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Expériences du nocturne au cinéma et en photographie

Expériences du nocturne au cinéma et en photographie

© From the window, by night. 2023, JL.

Nocturnes, Nocturne

Le terme nocturne est relativement connu (sans que son statut soit nécessairement clair) dans le champ de l’histoire de l’art et de la musique. Le rêve de Constantin de Piero della Francesca, empreint d’un bleu du soir azuré, est, par exemple, la première fresque nocturne connue (dans la chapelle principale de la basilique San Francesco à Arezzo et datant de 1458-1466). Les grands tableaux sur fonds d’obscurité dont l’éclairage externalisé met en lumière la peau et la physionomie si finement modelées des personnages du peintre Le Caravage ont été les premiers à conférer autant de subtilité à la couleur noire. Les tableaux nocturnes de certains peintres romantique allemands et anglais tels ceux de Caspar David Friedrich, Johan Henrich Füssli, John Constable ou du symboliste Arnold Böcklin fascinent encore par leurs paysages aux couleurs intenses et délicates ou leurs scènes sombres aux sujets surnaturels et mystérieux issus de la mythologie, des pièces de Shakespeare ou de leur imaginaire. Quant aux différentes nuits étoilées de Van Gogh, leurs cieux azurés et les subtiles tonalités des étoiles qui se reflètent, sur certaines versions, sur le Rhône ravissent l’œil et éveillent l’imagination. Au XXe siècle, Edward Hopper, inspiré par le cinéma et la photographie, a peint des tableaux nocturnes devenus iconiques (Automate, Nighthawks). Son œuvre a ensuite influencé certains réalisateurs comme Alfred Hitchcock ou Wim Wenders.

En musique, le genre nocturne se décline en petite musique de nuit, dernière sérénade de Mozart, par exemple et au XIXe et début du XXe siècles, à travers les compositions de Frédéric Chopin, Gabriel Fauré, Claude Debussy, si bien évoquées par Vladimir Jankélévitch dans son essai intitulé Le nocturne1.

En littérature, c’est plus souvent le terme nuit qui prévaut- Alain Montandon a dirigé l’imposant Dictionnaire littéraire de la nuit. Cependant, le philosophe Gilbert Durand utilise le terme nocturne pour décrire cette atmosphère particulière prisée des écrivains romantiques, parmi lesquels les auteurs très différents que sont Novalis, Victor Hugo et Edgar Allan Poe. En philosophie, le nocturne est associé à la nuit et à la voûte étoilée.  Celles-ci sont le paradigme du sublime selon Kant, tandis que pour Burke rien n’égale « la force d’une judicieuse obscurité2. » Si le nocturne existe bien comme genre pictural et musical, en littérature et en philosophie et surtout dans le langage courant, on passe souvent, sans état d’âme, de la nuit au nocturne et même à l’obscurité. Malgré ses antécédents picturaux et musicaux, le nocturne (qui signifie dans la langue française « ce qui a lieu, ce qui arrive la nuit3 ») demeure largement impensé du côté des arts visuels contemporains, et cela, bien qu’il existe de nombreuses représentations nocturnes en photographie, d’innombrables séquences nocturnes au cinéma, qu’il soit de fiction ou documentaire. Certains photographes comme Rut Blees Luxemburg, Chrystel Lebas, Gregory Crewdson, Bill Henson, Laurent Hopp ou Antoine d’Agata choisissent uniquement le temps nocturne du crépuscule à l’aube pour leurs prises de vues tandis que des cinéastes comme Chantal Akerman, Leos Carax, Francis Ford Coppola, Philippe Grandrieux,  Jim Jarmusch, Stanley Kubrick, David Lynch, Brian de Palma, Apichatpong Weerasethakul,  entre autres, choisissent également le nocturne non pas pour rythmer leurs films dans une alternance jour-nuit, mais pour exalter la beauté, le mystère, les métamorphoses de l’environnement nocturne. En vidéo, Bill Viola a souvent convié le bleu et le noir propre au soir.

La définition et la compréhension du nocturne dans son acception la plus générale et plus spécifiquement pour les deux médiums qui nous concerne, photographie et cinéma, est très variable. Elle pose nombre de questions et de difficultés. Est-il utilisé par les artistes comme un éclairage, un décor, un motif ou comme un dispositif conçu pour favoriser l’émergence d’une atmosphère singulière ? Quels effets produit-il sur le spectateur ?  Désigne-t-il une « atmosphère » ou une « tonalité émotionnelle » (comme la Stimmung) ? Constitue-t-il un « genre » (avec ses cadres et ses codes) ? Relève-t-il d’une « forme » ou d’un « style » ? Est-ce un « dispositif » lié à des conditions matérielles de fonctionnement (des techniques) ? Est-ce une sorte de « catégorie esthétique » dépassant les spécificités des différents arts ou médiums ?

Notre ambition est de comprendre de quelle(s) façon(s) des représentations filmiques et photographiques réitèrent, prolongent, remanient ou subvertissent ce nocturne. Peut-il s’inscrire pleinement dans le champ de la photographie, du cinéma et même de la vidéo4 ou demeure-t-il à jamais cet adjectif que l’on accole à des scènes, des séquences, des images ?

Des chercheurs de différentes disciplines (théorie du cinéma, photographie, arts plastiques, littérature, culture visuelle) interrogent les expériences du nocturne, de ses couleurs, luminosités, opacités et profondeurs particulières.  Des prémisses de la photographie et du cinéma au XXe siècle en passant par le cinéma classique Hollywoodien, de l’expérimentation documentaire au cinéma de fiction contemporain sans oublier le champ de l’art conceptuel et les expériences du Land art, leurs articles interrogent les contours du nocturne.

Aux sources du nocturne

Les textes de Marie Gueden et Nathalie Boulouch reviennent sur les formes nocturnes urbaines qui émergent du fait de l’invention des éclairages et des publicités au gaz néons mais aussi grâce à la danse serpentine de la grande artiste Loïe Fuller (1862-1928) dans le Paris du début du XXe siècle.

Marie Gueden analyse, grâce à l’étude de nombreuses archives, l’attractivité de la forme serpentine dans les nuits parisiennes et sur les scènes de théâtres au début du XXe siècle.  Elle retrace le parcourt de Loïe Fuller et les retombées médiatiques de sa danse Serpentine, qui la propulse telle un papillon aux couleurs éclatantes dans l’obscurité des scènes de théâtres. Le succès de cette forme serpentine est tel qu’elle s’observe également sur les néons de la ville, dans les foires puis par la suite au cinéma.

Nathalie Boulouch révèle comment Léon Gimpel (1873-1948) a immortalisé les premières publicités au gaz néon en perfectionnant l’autochrome, ce dispositif photographique permettant la couleur, conçu par les frères Lumière, breveté en 1903 et commercialisé en 1907. Elle souligne que « si la photographie nocturne en noir et blanc ne présente plus de difficultés majeures en ce début de XXe siècle, la tâche est au contraire particulièrement complexe avec l’Autochrome. Gimpel l’avoue lui-même : réaliser de telles prises de vues en couleurs le faisait se tenir « sur la limite du possible et de l’impossible ».

Fictions nocturnes

Louis Daubresse retrace la question du silence nocturne dans l’environnement naturel ou urbain depuis l’antiquité jusqu’à la période contemporaine avant de s’intéresser à la peinture puis au cinéma. Il se concentre alors sur le silence choisi par différents réalisateurs (William H. Keighley, Jules Dassin et Theo Angelopoulos) pour suivre les agissements, souvent peu recommandables, de certains noctambules, personnages de films noirs. L’auteur met en parallèle, dans un choix de séquences, l’obscurité béante et le silence qui permettent de concentrer le regard du spectateur sur les faits et les gestes d’individus marginaux tout aussi sombres que leur environnement.

Guilain Chaussard interroge les représentations de l’amour, de l’altérité, et du souvenir à travers la poésie des couleurs nocturnes dans le cinéma classique hollywoodien de William Dieterle, Joseph Mankiewicz, Albert Lewin et Alfred Hitchcock. Il observe que « par-delà sa dimension spatio-temporelle immédiate, le nocturne apparaît ainsi comme un motif esthétique qui permettrait, tel le sublime, de faire apparaître, de montrer ce qui par définition ne se montre pas : plénitude du monde intérieur, franchissement de la limite entre vie et mort, entrelacs des âmes unifiées par-delà le corps et le temps ».

Nuits photographiques

Julien Milly, reprenant des réflexions de Victor Hugo puis de Baldine Saint Girons, réfléchit « à la grande labilité de la lumière dans son rapport au noir ». Selon lui, l’obscurité nocturne éclaire le regard ce que démontrent les photographies de Koral Carballo (1987-), Agnès Geoffrey (1973-) et Marina Gadonneix (1977-). Julien Milly observe à travers les images de ces artistes que « la nuit, propice aux états de songe, provoque une oscillation narrative parallèle aux intermittences de la lumière dans l’obscurité ».

Nature nocturne

Charlotte Beaufort détaille la conception, la réalisation  et les différentes références culturelles de James Turell pour élaborer et construire  le Roden Crater, sur la base d’un ancien cratère volcanique  dans le désert : un écran de cinéma sur l’espace hypétral, dispositif minutieusement conçu par l’artiste,  œuvre monumentale du land art. Charlotte Beaufort analyse cette œuvre « comme une exploration des conditions de possibilité du cinéma avant le cinéma et en dehors du cinéma » grâce à l’atmosphère nocturne.

Le texte de Marianne Pistone souligne l’omniprésence de la jungle, un environnement nocturne par nature, dans le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, mais aussi le reflet d’une intériorité des personnages. En effet,  le sommeil et les rêves sont des motifs récurrents des films d’Apichatpong Weerasethakul au cours desquels, écrit-elle, « une climatique de l’étrangéité fait planer une opacité fondamentale, que ce soit plastiquement, esthétiquement ou narrativement ».

Politique du nocturne

Camille Bui note au sujet du cinéma documentaire que la présence de la nuit est conditionnée par l’existence d’un « contenu» social du nocturne. Elle observe que We Are The Lambeth Boys (C’est nous les gars de Lambeth) de Karel Reisz de 1959 et La Pyramide humaine de Jean Rouch de 1960 s’attachent à montrer que des affinités peuvent surgir la nuit tandis que le jour les contraint socialement et les dissout. Plus récents, Vers la tendresse d’Alice Diop et Un Amour d’été de Jean-François Lesage, de 2012, expriment combien l’atmosphère nocturne peut créer des liens, dont on ne sait s’ils perdureront dans le temps diurne mais qui figurent comme des promesses. Ces quatre films dressent « le portrait d’un collectif générationnel, à partir de portraits d’individus ou de petits groupes d’adolescents ou de jeunes adultes ».

Au seuil du nocturne

Sarah Leperchey scrute le nocturne dans les films de Chantal Akerman et en particulier dans No Home Movie (2015), film qui, paradoxalement et à l’inverse des précédents, est majoritairement diurne et en lequel surgit par instant un nocturne artificiel. Celui-ci est alors dérivé d’une obscurité produite par des stores, des contrejours ou par l’écran d’un ordinateur qui relie parfois à distance la cinéaste à sa mère. Sarah Leperchey souligne que cette surface sombre et réfléchissante « met en scène une obscurité qui n’offre aucune échappée, s’opposant ainsi à l’idée du nocturne comme univers sans limite qui prévaut dans la tradition picturale ».

Après avoir évoqué en préambule la « pleine nuit » ou plutôt une single-night narrative, Will Straw analyse huit génériques qui marquent le passage du jour à la nuit ou de la nuit au jour (Day-night transition or night-day transition) sur des films américains, italiens, japonais et français depuis 1959 jusqu’aux années 1970 (parmi ceux-ci : Asphalte, 1959, de Hervé Bromberger ;  The Cat Gambler, 1965, de Hiroshi Nogushi ; Maigret à Pigalle, 1966, de Mario Landi ; et en préambule : Qui a peur de Virginia Wolf, 1966, de Mike Nichols et Vendredi soir, 2002, de Claire Denis). Il émet l’hypothèse que le cinéma, plus que la photo ou la peinture réussit à saisir avec subtilité les variations temporelles du crépuscule ou de l’aube.

Le noir et ses limites

Le noir et ses limites sont interrogées par Valérie Cavallo à travers le regard du photographe non voyant Evgen Bavcar (1946, ex. Yugoslavie) et par Li Chen Kuo, laquelle aborde, sous un angle technique, la nature du négatif et de la couleur noire depuis les début de la photographie jusqu’au cinéma actuel.

Valérie Cavallo analyse que pour Evgen Bavcar, qui perdit la vue, suite à deux accidents, à l’âge de 10 ans, la photographie est une manière de sentir ce qu’il pourrait voir et en quelque sorte de se l’approprier. Il s’attache à photographier le paysage nocturne tout en l’éclairant (à la lampe torche ou avec des projecteurs). Valérie Cavallo relate que « sans datation claire – et c’est probablement intentionnel – l’œuvre d’Evgen Bavcar n’autorise aucune précision concernant la dynamique de son processus créatif.

Li-Chen Kuo étudie le support négatif, ce faisant elle fait un parallèle entre les couples positif-négatif et jour-nuit pour appréhender l’usage des images négatives dans la photographie et le cinéma. Elle part de l’invention de la photographie et des premiers négatifs pour aller jusqu’aux expérimentations contemporaines en numérique ou aux lampes infra-rouges qui proposent alors une vision du monde en lequel le jour et la nuit se superposent. Elle appuie ses analyses sur un large corpus en photographie et cinéma, depuis le XIXe siècle, et les avant-gardes (Laszlo Moholy-Nagy, Man Ray, Eugène Deslaw, Franz Roh), à partir  de films narratifs parmi lesquels Nosferatu, 1922, de Friedrich W. Murnau, Killer’s kiss, 1954, de Stanley Kubrick ou plus expérimentaux, comme The Very Eye of Night (1952-1959) de Maya Deren, jusqu’à deux documentaires contemporains (Night Without Distance, 2015, de Lois Patiño, Il n’y aura plus de nuit, 2020, d’Éléonore Weber).

Nous espérons, Benjamin Léon et moi-même, qu’après lecture de ces articles, la notion de nocturne ou « nocturnité » pour reprendre un terme employé par Antoine Gaudin5, au cinéma et en photographie prendra désormais forme à vos yeux comme une atmosphère esthétique à part entière, œuvre de différents dispositifs mis en place par des photographes, des artistes, des réalisateurs, des directeurs de la photographie et également des décorateurs. Ce nocturne induit un rapport particulier à l’espace, aux sens et à la narration. J’ai proposé pour ma part de l’analyser à travers trois métamorphoses  qu’il produit sur l’environnement et les êtres : les distorsions nocturnes, phénomènes de la couleur et de la luminosité sur le fond obscur de la nuit qui se répercutent sur l’espace, le temps, les corps, les décors, le son ; la sublimation (nocturne) artistique qui vise le sublime ou du moins un résultat esthétique satisfaisant ; la transfiguration (nocturne) qui modifie, par lumière, couleur et obscurité, l’environnement jusqu’à un point de non-retour6. Les chercheurs qui ont participé à ce projet éditorial et, pour la plupart, au colloque international, organisé par Barbara Le Maître, Macha Ovtchinnikova, Philippe Dubois et moi-même, qui s’est tenu en septembre 2021 à l’INHA, ont des approches différentes qui se rejoignent cependant sur l’émergence d’une « spaciosité7 » et d’une dimension affective de la nuit et du nocturne au cinéma et en photographie. C’est grâce à l’intérêt de Benjamin Léon pour cette question et à sa collaboration/co-direction éditoriale sur ce dossier que cette publication est aujourd’hui possible sur la nouvelle version de La Furia Umana. Je le remercie tout particulièrement ainsi que l’équipe de La Furia Umana.

Judith Langendorff


  1. Vladimir Jankélévitch, Le nocturne, publié sous ce titre en 1942, puis 1957, in La musique et les heures, ouvrage posthume, Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 223-293. ↩︎
  2. Edmund Burke, Recherches Philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, traduction et présentation de Baldine Saint Girons, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2014, (édition initiale 1757), p. 122-123. ↩︎
  3. Dictionnaire Encyclopédique Quillet, Librairie Aristide Quillet, 1977, Tome Lit-No, p. 4592. ↩︎
  4. Le colloque à l’origine de cette publication se proposait aussi de réfléchir au nocturne en vidéo. ↩︎
  5. Antoine Gaudin, L’espace cinématographique, Esthétique et dramaturgie, Paris, Armand Colin, 2015, p. 114. ↩︎
  6. Judith Langendorff, op. cit., p. 24-25. ↩︎
  7. Gérard Genette, Le jour, la nuit in Figure II, Paris, Éditions du Seuil, Collection Essais, 1969, p. 108.  ↩︎