art et de suspension du temps. Le corps de Robinson devient alors l’interface fragile entre l’horreur du présent et l’évanouissement inéluctable de la beauté. Il symbolise la fin du monde et appelle à lui toutes les fictions momentanées qui donnent la force de passer à l’acte de mourir. La ration d’idéal que Roth reçoit n’est que la promesse d’un corps refait par les images, expurgé de la présence humaine.

Lee Marvin – 1974

De ces quatre acteurs chez Fleischer, Marvin a une particularité : celle de toujours se ressembler. Quinn devient de plus en plus malade et prostré ; Robinson, quand on le revoit, ne correspond plus  vraiment à ce que le spectateur a pu garder en mémoire ; dans la fiction, il passe même de vie à trépas par le changement subit d’un effet d’éclairage, et les reflets sur le visage du rouge flamboyant puis de la lumière livide soutiennent avec une grande efficacité le passage du corps sensible à sa réification ; quant à Mason, son bouillonnement colérique menace sans cesse d’éclater, comme si un visage menaçait de sortir sous celui qu’on voit, faisant basculer à chaque fois la dimension morale que le spectateur peut projeter sur lui, de la répulsion à l’inacceptable.

Dans The Spikes Gang, Lee Marvin joue en employant toujours le même ton badin, la même légèreté étudiée, la même mise en scène de la bienveillance. Que joue-t-il d’ailleurs ? A première vue, il s’agit d’un brigand recueilli agonisant par trois gamins qui prennent soin de lui et lui permettent de guérir et de retrouver sa stature. Pourtant, Marvin compose moins ici une figure de blessé et d’agonisant qu’un éternel survivant. Le début du film n’est pas si marvinien que cela : l’acteur a construit sa carrière sur l’émergence d’une violence irraisonnée et brutale. Si The Big Heat de Fritz Lang, en 1953, avec son jet de café brûlant sur le visage d’une femme, a permis de créer une scène marquante, les petits gestes cruels de Marvin dans Violent Saturday de Fleischer, en 1955, ont établi sa réputation : il sait composer une figure antipathique par touches sans chercher à psychologiser, en associant toujours un geste cruel à une expression du visage impassible et tranquillement joviale. Ce qui compte chez lui, c’est la lenteur de la préparation du geste, la façon dont il parvient à la cacher pour frapper fort et ensuite éclairer tout son visage. Les exemples sont nombreux, mais le geste avec lequel il écrase du pied la main d’un enfant est emblématique.

Lorsque Fleischer retrouve Marvin vingt ans après avoir tourné avec lui, le statut de l’acteur a changé : la violence ne place plus du côté des sadiques mais de celui des héros impavides, cyniques et efficaces. Il a su basculer son usage du corps vers un burlesque carnavalesque, volontiers excessif et régressif. Le traitement des dialogues et des parties parlées a aussi changé : le silence ne sert plus à construire une autorité effrayante et marmoréenne, il permet de doter le regard d’une forme de compassion pudique, extrêmement retenue, qui en garantit l’efficacité. Sa démarche mécanique et raide lui permet de quitter le genre du western pour s’épanouir dans le thriller comme dans le film de guerre.

The Spikes Gang prend acte de cette transformation de l’acteur : le première séquence est moins une résurrection que la reconstruction de l’acteur, sa remythification par des regards médusés et innocents. Il s’agit de réidéaliser la figure du brigand westernien et pour cela d’associer la guérison de son corps au déploiement de sa voix et aux fictions qu’il raconte pour mieux se mettre en scène. Marvin, étonnamment, parle beaucoup dans The Spikes Gang, et davantage que dans n’importe quel autre film. Il frappe très peu, mais toujours finalement de manière marvinienne, en réaction à un coup porté avec traîtrise, avec l’intention de blesser et de tuer sans jamais faire durer le combat. Il est filmé à travers le regard que les trois adolescents portent sur lui : regard partiel et enamouré de trois orphelins envers une figure plus forte et plus solide qu’eux qui pourrait associer l’abstraction de l’ange salvateur aux conseils concrets d’un père aimant. C’est ainsi que si le rapport entre l’acteur et la mise en scène de sa propre légende guide le récit que raconte Fleischer, la présence de Marvin est intermittente : il ne cesse de disparaître, de partir pour revenir, de menacer de fuguer, oscillant entre la présence butée et immobile et l’évanouissement temporaire.

L’enjeu des images de Fleischer consiste précisément dans la relation étrange entre les visages des adolescents, toujours dans la maladresse des premiers temps, ne travestissant jamais un sentiment, se livrant au regard de l’autre, et le visage de Marvin, sculpté et imposant. Le visage innocent est-il le passé du visage roublard ? Ou bien le visage roublard est-il forcément l’avenir de cette naïveté pataude et touchante ? La cruauté du film est de situer ces séries de jeux et de visages en alternance alors qu’elles n’ont rien à partager et qu’elles sont vouées à se séparer. Il n’y aura finalement aucune connivence entre le vieux cowboy et les jeunes innocents, qui mourront tous, un par un, victimes de leur maladresse et de leurs trahisons réciproques. Le corps jeune et le corps vieux composent des séries incompossibles et irréconciliables. Cette caractéristique est constante chez Fleischer et The New Centurions comme The Don Is Dead partagent le constat identique d’une absence absolue de transmission. Il n’y a rien qui circule entre ces deux pôles temporels : ni écoute, ni absorption, ni apprentissage, ni modèle. Aucun d’entre eux n’est l’avenir de l’autre. Les trois jeunes acteurs du film, Ron Howard, Gary Grimes et Charles Wilbur Smith, ont été choisis dans leur écart d’avec Lee Marvin.  Le film signe ainsi un triple échec : celui de l’affectivité expressive, par lequel le jeune homme recherche un sens à donner au monde et qui ne lui apporte rien ; celui de l’expérience et de la connaissance qui ne sauve pas de la mort ; celui enfin de la rencontre, car l’art de Fleischer n’est pas tant de créer une circulation de gestes et de paroles entre deux entités différentes que de montrer comment au sein d’un même plan il n’y a absolument rien qui puisse circuler de l’un à l’autre, puisqu’ils se construisent sur des rapports de défiance et d’évitement, sur une coexistence forcée et étanche. C’est la leçon finale de Compulsion, qu’aucun des films de Fleischer ne critiquera : si l’avocat joué par Welles sauve de la mort l’assassin incarné par le jeune premier Dean Stockwell, il n’en tirera aucune reconnaissance ni aucun profit, seulement une grande lassitude à persévérer dans son être.

James Mason – 1975

Contrairement à ce qu’il en était pour Quinn, Robinson ou Marvin, la dernière apparition de James Mason dans un film de Richard Fleischer ne coïncide pas avec son dernier grand rôle. Cross of Iron de Sam Peckinpah en 1977 ou encore The Verdict de Sidney Lumet en 1982 permettront de montrer comment Mason perfectionne le même rôle : celui d’un personnage charismatique dont la vanité l’élève au-dessus des hommes pour déployer une autorité froide et incontestée. Il s’agit encore d’interpréter, avec le désir de dominer, celui de nier tout rapport moral à l’autre, parfois au nom d’une valeur transcendante, le plus souvent comme le caractère d’une indépendance forcenée qui place la volonté de l’individu au-dessus de ses responsabilités éthiques. Ce personnage est indissociable de la dernière époque de sa vie, où il reconduit de film en film le cynisme et la morgue aristocratique. The MacKintosh Man, pour John Huston deux ans avant Mandingo, ou The Boys from Brazil, pour Franklin J. Schaffner trois ans après le film de Fleischer, participent de la même veine.

L’intérêt de Mandingo et du choix de Mason pour interpréter Warren Maxwell, le propriétaire d’une plantation de Louisiane, s’éclaire lorsqu’on confronte ce rôle à celui du capitaine Nemo de 20000 Leagues Under The Sea, tourné vingt et un ans auparavant. Faut-il voir ans le remploi de Mason un élément de continuité tout autant que d’altération entre Nemo et Maxwell ? Pourtant, il peut paraître scandaleux de rapprocher ces deux personnages, tant Nemo était animé par la haine de l’esclavage, tant Maxwell abhorre aussi les idées abolitionnistes qui commençaient à se développer à la fin de la première moitié du Dix-neuvième aux Etats-Unis. Y voir pourtant une mutation est excessif : en 1954, Fleischer filme le Nautilus comme un Empire miniature et secret, rempli de serviteurs exceptionnellement dévoués, dont chaque pièce célébrait la culture et la beauté, mais aussi une puissance infinie dont Nemo était le seul détenteur. La plantation de Maxwell apparaît comme un palais vidé de sa substance, une enveloppe creuse et pourrissante, que plus rien ne remplit et qui n’existe que pour contenter l’orgueil de son propriétaire. Il n’y a pas tant opposition de l’un à l’autre que dégénérescence. De même, Maxwell n’est certainement pas le double maléfique et vieilli de Nemo : il en est sa continuation, son extension, son vieillissement même. Si l’adaptation de Fleischer finissait sur la mort de Nemo et l’engloutissement du Nautilus, Mandingo réinvente ce que pourrait être un homme dont la vieillesse est marquée par l’amertume, l’absence de descendance et la peur de la victoire d’idées progressistes. Nemo passait son temps à haïr les hommes par amour d’une idée de l’humanité qu’il développait dans de violentes diatribes ; Maxwell déteste l’humanité par amour de l’esclavage. Les deux restent cloîtrés dans leur tombeau.

La finesse de Fleischer est, par l’interprétation de Mason, de coudre le personnage de Maxwell à celui de Nemo. Il multiplie les effets d’écho et les renvois implicites au premier film grâce au jeu de Mason, qui évolue peu au cours du film : il trouve immédiatement un ton autoritaire glaçant autour duquel il se construit une attitude et une position, le menton légèrement relevé, le regard perçant, le bras gauche sur la hanche comme pour s’élancer et se projeter en avant. Par ce geste, il associe l’attitude du malade qui combat ses violentes crises de rhumatisme à celle du maître qui ordonne et sévit. Mason sait accompagner son personnage jusque dans le dégoût : les plans dans lesquels il pose ses jambes sur de petits enfants noirs deviennent des allégories de l’immoralité et de la jouissance qu’elle procure. Mason, par son regard fixe qui ne se détourne jamais de l’horreur ou des scènes excessives que Fleischer invente, attribue à son personnage une satisfaction égale à la colère qui le traverse en permanence.

Le vieillissement de Mason est pris en compte par l’acteur lui-même comme par le cinéaste.  Le premier met en valeur les traits physiques qui le distinguent du Nemo qu’il avait interprété : la peau luisante, le cheveu gras et plaqué, le dos courbaturé sont des signes d’une dégradation physique, d’un pourrissement matériel, organique. Mason garde le ton patricien de Nemo mais le colore d’une morgue et d’une vulgarité qui le rend indéfendable et abject. Fleischer, de son côté, associe en permanence le corps du propriétaire à la couleur glauque des murs, à l’écroulement des pierres. Le dernier plan du film en est un bon emblème : le cadavre du père gît au premier plan, près d’une colonne dont la base s’effrite. Très souvent, Mason, à l’intérieur de son palais, est filmé en grand angle, de façon à rendre le vide des salles immenses plus écrasant : il se comporte en comédien autarcique, sans public direct, assis sur un fauteuil qu’il transforme en estrade ou en scène. Dans les deux cas, Nemo ou Maxwell, il s’agit de jouer un monarque enragé, attaché à un Empire sans avenir. Ce qui change, c’est la viscosité rattachée au corps de Mason, là où Nemo était représenté en majesté, les plans de son profil s’inspirant de la statuaire.

Le vieillissement du corps de Mason permet à Fleischer de travailler sur l’autorité grandiloquente que l’acteur confère à ses personnages et à faire basculer les signes de la noblesse du côté de la morale indéfendable et du pourrissement inéluctable. L’altération du corps et sa traversée par le temps produisent moins un effet de reconnaissance qu’une sensation hideuse de méconnaissance, voyant en Maxwell un Nemo qui finalement n’a jamais pu se voir tel qu’il était, et attendant l’évolution biologique pour le découvrir.

Jean-Marie Samocki