1. LE FLUX DE LA VIE
Dans le numéro 285 des Cahiers du cinéma paru en février 1978, Jean-Pierre Beauviala revient sur le projet de film qui fut, au milieu des années 1960, à l’origine de ses premières innovations techniques en matière de synchronisation image-son :
« Études achevées, j’étais à l’Université faisant fonction de maître-assistant en électronique, et j’avais besoin de faire un film : film de recherche sur les parcours dans les villes, les rues, les places, disons un film sur la rue comme lieu essentiel à la possession de l’espace de sa vie. Pour faire ce film, j’avais besoin d’un dispositif qui permette à la caméra de se mouvoir sans entraves et de capter en même temps plusieurs sons : par exemple, si j’ai un bonhomme qui déambule dans une rue donnée, je ne veux pas enregistrer seulement les bruits de la rue autour de lui ; ce qui m’intéresse et que je cherche ce sont surtout les évènements concomitants ayant lieu en d’autres endroits que cette rue-là, enregistrer le son chez la crémière (et peut-être aussi une autre image), ce qui se passe à l’intérieur de sa maison là-haut au quatrième étage, dans son atelier, là-bas au bout de cette rue. Je voulais enregistrer les sons synchrones qui accompagnent, précèdent et surveillent l’homme qui marche. »[1].
Jean-Pierre Beauviala s’intéresse à la « figure de l’homme qui marche » pour penser l’enregistrement filmique, mais le matériel pour réaliser son projet de film n’existait pas à ce moment-là : le jeune ingénieur en électronique conçoit un circuit d’asservissement pour synchroniser un magnétophone à une caméra. Le fabricant de la caméra Éclair 16, la société Éclair, basée à Épinay-sur-Seine et à Paris, embauche Beauviala en tant qu’ingénieur-conseil au sein du bureau d’études SECLER afin de concevoir un moteur synchrone pour l’Éclair 16 et, plus largement, pour améliorer les conditions de prises de vues grâce à l’électronique (Sorrel, 2017). Prétextant la présence d’une usine de semi-conducteurs, Beauviala insiste pour installer le bureau d’études à Grenoble, dans l’immeuble qui se trouve en face de son appartement. En voulant vivre et travailler dans le même quartier, Beauviala dote cette vision du cinéaste passant d’une dimension politique : le filmeur n’est pas seulement un flâneur, c’est quelqu’un qui s’interroge sur la cité et ses transformations, et plus généralement sur un futur désirable. En 2014, il revient sur ce projet de film non réalisé et sa dimension manifeste :
« […] je voulais faire un pamphlet contre la Villeneuve. C’était en 1967, 68. Je voulais me battre contre l’idée même des plans de la construction de la Villeneuve. Et pour pouvoir me battre, vu que j’étais ingénieur et non pas architecte, ni urbaniste, ni rien, je m’appuyais sur un type extraordinaire qui s’appelle Camillo Sitte, qui […] a écrit un bouquin “L’art de construire les villes” […] qui expliquait comment les villes habitables, sont les villes qui font société. Et ce ne sont pas les villes hygiénistes où chacun a le soleil et le vent, mais aussi la solitude, ce sont des villes qui ont des rues, des places, où ça respire […], où il y a un rapport humain. […] La seule façon de faire, c’était de faire un pamphlet par un film pour montrer ce que c’était qu’une ville ancienne qui fonctionne bien et ce qu’est une ville moderne telle qu’on les voyait à l’époque en 1960, qui fonctionnent mal, qui sont même criminogène. À l’époque, je voulais montrer que la Villeneuve […] est indescriptible. C’est le pire endroit du monde où vivre. […] c’est comme cela que j’ai été amené à créer des instruments de cinéma pour pouvoir faire ce film. »[2]
Ce désir de film s’inscrit en réaction au projet, porté par la municipalité grenobloise, de construction d’un deuxième centre-ville. Réalisée dans les années 1970 par l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture (AUA), la Villeneuve de Grenoble procède à une rupture radicale avec les formes urbaines qui gouvernent les villes. Progressisme, humanisme et utopie ont joué un rôle déterminant dans la conception de ce quartier soumis à une discipline géométrique générale : des formes hexagonales avec quelques îles extérieures liées au corps principal par des galeries. Le projet s’inscrit dans une critique de la rue traditionnelle, associée à des conditions de pauvreté, au bruit, au manque de lumière, à la présence envahissante de la voiture. Outre les nuisances de la rue, le modèle spatial de la Villeneuve répond à la question de l’éclatement de la ville, proposant une manière de structurer un habitat dense dans un environnement noyé de verdure. Comme toute expérimentation, la Villeneuve n’a pas tenu toutes ses promesses (Caravansérail, 2020). Beauviala est convaincu que « le flux de la vie », comme le nommait le théoricien des villes et du cinéma Siegfried Kracauer (1960), est incarné par la rue dans tout ce qu’elle offre de perceptions, de rencontres, d’interactions et d’altérités possibles. Où la rue avec ses ateliers aux rez-de-chaussée pourrait assumer par elle-même une fonction dramaturgique toute particulière de ce qui fait le quotidien et que doit arriver à saisir une caméra. Cette période est concomitante avec les dernières années du mouvement situationniste qui développent depuis la fin des années 50 une conception de l’ambiance urbaine inspirée de la philosophie des moments de Henri Lefebvre. S’appuyant sur une double critique de la vie quotidienne et de l’urbanisme des années 1960, les situationnistes se saisissent de la notion d’ambiance pour déstabiliser le quotidien au moyen d’interventions en milieu urbain, que ce soit par des dérives expérimentales, des détournements ou des études psychogéographiques (Internationale situationniste 1997). Pour les situationnistes, l’idée d’ambiances permet ainsi d’intervenir sur la réalité affective de la ville et se situe au croisement du monde matériel, social et artistique (Thibaud, à paraître). Il est intéressant de noter aussi que cette approche du quotidien urbain par la marche et les ambiances a été travaillée à Grenoble dans ces mêmes années par des chercheurs comme Pierre Sansot avec Poétique de la ville (1971) puis un peu plus tard par Jean-François Augoyard qui avec sa recherche doctorale devenue l’ouvrage Pas à Pas, Essai sur le cheminement en milieu urbain (1979) démontre qu’au contraire, à la Villeneuve, il se déploie toute une rhétorique habitante par les parcours riches de sens : « La Villeneuve, c’était un peu la ville ouverte, un endroit où l’on pouvait refaire sa vie » (Caravansérail, 2023).
Jean-Pierre Beauviala avec Raymond Depardon devant une vitrine Aaton rue de la Paix
Grenoble, 27 mars 2006, photo Valentina Miraglia
2. PASSER D’UNE AMBIANCE À UNE AUTRE [3]
Sa réaction au projet de la Villeneuve exprime au premier abord un certain conservatisme qui nous permet surtout de décrire plus précisément, à travers sa pensée de l’urbanité et de l’architecture, comment il envisage l’innovation et la conception d’objets techniques destinés à changer la manière de faire des films. Quand Beauviala intègre SECLER, à la fin des années 1960, la télévision et le cinéma direct, comme la Nouvelle vague, ont bouleversé les formes et les techniques du cinéma léger en cherchant à entrer en plus grande synchronicité avec la société. Dans des notes pour un article sur la caméra légère présent dans ses archives personnelles, il écrit « Alléger la caméra, c’est aussi remettre le corps en route. » Beauviala conçoit l’ergonomie des appareils à partir du corps et de l’imaginaire du flâneur, s’écartant de la figure du chasseur (d’images) qui constituait encore le modèle présidant à la conception de l’Éclair 16. Comme le suggère ce slogan annonçant la commercialisation de la nouvelle caméra Aaton 7 en 1974, Beauviala s’adresse et s’appuie sur les usages provenant du cinéma direct et de l’anthropologie filmée : « Les cinéastes-aventuriers, fureteurs, savants, protestent : les appareils de prise de vue ne sont pas adaptés aux exigences d’un cinéma de terrain »[4]. La conception de l’Aaton 7 doit se démarquer de celle de l’Éclair 16, ne serait-ce que pour déposer des brevets et créer de l’engouement pour l’appareil en proposant une plus grande adaptabilité à se fondre dans le réel. En améliorant les principes optiques de la visée, Aaton parvient à reculer la caméra sur l’épaule, ce qui permet de dévoiler le visage de la personne qui filme, à la recherche d’un rapport plus égalitaire entre celles et ceux qui se trouvent devant et derrière la caméra. L’ergonomie de l’Aaton relève donc d’un changement d’imaginaire marqué par une approche documentaire visant à redonner une place au sujet filmé. La conception ergonomique d’Aaton peut également se rapprocher de celle développée par Victor Papanek dans son ouvrage Design for Human Scale publié en 1971[5]. Ce designer engagé critique un monde du design « produisant du médiocre sans rapport avec les besoins réels de l’humanité » (1973). Aaton fabriquait du matériel d’enregistrement qui visait à produire du sens, et Beauviala veut proposer des outils conçus qui permettent à l’humanité de se représenter de manière plus juste. Papanek prône une conception centrée sur l’humain, plutôt que sur la technologie, une conception participative, intégratrice, éthique et, pour cela, souvent bricolée. Papanek s’intéresse à « […] “l’interface entre le design et les personnes” c’est-à-dire, du souci véritable de l’autre » (préface à la seconde édition, 1977). Beauviala envisage le design des caméras à partir du corps. Cette posture est autant un engagement qu’une esthétique. Dans les années 1970 notamment dans le cinéma français, l’enregistrement direct de la réalité est envisagé sans entrave, là où le corps va —passer une porte, monter dans une voiture, etc.—, la caméra doit pouvoir le suivre, pour que le film ne s’arrête jamais. S’inscrire dans le réel, plutôt que dans sa reconstitution, passer de dedans à dehors, et vice versa, sans limites. Rendre compte de l’univers urbain, avec la rue comme lieu de toutes les perceptions et rencontres, avec les multiples passages d’une ambiance à une autre, nécessite une caméra qui s’adapte au réel et non l’inverse.
L’ergonomie de la première caméra Aaton, l’Aaton 7 présentée à la Photokina de 1974 (Nicolazic, Sorrel, 2022) représente pour Beauviala les premières bases pour réfléchir politiquement les moyens du cinéma, afin de développer un cinéma de proximité. Un travail sur l’optique a permis de faire reculer la visée afin d’équilibrer l’appareil qui vient naturellement s’installer tel un chat sur l’épaule. La figure de l’animal de compagnie représente une altérité avec qui l’opérateur va chercher à construire d’autres rapports qu’uniquement techniques tant à l’appareil qu’aux lieux enregistrés et aux personnes croisées. Il s’agit à la fois de pouvoir se déplacer avec la caméra et de construire des images dans lesquelles on puisse « se balader » pour « permettre un regard qui laisse passer des choses » [6]. Il ne s’agit plus de chasser le réel, mais de l’accueillir, et de permettre à la complexité du contexte d’entrer dans le champ en même temps que l’acoustique permet de faire entendre les lieux. Beauviala prône la figure d’un cinéaste qui soit opérateur de son propre film « pour qu’il puisse reconstituer l’espace »[7], mais également un filmeur qui pense et réfléchit la place de l’humain dans la société.
3. UNE FABRIQUE DE CAMÉRAS DANS LA CITÉ
Quand il a fallu lancer la production des caméras, au milieu des années 1970, ce sont les anciens ateliers d’artisans que Beauviala voulait filmer rue de La Paix qui ont été reliés entre eux pour constituer, de bric et de broc, un lieu industriel au centre de la ville. Il est intéressant de s’attarder sur la manière dont la manufacture de caméras s’est constituée dans la ville pour envisager la pensée qui guide la conception des outils. Il s’agit d’adapter les locaux existants, pour conserver l’aspect de l’artisanat et les vitrines qui permettent de laisser entrevoir le travail à l’intérieur et la lumière pénétrer les espaces de travail. Les espaces ont été reconfigurés à l’intérieur pour créer des circulations et de la vue :
« On a coupé les pièces pour des questions de bruit, mais on les a coupées avec du verre. Personne n’était extrait du mouvement de la ville. Tout le monde avait vue sur rue. Il n’y a que ceux qui étaient au niveau de l’entresol qui, même s’ils voyaient la rue, devaient se pencher pour voir les gens. En été, quand on ouvrait toutes les fenêtres, on était quasiment dans la rue. N’importe qui entrait dans Aaton. On sonnait, on entrait, les gens venaient… Il y avait donc de l’espace, de la lumière, la liberté d’entrer et sortir, d’aller faire ses courses – on était vraiment en centre-ville. »[8]
La conception de caméras, comme l’implantation d’ateliers de construction dans le centre-ville, exprime la volonté que ces outils puissent faciliter un cinéma de proximité :
« Étant donné que la caméra Aäton est très silencieuse, de silhouette assez basse et rejetée à l’arrière de la tête de l’opérateur, celui-ci peut dorénavant participer activement en tant que personne et non plus seulement comme porteur de la boite magique voleuse de portraits : il peut établir une relation avec les acteurs qui ne sont plus regardés de loin. Les divers cameramen qui utilisent cette caméra nous disent que le style de leur travail s’en trouve souvent profondément modifié. Pour ces raisons, nous décrivons L’Aäton 7 comme la caméra-de-proximité. »[9]
Brochure Aaton, 1974 – Archives Cinémathèque de Grenoble
L’expression « caméra-de-proximité » ne suggère pas seulement l’idée de concevoir un appareil de prise de vues léger et mobile : c’est aussi un objet technique susceptible de susciter des rencontres et de créer des interactions. Il s’agit, à travers cette première caméra, de construire l’image d’un outil à porter, mais aussi une certaine idée du cinéma qui invite celles et ceux qui le souhaitent à se saisir des outils du cinéma pour construire d’autres pratiques et d’autres représentations : un cinéma qui s’expérimente au quotidien et se développe au cœur même des lieux de vie dans une conception poétisée et politisée par la réflexion qu’avait Beauviala sur l’urbanité et l’architecture.

(1) Une caméra comme un chat sur l’épaule. Publicité, caméra 16mm Aaton 7 [1975]. Fonds Aaton, Cinémathèque Française
(2 & 3) Une caméra vidéo appelée “la Paluche”, Brochure Aaton, [1976]. Fonds Aaton, Cinémathèque Française
4. RELIER DES ESPACES POUR FABRIQUER DU REGARD
Les ateliers Aaton ne sont pas les seuls espaces investis par Beauviala et ses recherches s’expriment dans d’autres projets de lieux : la réalisation d’une maison à Mens (commune rurale située à une heure de Grenoble), véritable architecture expérimentale de ses idées, et l’aménagement d’un appartement de 450 mètres carrés sous les toits du vieux Grenoble. Constitué au fil du temps et d’achats de Galetas, greniers, chambres, couloirs pour relier ces espaces entre eux afin de transformer l’ensemble en un véritable parcours aux passages et ouvertures atypiques permettant de créer des cadrages inédits sur les toits de Grenoble.
Pour comprendre les logiques mises en œuvre, nous avons visité l’ensemble de ces lieux, réalisé des relevés 3D (technique du nuage de points), et échangé avec l’architecte, Jean Jo Verdet partenaire de ses projets, ainsi qu’avec le maçon, François Della-Valle, qui l’a suivi dans quasi tous ces projets. Plusieurs principes y sont déployés, principes qui ne sont pas sans quelques similitudes avec la façon dont les caméras Aaton se créaient.
Beauviala pensait la conception comme un processus perpétuel où le passage à la réalisation n’est pas la dernière étape. Cette conception se faisait en discussion permanente avec son architecte, mais aussi avec l’ensemble des artisans, se reprenant les idées les uns, les autres, avec, non pas des plans d’exécution, mais des croquis d’explication faits entre eux au fil des rencontres, souvent sur un coin de table, ou encore directement sur le site lors du chantier. Et même quand une partie semblait finie, elle pouvait être remise en question. Se met en place alors une conception ouverte à des idées qui doivent pouvoir se discuter et surtout s’expérimenter et où l’objectif du projet n’est pas la maîtrise formelle ou structurelle d’un ensemble, mais d’éprouver des dispositifs et de laisser ouvert certaines parties à des extensions potentielles. On a là des principes que l’on retrouve chez un architecte-artiste brésilien, Sérgio Ferro, arrivé à Grenoble au début des années 70. Ferro prônait un remodelage sans fin et l’expérimentation collective avec les artisans quitte à démolir et refaire, loin de « l’hypostase du projet chez les architectes normaux », Ferro affirmait « la priorité du chantier dans le monde dominé du capital productif » (2024).
Essais de représentation de la rue de la Paix et des locaux Aaton – Nuage de points 3D
UPR MAP – réalisation Livio de Luca et Laurent Bergerot
Archiver les lieux – Captation 3D des ateliers Aaton par Livio de Luca et Laurent Bergerot
document réalisé par Naïm Aït Sidhoum, Julien Perrin, Valentin Lergès (Les films de la Villeneuve)
Un autre principe gouvernait les intentions architecturales de Beauviala, celui de l’inscription dans l’existant au point de vouloir ne pas s’en différencier avec l’objectif qu’on puisse penser qu’une architecture ait toujours été là, par ses formes, ses matériaux, mais aussi par les sociabilités qui s’y inscriront. Son architecte Jean-Jo Verdet raconte cette anecdote : « en arrivant à Roissard quand on vient de Grenoble, il y a, à l’entrée du bourg sur la droite, plusieurs toitures qui sont groupées et, en arrivant il m’a prévenu, “ma maison sera un hameau dans l’esprit de ce que tu vois là. Je veux faire un hameau qui est là depuis toujours.” » L’idée du hameau est celle d’un lieu de vie et de travail où le collectif et l’individuel sont possibles, ici l’espace public n’est plus la rue comme pour les ateliers, mais la place. Ainsi Beauviala voyait la première maison (la sienne) comme le début d’un lieu qui puisse évoluer avec la construction d’autres maisons et finir par former un hameau. La forme même de sa maison faite de volumes connectés par des passages parfois improbables contribue déjà fortement à l’impression de hameau, comme si c’était le résultat d’une évolution au fil des années et non d’une conception initiale.
Croquis de la maison de Mens montrant l’imbrication des espaces pour une maison esquissant déjà l’idée de hameau.
Document non daté réalisé au Glacier Place Notre-Dame par Jean-Jo Verdet (fonds Cinémathèque de Grenoble)
Figure 9. Archiver les lieux – Captation 3D de la maison de Montvallon par Livio de Luca et Laurent Bergerot – document réalisé par Naïm Aït Sidhoum, Julien Perrin, Valentin Lergès (Les films de la Villeneuve)
Un autre principe, cher à Beauviala, consiste à créer des parcours entre les espaces intérieurs et d’avoir ainsi des ambiances différenciées et des mises en vue travaillées. Une architecture sans porte. Voici le souhait. Les portes rompent la fluidité des pas, de la vue et du son. Les aménagements intérieurs jouent alors sur les seuils et les passages, développant un art d’apparaître et de disparaître d’un espace à un autre. Il s’y développe des demi-niveaux, des quarts de niveau, voire des 1/10 de niveau lors des passages d’un espace à un autre. C’est aussi des configurations d’espaces (il est parfois difficile de parler de pièces) qui permettent de voir et d’accéder à de nombreux autres, non pas avec l’intention d’un panoptique de contrôle domestique, mais plutôt d’un jeu où les espaces de l’habiter comme ceux du travail sont configurés pour permettre les rencontres autant que pour offrir une multiplicité d’endroits où se poser et bénéficier d’un cadrage, d’une vue, d’une ouverture. Avec son architecte, ils avaient réfléchi à l’idée de ruelle intérieure à l’intérieur même d’un espace est à la fois desserte et lieu de vie. L’idée explicite était de retrouver les qualités à l’intérieur des lieux (habitat comme travail) de ce qu’une rue vivante d’activité offre en ville.
Avec ces principes, on est loin de toute rationalité architecturale qui irait puiser dans la théorie ou les structures une quelconque logique de conception prédéfinie. Aucune recherche non plus de fonctionnalités liées à des usages normés (qui sont rejetés), mais au contraire la possibilité que chaque lieu puisse accueillir des corps (et pas des fonctions) et offrir une expérience sensible et sociale, dans une logique d’expérimentation, de collaboration et de bricolage qui s’inscrit dans un déjà là et où l’innovation ne contredit pas le vernaculaire.
5. “LES BAL(L)ADES GRENOBLOISES”
La volonté de fabriquer des caméras au cœur de la ville pour rendre possible un cinéma de proximité s’éprouvait directement lors de la réalisation de films tests qui pour se faire n’avait qu’à sortir des ateliers et prendre les quartiers environnants comme sujet. Ces films tests nommés « bal(l)ades grenobloises », en plus, bien entendu, d’avoir un intérêt technique, constituent aujourd’hui des archives inédites sur l’urbanité et les ambiances de ces quartiers.
Films tests – Ballade grenobloise
photographie : Vincent Sorrel – Archives Fond Jean-Pierre Beauviala – Cinémathèque de Grenoble
Exemple d’une Bal(l)ade Grenobloise titrée Images place Notre Dame, 28 mars 2008.
Réalisé en 2008 pour tester une caméra A-Minima Super 16mm, cet essai a été tourné à proximité des locaux d’Aaton, sur la place Notre Dame puis rue Bayard : le panoramique qui clôt le dernier plan dévoile en transparence le bureau d’études électronique.
Bien plus encore, cette « sortie des usines Aaton » dans le quartier comme le titrait en 1978 Les Cahiers du cinéma en référence au premier film des Frères Lumière, était devenu un rituel pour qui venait de loin[10] à Grenoble visiter Aaton et rencontrer Beauviala. On ne compte plus le nombre de cinéastes et techniciens qui ont fait ce que nous avons fini par appeler « la visite à Grenoble » (Sorrel, Tixier, 2022). Les traces de ces visites, que nous avons pu recueillir sous différentes formes (photos, films, entretiens), montrent comment s’est construite une scène médiatique et technico-artistique grenobloise par la capacité d’Aaton à exister en marge d’une industrie cinématographique majoritairement implantée en région parisienne. De ces histoires recueillies, un parcours grenoblois se dessine : démarrant rue de la paix, les protagonistes piétons empruntaient la rue Auguste Gaché, suivie de la rue Bayard vers la place Notre-Dame où se trouvait la brasserie Le Glacier, Le tonneau de Diogène. D’autres fois, le déplacement était plus court, et s’arrêtait à la Pizzeria des Halles, rue Auguste Gaché. Ces récits permettent de cartographier des points nodaux autour de lieux de sociabilité (principalement des bars et restaurants), particulièrement prisées de l’intelligensia grenobloise dans les années 1970-1980 (architectes, artistes, etc.), mais aussi par certains employés d’Aaton, en particulier les ingénieurs des bureaux d’études. Pour tester les caméras, les stagiaires du bureau de contrôle de l’entreprise réalisaient eux aussi un parcours, assez semblable, avec un périmètre plus élargi intégrant les flux de la vie : ceux du marché des Halles, de la place de Verdun ou encore du jardin des Plantes.

La visite à Grenoble, parcours – collage des lieux emblématiques, format original 1,5m (Emmanuelle Pilon, 2024)
Nous réalisons actuellement – avec l’aide d’Emmanuelle Pilon, stagiaire à l’école d’architecture de Grenoble – la cartographie de ces déambulations qui, tout en reprenant les points d’ancrage récurrents présents dans les films tests, intègre également une histoire de la scène cinématographique grenobloise. L’objectif est de proposer aux publics de parcourir, à son tour, le quartier des Antiquaires et ses alentours à la recherche des lieux et des traces de cette scène cinématographique (qu’il sera possible de découvrir grâce à des QR Code inscrits dans l’espace public et dans des lieux de sociabilité) : débutant à la Cinémathèque de Grenoble, 4 rue Hector Berlioz (01), dirigeons-nous vers la place Notre Dame pour prendre un café à la brasserie Le Glacier (08) – aujourd’hui Ligne Lizz’Café. Nous pourrons y découvrir plusieurs extraits de films tournés dans ce lieu. Reprenons notre route en bifurquant à l’angle de la rue du Président Carnot, où se situaient les premiers ateliers SECLER puis Aaton (02), avant de nous rendre dans les différents lieux occupés par la société : à l’angle de la rue Bayard et de la rue Auguste Gaché (05), et au 1 et 2 rue de la Paix (04). “La visite” se termine devant le Musée de l’ancien Evêché, 2 rue Très Cloîtres (09), puis 1 rue du Vieux Temple où se trouvait Maison du Cinéma (10), le Musée de Grenoble (11) et, enfin, vers l’ancien atelier de Jean-Luc Godard, Sonimage, 2 rue de Belgrade (12).
La visite à Grenoble, carte des lieux emblématiques sur laquelle a été ajoutée pour une exposition à venir le Musée de Grenoble, le Musée de l’Ancien Évêché et la Cinémathèque de Grenoble (Emmanuelle Pilon, 2024)
5. CITIZEN BEAUVIALA [11]
La conception de Jean-Pierre Beauviala pour l’architecture ne vise pas une recherche d’optimisation des matériaux ou des formes. Il est plutôt à la recherche d’effet sensible (vue, cadrage, parcours, etc.) guidé par l’expérience que l’on fait des lieux (espace, ambiance, matériaux) qui sont dessinés pour accueillir le corps. Sa conception des espaces semble – à l’inverse d’une pensée normative – travaillée par une logique d’expérimentation, de bricolage, où chaque espace d’architecture est objet d’une idée à expérimenter à la recherche d’une esthétique qui s’élabore par sédimentation, par une somme de décisions prises au fil de la conception et du chantier. Même terminés, les lieux étaient transformés, modifiés, de la même manière qu’il ressentait la nécessité de faire évoluer en permanence les appareils dont le design laissait apparaître le fonctionnement. À ce titre, le terme de chantier, plutôt que celui d’architecture, paraît plus adapté à cette démarche qui agit par principe sans fin. Les chantiers mis en place par Beauviala sont des transformations permanentes faites d’extensions, pour rechercher d’autres effets de passage (d’une maison à un hameau, d’un atelier à une rue d’ateliers, voire d’un quartier d’ateliers, etc.), comme le design des appareils prévoyait des espaces libres pour laisser de la place vide à une évolution dont on ne sait encore rien. Le geste est envisagé à partir de ce qui existe. On observe une volonté de respecter « l’autre » dans ce qui constitue un lieu, un savoir-faire, une architecture qui doit sembler avoir toujours été là, dans l’idée de reprendre, à travers la récupération de matériaux, d’idées, des logiques du site, une part de son histoire.
Cette approche de l’architecture nous permet de mieux comprendre la manière dont Jean-Pierre Beauviala envisageait la conception d’outils pour le cinéma à partir du corps et d’un design à taille humaine guidé par l’idée de connecter les espaces par la vue, l’ouïe autant que par le pas, pour passer d’une ambiance à une autre afin d’en saisir les différentes sociabilités. La fabrication d’architectures pour habiter comme pour travailler, est envisagée pour construire des espaces où et d’où s’exerce le regard, comme le propose une caméra. Voir et être vu, à travers des effets de transparence et d’organisation des espaces. En somme, faire des caméras et des architectures pour que s’y inscrive la vie.
Vanessa Nicolazic
Vincent Sorrel
Nicolas Tixier
5. BIBLIOGRAPHIE
Augoyard, J.-F. (1979). Pas-à-pas. Essai sur le cheminement en milieu urbain. Seuil.
Collectif. (1997). Internationale situationniste 1958-1969. Fayard.
Collectif. (2020, 2023). Caravanserail. 1, 2. BazarUrbain.
Ferro, S. (2024). Architecture from below: An anthology. Mack Books.
Kracauer, S. (1960). Theory of Film. Redemption of Physical Reality. Oxford University Press.
Nicolazic, V., Sorrel, V. (2022). Main, épaule, le creux de l’identité : archéologie de l’Aäton 7. In Bégin, R., Carrier-Lafleur T. & Mouëllic, G. (eds.). Un cinéma en mouvement. Portabilité des appareils et formes filmiques, Les Presses de l’Université de Montréal.
Papanek, V. (1971). Design for the Real World: Human Ecology and Social Change. Pantheon Books.
Perec, G. (1974). Espèces d’espaces. Galilée.
Sansot, P. (1971). Poétique de la ville. Klincksieck.
Sorrel, V. (2017). L’invention de la caméra Éclair 16. Du direct au synchrone. 1895, revue d’histoire du cinéma. 82, 106-131.
Sorrel, V., Tixier, N. (2021). La visite à Grenoble. Quand l’usine Aaton fabrique des images et des sons. Cahiers Louis Lumière. 14, 91-115.
Thibaud, J.-P. (2015). En quête d’ambiances : éprouver la ville en passant. MétisPresses.
Thibaud, J.-P. (à paraître). Ambiances, “step-by-step”. Kazig, R., Masson, D., Welton, M., Wieczorek, I. (eds.) Handbook on Ambiances/Atmospheres. Routledge.
Cette recherche s’inscrit dans une collaboration entre les laboratoires CNRS Litt&Arts et AAU (équipe Cresson / ENSA de Grenoble) ainsi qu’avec la Cinémathèque de Grenoble. Elle bénéficie du soutien de la Région Auvergne-Rhône-Alpes (dans le cadre de l’appel à Mémoires des XXe et XXIe siècles), du Département de l’Isère, des ANR SCAENA et Beauviatech. Elle associe Livio De Luca et Laurent Bergerot (UPR CNRS/MC MAP), Armin Linke (artiste, dans le cadre d’une résidence à la MACI/UGA), Naïm Aït Sidhoum, Julien Perrin, Valentin Lergès (Les films de la Villeneuve), Anaïs Truant (directrice de la Cinémathèque de Grenoble), Cédric Pichat (ingénieur d’études AAU) et Emmanuelle Pilon (architecte graphiste).
Cet article est une version augmentée d’un premier texte paru en anglais dans les actes du 5ème Congrès International Ambiances (Rio, Lisbonne, 2024).
[1] Entretien avec Jean-Pierre Beauviala, Cahiers du cinéma, n°285, février 1978, p. 8.
[2] https://www.ambiances.net/evenement/le-quotidien-filme-archives-filmiques-et-espaces-publics/
[3] En référence à la célèbre phrase de Georges Perec « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner » (1974).
[4] Pour un cinéma de proximité (1974), fonds J.P. Beauviala – Aaton, archives Cinémathèque de Grenoble.
[5] La traduction française sort en 1973. Cet ouvrage est présent dans la bibliothèque de Jean-Pierre Beauviala.
[6] Fonds J.P. Beauviala – Aaton, archives Cinémathèque de Grenoble.
[7] Fonds J.P. Beauviala – Aaton, archives Cinémathèque de Grenoble.
[8] Entretien avec Jean-Pierre Beauviala sur le fonctionnement de l’entreprise Aaton, par Alexia de Mari, revue en ligne Création collective au cinéma, dossier « L’équipe de film, innovations et inventions », n°2, 2019.
[9] Document Aaton. Fonds Cinémathèque de Grenoble. À cette époque, Aäton est orthographié comme tel dans le document produit à l’occasion du festival du court-métrage et du documentaire de Grenoble en 1974.
[10] Un exhaustif compte-rendu de sa visite en 2009 a été fait par le réalisateur et éditeur newyorkais Jon Fauer : http://www.fdtimes.com/pdfs/articles/aaton-beauviala/FDT_Aaton_WebRpt_hi_072309.pdf
[11] Citizen Beauviala est une belle expression que l’on doit à Caroline Champetier, directrice de la photographie et réalisatrice. Cette expression fut ensuite utilisée pour une émission de radio Surpris par la nuit – Jean-Pierre Beauviala, portrait en forme de balade, France Culture, 3 octobre 2007.