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Émietter Rome. “L’Éclipse”, une anti-symphonie

Émietter Rome. “L’Éclipse”, une anti-symphonie

Le cinéma européen du début des années 1960 offre des représentations urbaines exceptionnelles. Une série de films majeurs tranche aussi bien, de ce point de vue, avec l’héritage foisonnant des symphonies urbaines de l’entre-deux guerres qu’avec celui du « réalisme poétique » des années 1930 (Jean Renoir, Marcel Carné), ou encore avec les films noirs des décennies 1940 et 1950. Le néoréalisme de Luchino Visconti (Ossessione,1943), Roberto Rossellini (Rome ville ouverte, 1945 ; Païsa, 1946) et Vittorio de Sica (Le Voleur de bicyclette, 1948) avait commencé d’interroger les frontières entre document et fiction, à propos des villes et de leurs périphéries populaires, notamment. Mais la fin des années 1950 voit une autre génération de réalisateurs explorer de nouveaux champs. Plusieurs auteurs, souvent formés par la critique, parviennent à convaincre des producteurs de les suivre dans des territoires intermédiaires où la porosité entre l’enquête documentaire et l’imagination l’emporte sur les conventions de genre. Refusant les codes dominants des films commerciaux, ces auteurs engagent une réévaluation des pouvoirs expressifs du cinéma. Alors que débutent les explorations de la Nouvelle Vague, le tournant des décennies 1950 et 1960 voit apparaître de véritables expérimentations visuelles et sonores. Sans oublier les expérimentations documentaires de cinéma « direct » qui arpentent les rues de Paris : Chronique d’un été (Edgar Morin et Jean Rouch), L’amour existe (Maurice Pialat), Le Joli Mai (Chris Marker).

C’est dans ce contexte de profond renouvellement, ouvrant la voie à des variations inédites de « l’image-temps » (Gilles Deleuze), qu’une succession de films urbains ont marqué de manière indélébile l’histoire du cinéma occidental, en quelques années à peine[1]. De nouvelles représentations des attitudes citadines et des « paysages urbains » tranchent avec l’esthétique des symphonies urbaines – fût-ce de manière plus attentive aux contextes sociaux et politiques (selon l’héritage néoréaliste), ou bien par le biais d’un classicisme dramatique (comme dans ce chef-d’œuvre choral qu’est West Side Story). Au point que l’on pourrait parler d’anti-symphonies ou de contre-symphonies urbaines pour décrire en première approche ces films où les dissonances, les ruptures et les dissymétries envahissent la composition des plans et la structure des récits, heurtant les habitudes visuelles et le confort des spectateurs.

Dans chacun de ces films, les villes deviennent des espaces d’errance, de fuite ou d’exploration. Ce ne sont plus des décors convenus, comme c’est encore le cas dans Paris nous appartient (Jacques Rivette) et dans les productions commerciales, mais des lieux troublés par l’inquiétude des métamorphoses. Des séquences descriptives à teneur documentaire y côtoient des expériences de dérive urbaine, longues marches sans but assigné. La rue, décor naturel de certains films noirs, était devenue un terrain d’enquête sociale chez les néoréalistes ; puis terrain de jeu privilégié de la Nouvelle Vague chez Malle, Godard, Varda, Rohmer et Truffaut. L’arrière-plan acquiert une profondeur de champ inédite ; les paysages urbains envahissent le cadre. Ces expériences esthétiques nouvelles invitent les spectateurs à regarder autrement les milieux urbains qu’ils rejoignent en quittant la salle de cinéma – tels les personnages de Masculin féminin de Godard (1966).

Les quatre films que Michelangelo Antonioni (1912-2007) tourne entre 1960 et 1964 (L’Avventura, La Nuit, L’Éclipse et Le Désert rouge)participent de manière originale à cette tendance cinématographique où l’espace et le temps des expériences citadines se rejouent de fond en comble. Dans cette « tétralogie des sentiments », l’attention extrême à la représentation des lieux, et en particulier des extérieurs urbains, distingue le cinéaste italien au point que son regard sur les formes urbaines a pu être qualifié d’anthropologique[2]. Il reste cependant à préciser en quoi cette observation méthodique de l’espace construit participe à une réflexion de fond sur les expériences urbaines de l’après-guerre en Italie. Je soutiendrai que cette réflexion menée par des moyens esthétiques reçoit chez Antonioni un sens critique spécifique, qui ne se limite pas au contexte italien de l’époque. C’est bien de « l’anthropologie pensée comme un art[3] », c’est-à-dire d’une enquête menée avec les moyens propres de cette forme d’art hybride qu’est le cinéma, qu’il est question. Dans cette perspective, je chercherai à montrer que L’Éclipse (1962) déploie un cinéma des atmosphères, dépassant l’usage convenu des ambiances au cinéma afin de faire apparaître les expériences citadines (par-delà l’image ou la représentation de la ville) sous un jour neuf. Ce déplacement ouvre un régime de sensibilité[4] que l’on pourrait qualifier d’anti-symphonique ou de dysphonique. Les films d’Antonioni engagent une investigation détaillée des cadres mêmes de l’expérience perceptive des situations urbaines – et non de leur seule représentation ou figuration sous la forme de paysages. Au point que l’on peut discerner les linéaments d’une enquête critique sur les villes, leurs expériences et leurs images, au cœur d’une œuvre de fiction et avec les moyens spécifiques du cinéma.

Dans L’Éclipse, la ville par excellence – Rome – est émiettée par l’usage délibéré et critique d’un cinéma atmosphérique. Cet usage est délibéré en ce qu’il met en œuvre une suspension des modes narratifs conventionnels pour exposer des séquences où la durée et la teneur d’atmosphères particulières prend le pas sur l’intrigue, l’action et les dialogues. Il est aussi critique, en ce qu’il incite le spectateur à s’interroger sur l’indétermination des situations urbaines traversées, loin des modes de représentation hérités des villes et des paysages urbains. L’emprise des atmosphères produit un effet de soustraction, de pesanteur et de « vide » – que les commentateurs n’ont cessé de relever. Mais pourquoi ces ruptures spatiales et temporelles, ce refus de la symphonie dans la figuration des espaces urbains ? À quoi bon mettre à l’épreuve le spectateur par une anti-symphonie urbaine, sinon pour lui suggérer des voies alternatives pour son imagination et sa perception, dans ses propres lieux de vie ? L’émiettement délibéré de Rome dans L’Éclipse contribue à une tentative d’émancipation du regard citadin, où la promesse d’une libération des sens pourrait l’emporter sur la perte des émotions héritées.

L’éclipse, Mario Sironi, 1942-43

1. Un cinéma des atmosphères

« [L’atmosphère] est le premier secret de la réussite d’un film.[5] »

Soustraction du récit, écriture cinématographique

Avec L’Éclipse,Antonioni poursuit sa recherche sur les ressources expressives du cinéma. Dans le sillage de L’Avventura (1960) et de La Notte (1961), loin de toute intention symphonique, le réalisateur met en scène une série de pertes : échec amoureux, inauthenticité culturelle ou indifférence sociale, désorientation morale et politique, absence d’horizon individuel et collectif, irruption de la mort[6]. L’originalité de son approche, ébauchée dès les premiers films d’Antonioni, est moins thématique que formelle : au lieu d’en proposer un « traitement » par le scénario et les dialogues, il engage à partir de ces motifs une réflexion poussée sur les formes plastiques d’expression – le « langage cinématographique » que de nombreux théoriciens s’essayaient alors à commenter[7]. La composition architecturale méthodique du cadre et le choix d’angles de vue picturaux sont mis au service d’une rupture avec les conventions classiques. L’action se dissout dans des gestes aléatoires sans continuité ni nécessité dramatique (à commencer par la déambulation urbaine, qu’Antonioni présente comme une errance d’obstacle en obstacle plutôt qu’un libre mouvement), tandis que les échanges verbaux se réduisent tendanciellement à un bruit de fond contextuel (comme dans les scènes de la Bourse) ou à un murmure indistinct, affaibli par la fatigue ou l’agitation stérile (lors de la soirée chez la voisine de Vittoria).

En parallèle, la fragmentation des lieux et la séparation des corps, l’épuisement des séquences par l’étirement de leur durée, complètent le dépassement de la psychologie affectée du cinéma de genre. La recherche d’Antonioni sur la représentation de « l’intériorité » supposée des états moraux passe plutôt par une attention minutieuse aux qualités visuelles : attitudes corporelles rigides, lignes de regard fuyantes, lents déplacements à l’intérieur des plans, oscillations de l’air (dans la chevelure de Vittoria ou dans les feuillages des arbres, par exemple). La photographie du film est rendue à la fois complexe et lisible par de subtiles atténuations grises des contrastes propres au noir et blanc et des cadrages aux compositions sophistiquées. Le cinéaste emploie aussi de légers panoramiques et de discrets déplacements de caméra, qui procurent souvent une sensation d’enfermement, voire d’immobilité. En d’autres termes, le mouvement des corps n’est qu’apparent, il ne correspond à aucune activité significative. À ce travail de composition plastique s’ajoute un travail précis sur le son, sous la forme d’un envahissement de l’espace sonore par les bruits de l’agitation urbaine (klaxons, moteurs, brouhaha de la Bourse) ou des matériaux (les sols qui résonnent ; le mur de l’appartement auquel Vittoria essaie de planter un clou, bruit qui fournit à sa voisine un prétexte pour interrompre son propre ennui, sans motif réel ; ou le tintement des câbles de métal le long des mâts porte-drapeaux, dans la nuit, devant le Palazzo dello Sport de l’EUR). Cet envahissement sonore, en creux, parvient à souligner à la fois les gestes des acteurs et leur éloignement vis-à-vis d’une intrigue quelconque : l’accentuation des sons reste sans conséquence logique.

Tout ceci participe au détachement vis-à-vis de la narration et de ses symbolismes habituels, si bien que l’on peut parler d’une soustraction du récit, au profit d’une écriture cinématographique singulière. L’ensemble contribue en effet à installer cette esthétique « comportementaliste » qui a fait l’objet de si nombreuses descriptions et analyses, et contribué à qualifier le regard antonionien de « phénoménologique ». Certes, la mise en suspens du récit peut faire penser – au prix d’une analogie sophistiquée – à la suspension du jugement de connaissance (l’epokhè ou « réduction ») des phénoménologues[8]. Il est vrai que l’auteur de L’Éclipse, lecteur de philosophie, n’hésitait pas à citer Hegel ou Merleau-Ponty. Antonioni n’était pourtant pas philosophe, mais cinéaste. Il n’a laissé ni thèses ni arguments, mais des œuvres de fiction bénéficiant d’une production et d’une distribution, de scénarios et de personnages, s’appuyant sur l’indispensable travail des équipes de techniciens. Son cinéma ne fait guère disparaître ces dispositifs, à la différence de celui de Fellini par exemple ; il les met plutôt à l’épreuve, de l’intérieur, en tant que moyens d’une création poétique et plastique d’une intense originalité. Des commentateurs contemporains l’avaient repéré avant même la sortie de L’Éclipse :

Chez Antonioni, […] l’espace n’a pas tellement une signification symbolique (la grisaille de la vallée du Pô, les rochers tourmentés d’une île sicilienne, les buildings de béton et de verre de Milan) mais surtout une valeur figurative et plastique ; il n’est pas le substitut ou le signe d’une attitude psychologique, mais une dimension supplémentaire qui vaut par sa seule grandeur et sa seule beauté.[9]

En éprouvant la force intacte de ses films à soixante ans de distance, chacun voit pourtant qu’il ne s’agit pas seulement de « beauté ». Alors, pourquoi ces choix esthétiques et techniques précis et singuliers ? Quelles sont leurs conséquences pour l’expérience du spectateur ? Ces questions appellent une analyse par étapes, selon un fil qui conduit de la mise en crise des ambiances à un cinéma des atmosphères.

Des ambiances critiques au mutisme des atmosphères : par-delà la psychologie

Renversant les codes narratifs comme ceux de la symphonie urbaine, la soustraction – l’éclipse de l’histoire – ouvre sur un affranchissement critique des ambiances de cinéma. Plus précisément, c’est en poussant la composition et l’usage de celles-ci à leur limite que le réalisateur leur confère une portée critique. La fonction classique de l’ambiance au cinéma est d’apporter des éléments de contexte expressif pour le déroulement du drame : il s’agit de renforcer le ton d’une scène par le travail de la lumière, du son, des décors. Or, dans L’Éclipse, la perception du contexte prend le pas sur l’exposition de l’action au point de la renverser entièrement. Ce basculement fait oublier jusqu’à l’espoir d’atteindre un dénouement : la tension installée dès l’ouverture du film ne trouvera ni d’explication claire, ni de résolution. En outre, la sensation d’oppression et de crise dépasse les états d’âme des personnages ; ou plutôt, elle les précède, à la manière de la température suffocante qui les accable tout au long du film. La dérive contrôlée du montage, le mouvement ralenti jusqu’à la panne, les discontinuités, les silences et les ellipses où s’efface le récit ; mais aussi le morcellement des corps et la réduction de la visibilité par le travail du cadrage et de l’échelle des plans, renforcent notre sensation que les personnages ne contrôlent pas leur environnement. Tous ces procédés troublent nos habitudes de spectateurs parce qu’ils réévaluent la fonction des ambiances, leur attribuant un statut d’atmosphères préexistantes – caractérisées avant tout par leur durée, leur persistance et l’incapacité des personnages à les maîtriser. Antonioni déploie ainsi

un cinéma qui donne l’impression de ne jamais vouloir raconter ce qui s’est passé mais ce qui est en train de se produire, d’être continuellement engagé dans un voyage de découverte sans savoir où l’on va et si l’on y arrivera. […] Cinéma aléatoire, météorologique.[10]

C’est par cette irruption envahissante que la mise en scène d’atmosphères presque mutiques opère dans le film, à rebours de l’usage traditionnel des ambiances au cinéma. Celles-ci reçoivent le plus souvent le statut d’arrière-plan confortant par sa tonalité le déroulement de l’intrigue, ou d’un milieu avec lequel se débattent les protagonistes et qu’ils peuvent tourner à leur avantage, soit en s’y ajustant, soit en la modifiant. La géométrie à l’arrêt de L’Éclipse contredit cette habitude. Les procédés employés soulignent le refus du drame psychologique (qui s’attarderait sur la solitude bourgeoise, l’incapacité d’aimer, ou autres lieux communs) aussi bien que du spectacle (l’événement d’un krach boursier ou d’un accident automobile, montrés de manière distante, froide et presque clinique). L’un des traits les plus visibles de cette tendance critique apparaît dans la mise en scène des lieux où s’épuisent l’action et la parole, aussi bien que le désir amoureux. « Je pense que durant une éclipse, les sentiments aussi s’arrêtent[11] ».

Antonioni ne remplace pas pour autant la psychologie conventionnelle par un formalisme esthétique, comme on a pu lui reprocher. Si la dramaturgie traditionnelle disparaît dans L’Éclipse, c’est à même l’espace et le temps du film que la tension s’installe. Avec de nombreuses variations, cette tension demeure jusqu’au bout, avec une force irrésolue. La mise à l’épreuve du regard du spectateur par la création d’atmosphères prend ainsi le pas sur une esthétique des ambiances qui seconderait l’évolution du récit, ressort classique du cinéma narratif. Cette approche atmosphérique ou climatique rompt de facto avec la fascination pour les mouvements incessants et le rythme électrisé de la grande ville (moteur des symphonies urbaines).

Vers un cinéma atmosphérique

Ces choix techniques et esthétiques n’ont pas été sans nourrir certains malentendus. Avec ce déplacement de l’ambiance vers l’atmosphère, les films d’Antonioni ne « traitent » pas davantage du vide que de l’incommunicabilité, ni d’une « inquiétante étrangeté ». Ils développent plutôt un style interrogatif, une écriture empreinte de réflexivité et d’incertitude. Un effet de concentration et de tension palpable, le sérieux des situations sous la frivolité apparente de certaines scènes, éloigne aussi bien cette démarche d’un engagement idéologique obvie (une simple dénonciation de l’inauthenticité de la bourgeoisie, par exemple) que de la complaisance envers l’état des choses (que la presse marxiste reprocha notamment au réalisateur). Il importe donc de pousser plus loin le questionnement.

Dans un texte prononcé à Cannes en 1960 en marge d’une projection mouvementée de L’Avventura, Antonioni s’est défendu d’une intention exclusivement analytique ou critique ; sans en nier le besoin, il en contestait la portée effective[12].Cependant, si L’Éclipse ne s’en tient pas à incarner une « conscience critique », sa visée réflexive n’en est pas moins décisive. L’un de ses aboutissements est d’ouvrir une enquête dont l’objet, la vie urbaine et sa désirabilité à l’ère des sociétés industrialisées, est aussi et en même temps la méthode : c’est-à-dire la mise en scène millimétrée de la traversée de certains lieux urbains. À l’écran, le centre n’est plus la psychologie des personnages (leur « maladie des sentiments ») mais ce qu’on pourrait appeler la condition atmosphérique des citadins : c’est-à-dire l’expression sensible, par les moyens esthétiques du cinéma, des milieux perceptifs dans lesquels évoluent les acteurs. Ce glissement, sans nier la psychologie, la replace dans un contexte d’interaction permanente. Il devient visible lorsqu’on s’interroge en détail, par-delà les propos et les attitudes des acteurs, sur les contextes et les formes de leurs déambulations urbaines. Leurs interactions presque chorégraphiées avec les lieux, les espaces et les objets composent l’essentiel des atmosphères de L’Avventura, La Nuit, L’Éclipse et Le Désert rouge.

C’est dans L’Éclipse que le déplacement est le plus net. À mesure que patine l’intrigue et que s’éteint leur vitalité, les personnages deviennent eux-mêmes des éléments plus ou moins significatifs et expressifs d’atmosphères hésitantes, où la crise est latente.

Ces atmosphères éprouvantes, entre tension érotique et lassitude détachée, échappent aux protagonistes. C’est pourquoi les motifs explicites de « l’incommunicabilité » ou de « l’impermanence » auxquels trop de commentaires réduisent le cinéma d’Antonioni sont insuffisants. De fait, bien des éléments entrent en communication dans ses films, au contraire, au sens où la pesanteur, l’ennui et l’inauthenticité deviennent des situations physiquement perceptibles – aussi pesantes que les chaudes soirées sans joie de La Nuit et de L’Éclipse, aussi figées que les formes architecturales qui obstruent les horizons de ces films. Chacune des traversées urbaines a été décrite avec minutie par Antonioni dans ses scénarios[13].Dans les espaces opaques et disloqués où s’immobilise le récit (jusqu’à sa soustraction définitive), c’est sous la forme de trajectoires brisées, marquées par les errances des personnages dans les lieux artificiels, confrontés à des gestes brusques ou à des discussions avortées, que se manifeste la contagion de l’ennui. En ce sens, il est indéniable que « l’errance est le mode d’être du sujet antonionien[14] ». Mais l’errance et l’ennui sont des prétextes ; ces figures visuelles rendent palpables l’absence de perspective et la montée de la tension à l’intérieur des plans. Privés du désir de tenir leurs rôles sociaux, les protagonistes de L’Éclipse sont confrontés à des situations oppressantes et fermées. L’atmosphère, à commencer par l’air étouffant qu’ils respirent, leur procure une sensation physique d’impasse, de stérilité et de futilité (ce que la discussion de Vittoria avec sa voisine qui a vécu au Kenya met en évidence, par exemple).

La force des choix esthétiques d’Antonioni tient donc au déploiement d’un cinéma des atmosphères qui met en question les codes de représentation de la ville. Dans L’Éclipse,l’intelligence critique de ce déplacement affecte l’expérience sensorielle du spectateur : elle l’invite, assez fermement, à modifier ses attentes en déplaçant son regard.

2. La perception élargie : « mettre à jour nos techniques de sentir »

Il est nécessaire de mettre à jour nos techniques de sentir, anciennes et inadaptées, d’abandonner les “blocs de séquences” qui ont un début, une fin, un ordre. Il faut une participation intérieure aux personnages d’une histoire.[15]

Un film-architecture

À la différence de la célèbre disparition de L’Avventura, mais ausside nombreuses séquences de ses films suivants (à partir du Désert rouge), la disparition des personnages dans les paysages urbains de L’Éclipse n’intervient que dans sa conclusion. Les atmosphères du film déploient moins une esthétique du « personnage paysage »[16], qui serait fondée sur la fusion de ces deux entités, qu’une approche perceptive et concrète, à partir d’un réglage minutieux des distances d’observation. Cette esthétique de la notation, entre formalisme et documentaire, oriente toute L’Éclipse. Le film devient ainsi une tentative de restituer, ou plutôt de mettre en scène et d’enregistrer certaines expériences sensorielles précises. Le terme de « participation intérieure » employé par Antonioni confirme cette entrée par la perception plutôt que par l’identification affective classique. Comme je l’ai indiqué, cette recherche tend à réduire l’écart entre le statut du personnage et celui d’acteur (on peut penser aux « modèles » de Bresson, ou aux figures d’un film documentaire). En d’autres termes, on voit davantage Monica Vitti et Alain Delon aux prises avec le « décor naturel » de l’EUR, que Vittoria et Piero.

Dans L’Éclipse, la crise des émotions sert ainsi de prétexte pour dissoudre l’action dans des architectures disloquées et des paysages urbains en miettes. Un tel mouvement de fond suggère que la « maladie des sentiments » pourrait trouver en partie son origine dans ces formes spatiales peu accueillantes. Pour autant, cet émiettement ne signifie pas l’explosion que le célèbre finale au ralenti de Zabriskie Point mettra littéralement en scène, et dont le dernier plan de L’Éclipse pourrait figurer la prémonition. La dissolution de l’action n’entraîne ni la disparition pure et simple des personnages, ni la perte de cohérence visuelle. D’une part, jusque dans les tout derniers plans, qui se fondent précisément sur nos attentes de spectateurs, demeure ouverte la possibilité d’une identification avec les protagonistes, même distante ou déçue. D’autre part, le montage d’ensemble de la quinzaine de séquences du film s’organise avec soin, préservant une sorte de rythme général fait d’alternances entre les scènes tournées dans le quartier de l’EUR et celles de la Bourse. Superposée à la suspension du récit, cette architecture rigoureuse[17] fait de L’Éclipse une suite de séquences inabouties, qui semblent toutes buter sur des temps morts. Ce rythme brise la continuité des actions et des émotions mais aussi celle des lieux : le montage, elliptique, ne ménage guère de transition entre les différents secteurs de la ville.

Cadres préexistants, paysages brisés

Le film d’Antonioni guide ainsi notre perception, selon une organisation spatiale et temporelle rigoureuse. Si les protagonistes ne traversent ni un paysage constitué ni une ville consistante, une série d’atmosphères instables tient lieu de contexte physique et moral. Le cadre laisse entrer les acteurs dans des situations en cours de transformation, sur lesquelles ils n’ont pas de prise : quelque chose continue, des promesses de changement couvent sous les bâches de chantier, derrière les palissades des terrains en construction ou les façades opaques des bâtiments neufs que la caméra effleure obliquement. Ces atmosphères installées avant l’arrivée des personnages survivront à leur passage – qu’il s’agisse de l’agitation effrénée de la Bourse ou du calme environnement arboré de l’EUR. C’est surtout leur présence froide, indifférente au passage des protagonistes, qui fait l’étrangeté de ces cadres. Comme l’avait noté Deleuze, « le cadre préexistant induit un curieux détachement du personnage qui se regarde agir[18] » : loin de constituer une scène pour l’action, les contextes incertains de L’Éclipse ne sont que des espaces de trafic, où l’on ne fait que passer. Cette manière de filmer s’applique du reste aussi bien aux extérieurs qu’aux intérieurs, puisque les appartements des protagonistes sont des lieux tout aussi froids et fragmentés, difficiles à percevoir comme des ensembles cohérents. Il en résulte un effet de contemplation plastique proche de la peinture. Certains plans de déambulation semblent se rapprocher du genre pictural du paysage, mais les conventions de ces représentations sont elles aussi déjouées par des points de vue incomplets. À la périphérie de l’agglomération romaine, entre parc paysager inachevé et banlieue résidentielle anonyme, le quartier de l’EUR ressemble à un chantier où toutes les formes bâties peuvent être remises en question, déplacées, transformées – voire détruites par un bombardement atomique.

À rebours de la perspective et les points de vue frontaux qui pourraient ordonner les vues urbaines en paysages, le cinéaste déploie une extraordinaire attention aux sensations physiques les plus minimes et les plus proches – y compris à l’air que l’on respire et à la brise qui effleure les peaux et soulève les chevelures. Il s’intéresse à ces perceptions situées en s’appuyant sur le cinéma expérimental, le documentaire et la photographie de rue. Il est vrai que la composition presque obsessionnelle de certains plans rappelle aussi l’influence de l’architecture moderniste, de la peinture de Giorgio Morandi et de Mario Sironi[19], voire l’esthétique sculpturale, de Piero della Francesca (dans la scène du krach boursier), des influences que le réalisateur citait volontiers. Mais la dimension expérimentale et « froide » de L’Éclipse n’en demeure pas moins prégnante, par-delà tout jeu de références : l’exigence qui domine est celle d’une étude aux accents cliniques, attentive aux relations entre les humains et les milieux de vie artificiels qu’il se sont fabriqués.

Les « cadres préexistants » du filmsont si construits qu’on pourrait entrevoir une analogie avec les « préexistences environnementales » (preesistenze ambientali) que décrivait, dans ces mêmes années, l’architecte italien Ernesto Nathan Rogers[20]. Dans les deux cas, l’antériorité des cadres est à comprendre de manière dialectique ; c’est à la fois une force de résistance et une possibilité de réponse imaginative, créatrice. Et, en architecture ou en urbanisme comme au cinéma, il ne s’agit pas de réduire ces cadres à un sens strictement matériel mais de mesurer la part sensible, plus flottante ou atmosphérique, que portent l’histoire et l’imaginaire d’un lieu habité.

La métaphore de l’émiettement cherche donc à restituer la fragmentation diffuse et la dissémination, avant tout spatiale, qui orientent le mouvement incertain de L’Éclipse. La mise en scène affirme une esthétique picturale hybride, fondée à la fois sur l’observation documentaire et la recherche d’une expression plastique rigoureuse. Ce double apport se rapproche de l’architecture, mais pour mieux en contester la solidité et la rigidité. Le regard que porte Antonioni sur les formes urbaines émergentes est sceptique et problématique : il en souligne l’instabilité et la vulnérabilité, moins sur le plan de la construction ou de l’ingénierie des lieux que sur leur caractère habitable.

La durée des atmosphères : un décentrement de la perception

Dans L’Éclipse,une conséquence de l’instabilité des formes urbaines est le décentrement du regard citadin. Celui-ci redouble, en faisant de l’expérience consciente de la durée par les spectateurs son matériau, le « mouvement centrifuge[21] » des personnages. Ce décentrement à la fois spatial et temporel commence par une prise de distance envers tout point de vue totalisant ou surplombant. Chronique d’un amour (1951) et Le Cri (1957) adoptaient déjà cette préférence pour un regard à hauteur d’homme, avec une ligne d’horizon haute dans le cadre et une forte présence du sol. Les premiers plans de La Nuit, un lent travelling descendant vers les rues de Milan, rendaient palpable ce renoncement à la perspective d’une vue d’ensemble, et annonçaient l’étirement d’une durée sans prétexte dramatique. La dernière séquence du même film faisait un usage appuyé du décadrage, rejetant les acteurs aux bords du cadre.Dans L’Éclipse, presque tout est filmé depuis le sol, avec souvent un angle de vue en légère contre-plongée, notamment à proximité de l’architecture. Les angles de vue plus larges, comme aux abords du quartier de l’EUR, incluent presque systématiquement des éléments ancrés au sol qui forment des cadres internes dans le plan, renforçant la sensation de lenteur et l’accroissement perceptible de la durée. La seule exception notable à cette vision à hauteur de regard humain est la scène du vol vers Vérone, où la suspension prend un sens littéral. Avec la vue aérienne, qui annule l’horizon, toute possibilité d’expérience du paysage est rompue par la distance. La traversée des nuages renforce cette perte de visibilité, tandis que le passage du temps est lui aussi suspendu. L’étrange détachement qui règne dans la séquence de l’aérodrome conforte cette sensation, et confirme que la singularité du personnage de Vittoria tient à ce qu’elle perçoit et apprécie ce moment de suspension (à la différence de la plupart des autres protagonistes).

La progression d’ensemble du film, à défaut d’un fil narratif prégnant, suit également un mouvement centrifuge, selon des circulations à la fois erratiques et répétitives. Après sa sortie vers la lumière du jour depuis l’appartement de Riccardo dans la séquence d’ouverture, Vittoria rentre brièvement chez elle, puis se rend à la Bourse. Le reste du film alterne des intérieurs plus ou moins étriqués, quelques plans des ruelles étroites du centre historique, et de nouvelles excursions dans le quartier périphérique de l’EUR. Le décentrement ne suit donc pas de mouvement linéaire évident. Au desserrement des espaces urbains, ne correspond pas, en particulier, la conquête d’un point de vue perspectif (romantique ou moderne) sur le paysage, mais une errance, un flottement et une circulation ambiante du regard, dont la logique semble autant tactile et climatique que visuelle. La continuité réelle des séquences tient à l’envahissement des plans par des atmosphères étouffantes et incertaines.

Dans ce contexte pesant, la durée devient problématique. Les personnages ne savent plus décider, désirer, vouloir. Les décentrements que dénote le film reçoivent donc aussi le sens d’une désorientation morale. L’une des forces de L’Éclipse, incarnée par son titre métaphorique aux accents nietzschéens[22], est de ne jamais dissocier les éventuelles questions morales des conditions les plus matérielles des situations.Quelle conduite adopter lorsque le soleil et sa lumière disparaissent ? Comment orienter ses actions et sa volonté en l’absence de principes stables, lorsque les idéaux hérités ont disparu ?

Entre ruines et chantiers, le finale de L’Éclipse

La célèbre séquence finale de L’Éclipse fait converger ces tendances dans un extraordinaire poème visuel et sonore, où l’esthétique atmosphérique du cinéma d’Antonioni atteint un degré d’aboutissement inédit. Sous le ciel lourd d’une chaude soirée d’été, la montée progressive de l’obscurité dans le quartier inachevé de l’EUR vient refermer le film, en écho à la scène d’ouverture au lever du jour. La scène fait aussi écho, dans de nombreux plans, à une promenade antérieure de Piero et Vittoria ; on reconnaît les lieux, et même certains personnages qu’ils avaient croisés. L’effet d’unité de temps que pourrait produire la proximité géographique – c’est le même quartier – est cependant contredit par une variété de procédés, à commencer par l’effacement complet des deux principaux protagonistes. À la scène de séparation du début répond celle d’un rendez-vous manqué, mais aucun des deux personnages ne vient expliciter cette attente déçue. L’arrière-plan envahit le cadre au point d’en exclure littéralement les intrigues et les activités des protagonistes ; le fond des images a définitivement pris le pas sur la progression du drame, dont le dénouement est donc suggéré, mais esquivé.

En lieu et place d’une conclusion du récit, s’enchaîne une extraordinaire série de tableaux mouvants. La scène montre un carrefour où Vittoria et Piero sont passés lors de leurs déambulations de la veille. Ils se sont donnés rendez-vous « à l’endroit habituel » en se quittant. Mais « la caméra se rend seule à l’endroit convenu[23] ». Refermant le film sur cette attente déjouée, la séquence consacre l’emprise et l’ouverture des atmosphères. Si l’on reconnaît les lieux, en effet, et même certains passants, la perception que nous en avons est tout autre, car ceux-ci ne composent plus le contexte d’une action et de dialogues, même minimaux, mais bien l’unique contenu qui nous est donné à voir. Avec l’épuisement définitif du récit, l’observation de cette condition atmosphérique devient donc le véritable sujet. Ce processus, qui met le spectateur à l’épreuve, lui propose aussi d’élargir sa perception. Des formes urbaines sous-déterminées font osciller le film entre le montage de fiction et l’enregistrement documentaire d’un processus en cours. L’imagination du spectateur est donc avivée par cette « pure » observation. Au terme provisoire de l’expansion de la grande ville à l’ère industrielle, les chantiers de l’EUR, filmés par une série de détails qui en accentue le morcellement, évoquent aussi bien des ruines.

Le style de la séquence s’émancipe toutefois d’un propos uniquement documentaire pour laisser libre cours à exceptionnel poème visuel. L’accumulation de renvois internes renforce sa cohérence et son indépendance, si bien qu’on assiste à un film dans le film. Dans ce monde muet mais non silencieux, l’agencement des lignes et des formes compose des plans géométriques qui installent une atmosphère à la fois artificielle et animée par d’infimes mouvements, dont certains sont amplifiés par le son. Le mouvement des passants et des véhicules avant tout, avec chacun des éléments qui pourrait les guider et les orienter : marquages signalétiques au sol, panneaux et inscriptions, noms de rue, feux rouges. D’autres indices évoquent de lentes évolutions, des mouvements simultanés, dissociés et sans relation apparente entre eux – à l’opposé de toute coordination symphonique. Ainsi des troncs d’arbres plantés et le mouvement des branches, des pans de murs ou des matériaux de construction, de nombreux détails de bâtiments en chantier (briques, morceaux de bois). Un cheval tirant une charrette traverse deux fois l’espace, comme en rêve. Une poussette passe en silence. Un bus surgit bruyamment. Les sons plus ou moins distants, souvent étouffés et parfois accentués, font penser à un film muet sonorisé. De l’eau stagne dans un bidon de chantier. De l’eau coule au sol, la caméra suit le mouvement jusqu’au caniveau. À l’arrivée d’un bus qu’attendaient des inconnus, ne descendent que d’autres inconnus ; détails de visages, titres d’un journal annonçant la menace d’une apocalypse atomique. Autant d’éléments possibles d’un paysage ou d’une ville en construction, mais que le montage ne fait que juxtaposer sans leur accorder de perspective de synthèse ou d’unité ; comme pour signifier que plane l’idée de la destruction et de la ruine, alors même que « subsiste une somme d’histoires possibles dans et à partir de ce lieu[24] ».

Est-ce Vittoria qui réapparaît finalement ? Non, une passante blonde qui, de dos, lui ressemble. « La ragazza si volta : non è Vittoria », énonce le scénario, explicitant ce jeu délibéré avec nos attentes réflexes de spectateurs. Les ultimes plans confinent à l’abstraction, accompagnés de la musique pointilliste puis dissonante de Giovanni Fusco, qui souligne la continuité du montage tout en lui accordant une valeur de crescendo[25]. Le carrefour est observé sous tous les angles, à toutes les gammes de l’échelle des plans. Des morceaux d’architecture se détachent sur fond de ciel blanc, écrasant toute profondeur de champ. L’allumage d’un réverbère, qui annonce le crépuscule, déploie un halo abstrait sur lequel apparaît le mot « fin ». Telle est l’atmosphère énigmatique qui referme L’Éclipse : à la fin du jour, l’éclairage artificiel des réverbères, comme les projecteurs d’un studio, remplace les dernières lueurs du ciel.

Ce finale sans interactions, parce qu’il ne reçoit aucun commentaire ni signification explicite au sein du film, se prête à de multiples interprétations. Qui regarde ? Certes, le ralentissement jusqu’à la « panne[26] » de la vie urbaine achève d’expulser la narration, rompant avec les conventions dramatiques les plus élémentaires. Dans cette inoubliable séquence, « le cinéma revient à sa pure et simple fonction, regarder, observer : il retourne à Lumière, mais sans Lumière, c’est-à-dire sans l’étonnement ni la joie du premier regard et avec, au contraire, la peur qu’éprouve celui qui a perdu l’habitude de regarder »[27]. Il est clair que ce rôle d’enregistrement pensif de formes animées sous la lumière déclinante se réfère en partie à l’émotion des premiers spectateurs du cinéma (on pourrait déceler des références presque explicites aux premières tentatives de fixer le mouvement : le passage du cheval rappelle la chronophotographie, l’arrosoir que l’on arrête est une allusion possible au célèbre Arroseur arrosé…). Pourtant, le choix des lieux, la présence fugitive et trompeuse de la jeune femme blonde, confirment aussi qu’une cohérence est maintenue avec l’ensemble du film. L’atmosphère de cette fin singulière vient donc intensifier et appuyer la cohérence des intentions critiques du cinéaste dans tout le film, plutôt qu’elle ne viendrait rompre avec son propos général.

Que nous est-il en effet donné à voir et à ressentir ? Cette atmosphère opaque et indécise, entre ruines et chantiers, suggère qu’un renouvellement des formes de vie est tout aussi possible que leur destruction. Le cœur de cette suggestion repose dans la nécessité d’apprendre à voir, à mieux regarder les milieux où nous vivons et ceux que nous ne faisons que traverser, fût-ce au titre de spectateur. C’est de cette manière, en éprouvant avec eux des sensations et des affects atmosphériques, que s’ouvre une voie pour la « participation intérieure aux personnages d’une histoire » que souhaitait le réalisateur : dans l’expérience même du regard décentré que procure le film. Rien n’indique qu’Antonioni se livre à la célébration mélancolique ou nostalgique d’un passé où l’on aurait honoré les rendez-vous amoureux et célébré « les sentiments ». Ce qui apparaît en revanche, c’est une expérimentation en images – par et avec les images animées – de sensations, en deçà de l’identification d’objets déterminés par des actions. L’expérimentation porte avant tout sur l’élargissement de nos capacités de perception et d’attention, au moyen d’un usage atmosphérique du cinéma. Il était inévitable que la ville en transformation y occupe une place prépondérante. Renverser les codes de la représentation des espaces urbains est nécessaire, ne serait-ce que pour accorder au film un pouvoir d’investigation de la condition de ce qu’Antonioni appelait alors un « homme nouveau », embarqué dans des modes de vie dont le contrôle et le sens lui échappent.

C’est pourquoi la séquence finale consacre un retournement des valeurs perceptives de la culture cinématographique dominante. La désorientation morale, fil conducteur du récit, n’aboutit pas à un dénouement narratif mais à une expérience purement visuelle et sonore de la suspension, dont l’immeuble en chantier, le lieu même du rendez-vous manqué, pourrait fournir une analogie. Sa présence est rendue énigmatique par l’atmosphère silencieuse. Mieux qu’une bruyante symphonie urbaine, celle-ci expose la nudité de la vie urbaine en proie à l’accélération. Dans ce chantier à l’arrêt qui évoque déjà une ruine (tout autre que celles qui fascinent les visiteurs de Rome), se joue la possibilité d’une manière alternative de raconter et de filmer (voire d’édifier la ville), dont le besoin se fait sentir sans qu’une réponse satisfaisante ne soit encore disponible. Les nouveaux matériaux et techniques de construction n’entrent pas en relation cohérente avec l’épaisseur temporelle des usages et des paysages hérités. Saisi dans le mutisme d’une fin de journée d’été, le quartier inachevé de l’EUR – l’Esposizione universale di Roma qui n’a jamais eu lieu – fournit un cadre parfait à la mise en scène d’une question sous-jacente : comment répondre aux processus destructeurs qui, en ruinant l’attachement et la continuité temporelle qu’incarnaient les lieux urbains habités, menacent la sensation d’appartenir au monde ?

Il est donc à la fois juste et erroné de qualifier le cinéma d’Antonioni d’intellectuel. Sa démarche procède en effet, en particulier dans L’Éclipse,d’un positionnement réflexif et critique très élaboré, qui porte aussi bien sur la relation aux lieux, urbains en l’occurrence, que sur les manières de désirer, de vouloir, de dialoguer.Mais l’expression de cette démarche est de part en part sensible, au sens d’une investigation poussée, par les moyens techniques, esthétiques et même narratifs de ce cinéma des atmosphères, des conditions « ambiantales », c’est-à-dire écologiques, de notre regard. Ce n’est donc pas d’une approche intellectualiste qu’il s’agit – encore moins d’un film à thèses, mais bien d’une recherche artistique et critique sur les conditions de la perception sensorielle en milieu urbain.

3. Émietter la ville

Nos actes, nos gestes, nos paroles ne sont rien de plus que les conséquences de notre propre situation personnelle en relation avec le monde qui nous entoure. […] La manière la plus directe de recréer une scène est d’entrer en rapport avec l’environnement lui-même ; c’est la manière la plus simple de laisser l’environnement nous suggérer quelque chose.[28]

Une cité sans Dieu : la Rome « sans bicyclette » d’Antonioni

Qu’est-ce que Rome en 1962 ? Et surtout, comment la montrer au cinéma ? Fellini, dans La Dolce Vita (1960), et Pasolini, avec Accattone (1961) et Mamma Roma (1962), venaient d’en forger des visions singulières et contrastées. Les protagonistes de leurs fictions étaient aux prises avec les très profonds changements engendrés par le « miracle économique » italien ; initié au début des années 1950 dans le Nord industriel, cette grande transformation commençait à atteindre de plein fouet la Ville éternelle, qui occupait une situation intermédiaire dans le processus de développement. Capitale administrative de la jeune République italienne, Rome était le point d’arrivée de nombreux méridionaux en quête d’emplois et de logements. Ses périphéries faisaient l’objet d’importants programmes de spéculation immobilière. Mais elle ne possédait guère de tissu productif – hormis l’activité intense des studios de Cinecittà. Ni les infrastructures caractéristiques qui avaient transfiguré Turin, Gênes et Milan, ni les classes montantes de la bourgeoisie capitaliste et des masses ouvrières, ne s’y incarnaient de manière organisée. Les Romains, dans leur diversité, éprouvaient ces tensions et ces contradictions. Combien de temps un « peuple » attiré par les promesses de la croissance économique et d’une vie nouvelle (chez Pasolini) pourrait-il encore se distinguer, d’un point de vue moral et culturel, des membres « parasites » de milieux privilégiés où se croisaient des diplomates et de hauts fonctionnaires, des journalistes de la presse politique ou à scandale, des membres de l’industrie du spectacle et du cinéma, ainsi que les désœuvrés et les oisifs qui participent à ces mondanités (chez Fellini)[29] ? Sans les résoudre, La Dolce Vita et la trilogie romaine de Pasolinifiguraient avec force ces contradictions par les errances d’individus en proie au doute, mais confrontés à la charge symbolique des différentes mythologies qui forgent l’aura de Rome[30]. Les personnages de ces films croisent sur leur chemin les signes plus ou moins appuyés du désarroi moral et spirituel qui règne dans la « cité de Dieu ». On peut considérer qu’ils montrent une ville en crise, accentuant les tensions entre les protagonistes. Cependant, s’ils rompent avec le vocabulaire esthétique du néoréalisme[31], leur approche des milieux sociaux n’en diffère pas fondamentalement. C’est aussi pourquoi Antonioni lui-même a pu désigner sa démarche des années 1950 comme un « néoréalisme sans bicyclette » (par allusion au Voleur de bicyclette) : un prolongement actualisé et un renouvellement critique de cette approche des réalités sociales, plutôt qu’un renoncement à ses préoccupations.

À partir de La Nuit,Antonioni porte un regard neuf et radical sur le devenir des villes italiennes, en observant les milieux de vie et les mouvements physiques des citadins plutôt que leurs états d’âme. Le déploiement de son esthétique des atmosphères s’inscrit dans ce contexte. Comme le suggère la scène d’ouverture de L’Éclipse, c’est après la crise morale, la fameuse « maladie des sentiments », qu’il se place. Par moments, le point de vue est si distant, si détaché en apparence de toute empathie ou implication affective, qu’il pourrait être qualifié d’entomologiste. Si la tension psychique est omniprésente, le film se tourne vers ses conséquences physiques et sensorielles, dans la durée des atmosphères que l’on a évoquées. La Ville éternelle est en proie à des métamorphoses aussi brutales qu’inachevées, échappant à la compréhension. En rompant avec tout voile pittoresque, la cité de L’Éclipse a aussi effacé du champ visuel tout signe de piété ou de foi, voire toute rémanence historique identifiable – ce qui, lorsqu’on tourne à Rome, ne peut que relever que d’une intention délibérée ! À peine croise-t-on, chaque fois au détour d’un plan fugace, quatre ou cinq menus indices de la religion, presque des souvenirs : un prêtre lisant dans la rue, qui manque de heurter Piero ; le passage de deux bonnes sœurs dans le lointain, aperçues par Vittoria depuis la fenêtre de l’appartement familial de Piero ; l’imposante coupole de Saint-Pierre, par la fenêtre de celui de la mère de Vittoria ; la bien plus récente basilique des Saints Pierre-et-Paul, qui surplombe l’EUR et apparaît deux fois ; et, dans le même quartier, une curieuse église « de style nordique » (d’après le scénario) aux volets clos, dans l’une des dernières scènes du film.

Représenter la crise morale ou les tensions sociales de manière générale n’est pas davantage le sujet d’Antonioni que de raconter un drame bourgeois. De quoi s’agit-il alors, sinon de montrer sous un angle clinique l’expérience sensorielle suspendue des citadins eux-mêmes, dans un monde ébranlé par l’industrialisation et le pouvoir de l’argent ? D’orienter l’attention des spectateurs vers les conséquences de cette nouvelle organisation urbaine et sociale sous les seules règles du profit et de la spéculation ? La mise en scène des atmosphères indécises et pesantes qui règnent dans la Rome de L’Éclipse participe de cet effet de miroir, que l’on peut appeler, avec Sandro Bernardi, une « mise en question de l’observateur[32] ».

« Nettoyage urbain » : l’anti-symphonie

Dans L’Éclipse, Rome est bien reconnaissable (le quartier de l’EUR et ses architectures démonstratives, les ruelles du centre historique autour de la Bourse et à proximité du Panthéon). Pourtant, aucun point de vue emblématique ou frontal, susceptible d’endosser une charge symbolique significative, n’est proposé au spectateur[33]. L’unité de la ville devient problématique en raison des ellipses entre les différentes scènes et du choix d’angles de vue obliques, latéraux ou partiels. Les lieux ne semblent pas davantage communiquer entre eux que les personnages. En outre, les différents lieux de tournage (tous des décors naturels[34]) renvoient à des époques très éloignées les unes des autres : ce ne sont pas seulement dix kilomètres mais vingt siècles qui séparent le bâtiment de la Bourse de la Piazza di Pietra (l’ancien Temple d’Hadrien déchu de sa fonction spirituelle, civique et politique) du quartier mussolinien de l’EUR (cadre moderniste inabouti, en chantier intermittent depuis la fin des années 1930). Ce manque d’évidence et de cohérence « organique » interroge notre regard. L’espace urbain prend la forme éparpillée de milieux en devenir, où disparaissent les figures humaines comme les lieux familiers. Ces images tranchent avec les paysages de cartes postales et les ambiances convenues qu’offrent les innombrables représentations de la Ville éternelle. Mémoire en miettes : à rebours d’un jeu de reconnaissance, le film constitue une expérience volontaire de désorientation. Le spectateur est en présence d’une « polyphonie dissonante » de « signes »[35], sans perspective de synthèse.

Outre l’éclatement des lieux et des points de vue, le refus de la symphonie s’observe essentiellement dans le montage. Comme dans La Nuit, les rythmes de L’Éclipse sont brisés et heurtés. Les déplacements géographiques sont rendus illisibles par des raccords dissonants, voire chaotiques, qui n’en installent pas moins une forme d’enfermement par la répétition. L’usage inégal du son est remarquable, amplifiant certains bruits de fond pour en faire des éléments envahissant l’atmosphère (séquences de la Bourse, klaxons, moteurs et crissements de pneus des véhicules, brouhaha des passants ou des badauds) tout en réduisant de manière générale la ville à un silence qui est aussi sémantique : aucune volée de cloches, conversations ou formes d’expression individuelle ou collective ne vient réellement rythmer la durée ou faire progresser l’action. La présence de sons « bruts » contribue à alourdir et ralentir les atmosphères en les poussant à l’épuisement, à l’image de la fatigue constante des personnages. Le ressassement de paroles abstraites, voire vides de sens (comme les références à des sommes d’argent dans la bouche des courtiers, ou dans celle de la mère de Vittoria) bloque aussi toute forme de linéarité, de construction rythmique sensée. Ce montage circulaire déploie ainsi des visions urbaines non synthétiques, contribuant à empêcher toute forme d’unification cohérente de la ville. Tout oppose ces choix de réalisation à l’agitation contrôlée des symphonies urbaines de l’entre-deux-guerres, dont Antonioni propose ainsi une sorte de contre-pied.

Un autre trait saillant de cette tendance dysphonique est « l’évidement » des plans et des lieux dans L’Éclipse, un procédé que José Moure a commenté à plusieurs reprises. On en trouve les origines dès les premiers court-métrages du cinéaste, les documentaires Gens du Pô (Gente del Po,1942-1947)et Nettoyage urbain (N. U., 1948).

Depuis ses débuts comme documentariste, Antonioni filme la ville comme un lieu déserté, saisi aux heures mortes, creuses, quand elle n’a pas encore été envahie par ses usagers ou que ceux-ci se sont retirés, quand ses espaces ouverts à ras d’horizon sont traversés par des silhouettes solitaires et fantomatiques qui travaillent dans l’ombre, attendent, se rendent à des rendez-vous clandestins ou ne font que passer. […] Les espaces urbains ou péri-urbains désertés que filme Antonioni [sont] souvent des espaces de rencontres hasardeuses, de happenings, de surgissement d’événements purs et déconnectés qui ne sont pris en charge ni par une logique sociologique, architecturale ou urbanistique, ni par le récit.[36]

Cette recherche par le vide indique l’exact renversement de l’esthétique cinématographique de la « grande ville » industrielle de l’entre-deux-guerres. Certes, le finale de L’Éclipse peut sembler « assez proche de la poétique de Walter Ruttmann et des documentaires “symphoniques” des années 1920, et ce même si on est loin de la rhétorique moderniste qui caractérisait ces expériences[37] ». Mais c’est précisément parce que cette séquence de fin offre une contre-proposition, une alternative systématique à la tentation de la symphonie, qu’une telle proximité peut faire sens : en négatif ou en creux. Tout contre cet héritage, et non sans rappeler les regards de Moholy-Nagy dans Impressions du Vieux-Port (1929) ou de Vigo dans À propos de Nice (1930), le point de vue documenté d’Antonioni déjoue la tentation de la symphonie parce qu’il refuse les visions d’ensemble, synthétiques ou surplombantes qui caractérisaient ces portraits urbains. Aucune progression dramatique n’organise chez lui les traversées des espaces déconnectés de la ville. Tandis que les symphonies urbaines recouvraient la « poétique » par une démonstration de force sur le plan technique et « rhétorique », ainsi que la construction d’un point de vue artificiel à distance des rythmes effectifs de l’expérience urbaine, L’Éclipse explore d’autres voies. Le film fait apparaître les dissonances et les contradictions. Il laisse ouverte la voie dialectique des interprétations. La proposition antonionienne se rapproche ainsi, par les moyens mêmes du cinéma, du point de vue critique que défendaient trente ans plus tôt Siegfried Kracauer[38] ou Walter Benjamin[39] : son cinéma atmosphérique parcourt les espaces urbains comme des lieux chargés d’un « inconscient visuel[40] » qu’il nous reste à découvrir. L’espace se déploie de manière indécise et indéfinie, selon une esthétique fragmentaire et interrogatrice, sans objectif assigné, où l’absence, le manque et le silence ont toute leur place. Ces vides ne sont donc pas sans contenu, sans possibilités de transformation. Si, comme l’écrit José Moure, « la ville antonionienne ne s’expose plus que sur le mode de l’inachèvement, de la non-appartenance, de la dégradation ou de la suspension[41] », c’est aussi que son destin n’est pas connu d’avance, et reste en partie imprévisible, à la différence du monde relativement clos et répétitif des symphonies urbaines historiques. On peut considérer en ce sens qu’Antonioni a ouvert une enquête multiforme sur le regard citadin.

4. Apprendre à voir, ouvrir l’enquête : « si un monde existe »

Après Copernic, l’homme s’est retrouvé au centre d’un univers étranger. Aujourd’hui nous avons assisté à la naissance d’un homme nouveau, avec toutes ses craintes, ses rêves et ses hésitations.[42]

Paysages indéterminés

Où nous emmène L’Éclipse ? Ni ville, ni friche, ni campagne : tels sont les lieux sous-déterminés, soustraits à la représentation canonique des espaces urbains, où porte son exploration critique. C’est bien d’une ouverture de l’espace perçu qu’il s’agit, à l’image de toutes les portes et fenêtres s’ouvrant peu à peu, des intérieurs poreux et des cadres transpercés de lumière dans l’aube de la scène initiale du film. Le motif de la lumière envahissant peu à peu tout le cadre revient dans ses dernières minutes. La dévoration des contours par des atmosphères diffuses, comme dans la séquence du vol en avion où Vittoria traverse les nuages, figure la perte de repères, d’horizon et d’échelles. L’arrachement au sol suspend toute expérience possible du paysage. Ces éclipses répétées ne valent cependant pas disparition : elles suggèrent plutôt d’autres régimes de perception.

Il n’y va pas seulement d’un « traitement singulier du paysage[43] », ni d’un mystérieux « évidement ». Je rejoins plutôt l’idée selon laquelle « le paysage a presque toujours le rôle d’un multiplicateur des regards ou de critique des identités figées[44] ». Si aucune dénonciation explicite ne vient entraver le déploiement esthétique des atmosphères et l’émiettement des lieux urbains que l’on a mentionné, le « vide » est bel et bien, en effet, donné à voir comme le résultat d’une force agissante ou d’un « pouvoir[45] ». Il est exposé et démultiplié avec méthode, selon d’innombrables variations de natures mortes, de corps morcelés et d’éclats d’architectures sans unité, ou encore d’urbanisme sans cohérence. Il ne faudrait donc pas oublier que cette puissance du vide a aussi des origines politiques : elle tient au laisser-faire qui caractérise le développement industriel rapide des extensions urbaines de l’époque, en Italie peut-être davantage que dans les pays voisins[46]. L’indétermination des lieux et des paysages urbains arpentés par le film invite à poursuivre le questionnement, pour finir, en interrogeant à nouveaux frais les conditions du regard que nous portons sur nos lieux de vie. Et plus précisément, sur les relations complexes, difficiles à saisir, qui continuent de les rendre habitables malgré la brutalité des transformations qu’ils subissent. Cette démarche exige une sorte de retour au concret, aux plus petites perceptions et aux choses plus proches. L’ambition d’Antonioni, selon ses propres termes, n’est pas moindre dans ces années-là :

Je voudrais arriver à mieux comprendre, pour mieux l’exprimer sur l’écran, l’ensemble des choses, et l’homme parmi les choses. Si je regarde autour de moi, je vois des images de l’homme toujours plus abstraites, qui s’éloignent de celles que j’ai de lui : je voudrais comprendre le pourquoi de cet exode. Je voudrais réussi à avoir dans la tête tout notre monde, si un monde existe.[47]

Les villes ne sont pas mortes, les paysages n’ont pas disparu. La « maladie des sentiments » n’est pas la fin de l’humanité, bien que sa destruction fasse partie des options à l’ère de la menace atomique et des dégradations environnementales. Le cinéma d’Antonioni nous engage à considérer d’un œil neuf nos milieux de vie, en proie à des transformations que nous n’avons pas, ou si peu, contrôlées collectivement. Il n’est pas une célébration stérile de la suspension en tant que telle, mais une tentative d’initier, au sein de ces processus, des descriptions et des enquêtes pouvant nourrir de futures réponses individuelles et collectives. La rupture des attaches anciennes ouvre des horizons. Antonioni soumet au spectateur des films interrogatifs : en l’absence d’orchestration symphonique de vos existences, qu’allez-vous inventer pour surmonter les impasses du présent ? Que saurez-vous écrire de neuf sur ces pages apparemment blanches, ces toiles prétendument vierges que sont les paysages urbains émergents, marqués par l’indétermination ?

Un apprentissage du regard : sensibilité, imagination, enquête

Ainsi, à mesure qu’ils s’éloignent du statut de décor d’une intrigue évanescente pour venir en occuper le premier plan, les paysages atmosphériques de L’Éclipse deviennent un sujet d’enquête, à plusieurs titres.

Comme l’a montré la section précédente, on peut y voir en premier lieu une ressource heuristique pour aborder l’indétermination des situations urbaines dans cette période historique de l’après-guerre et de sa « croissance » en apparence triomphante, mais soumise à une dépersonnalisation et une perte de sens, un envahissement des existences par des dispositifs techniques. Mais cette lecture ne doit pas s’engouffrer dans un discours politique littéral. Les observateurs ont assez relevé, dès la sortie de ses films, à quel point Antonioni s’éloignait de toute posture militante. Le refus de la symphonie engage en réalité une nouvelle manière de rendre compte des expériences, en explore la négativité et en décrit les menaces, sans en livrer de commentaires. Ces menaces portent sur notre expérience vécue et socialement partagée de la circulation du sens. Le travail à même l’expérience perceptive qu’est le film n’est plus la confortable consommation d’un spectacle mais l’élaboration d’une contre-vision. L’alternative à la symphonie devient le lieu possible d’une enquête multiforme sur ce qui est suggéré sans être montré : le contexte élargi de nos vies. « Dans les films d’Antonioni, ce que nous ne voyons pas est toujours plus important que ce que nous voyons[48] » : on ne saurait mieux exprimer le sens du contrepoint que le réalisateur apporte à l’omni-visibilité des symphonies urbaines.

La « crise » qui intéresse le cinéaste n’est en effet pas seulement psychologique, sentimentale ou émotionnelle ; ce serait plutôt un malaise dans la civilisation. Antonioni a évoqué à plusieurs occasions le problème « métaphysique » que masquerait « l’Éros malade » de ses films. Sans exclure cette perspective, parler de trouble culturel et social nous reconduit vers des dimensions plus anthropologiques et matérielles : celles que figure la fiction cinématographique, qui n’est jamais un traité de philosophie. Quelle meilleure manière, ainsi, de figurer les impasses d’une civilisation que de montrer l’émiettement de ses cités ? C’est ce que pourrait exprimer l’attention d’Antonioni à la rupture des cadres spatio-temporels hérités, qui va de pair avec la suspension des cadres de l’expérience perceptive et le blocage de l’imagination collective. La crise qui transparaît dans ses films des années 1960 est avant tout une crise de la sensibilité et de l’expérience perceptive. C’est encore la nôtre.

L’expérience du ralentissement narratif et de l’ouverture d’espaces indéterminés répond ainsi à une intention « pédagogique » que le cinéaste avait lui-même formulée, à l’occasion :

Aujourd’hui, le spectateur ne doit plus laisser pénétrer l’image dans son cerveau à travers les yeux ; il doit avoir une attitude presque créative. Jusqu’à présent on disait voir un film, lire un film. Ces mots-là sont décalés. Aujourd’hui, c’est le rapport entre deux images qui compte. C’est une forme dans son devenir, qui change comme les visions du microscope selon le mode d’observation. Il est donc plus juste de dire que nous devons sentir un film.[49]

Sans adopter de posture didactique, Antonioni entendait contribuer à renouveler le regard des spectateurs. Le sens critique que j’ai tenté de mettre au jour s’éclaircit donc aussi de ce point de vue qui incite à adopter une posture active : celle d’une enquête visuelle. L’emprise des atmosphères et le refus de la symphonie urbaine dans ces premières fictions d’Antonioni réactivent notre sensibilité et notre imagination, parce qu’elles déjouent nos habitudes établies et nous mettent en présence de la situation d’inachèvement où nous nous trouvons. La mise en évidence visuelle et spatiale de cette situation par une vision anti-symphonique des lieux urbains n’est que l’un des aspects d’un tableau plus large. Ce qui change à une vitesse toujours accélérée depuis ces années d’après-guerre, ce ne sont pas seulement les formes spatiales et les manières d’habiter les lieux, mais aussi, comme le montrent tous les films d’Antonioni, les manières de parler, d’aimer, de travailler, de voyager, d’errer, de durer. C’est pourquoi le monde « modernisé » se distingue dans son cinéma par une sorte d’enquête systématique sur les lieux de transition et de passage : voies de circulation, infrastructures routières, paysages en mal d’identification et de relations d’habitation pérennes, que les personnages ne font que traverser sans pouvoir s’y installer.

Conclusion

La vie est fondée sur le mode pointilliste. C’est une poussière de prises de vues, qui proviennent de multiples endroits et demeurent d’abord sans lien entre elles. Leur succession ne s’aligne pas sur celle de l’événement représenté : le destin peut se résoudre avant de se nouer, la réconciliation se présenter avant la dispute qui a éclaté en raison de celle-ci. Le sens de l’action ne devient souverain que dans le film achevé ; pendant la gestation, il est insondable.[50]

Ainsi, l’exercice d’affranchissement vis-à-vis de ce qu’il appelait « des mythes vieillis, de vieilles conventions[51] » permet à Antonioni de composer, dans L’Éclipse, un point de vue soustractif et inachevé, que la représentation indirecte de la ville et des paysages urbains par un cinéma atmosphérique met en évidence. La mise en scène de lieux à l’arrêt, d’espaces négatifs ou crispés par le biais d’atmosphères de désolation, offre des prises pour résister à la perte du monde connu en l’approchant par de nouvelles relations. Le fameux « évidement » caractéristique du style antonionien prend donc un sens critique à la faveur d’une sorte de reconstruction ouverte, qui indique une voie pour des attitudes plus actives, à l’issue du travail négatif, en creux, que mettent en œuvre ses films. Dans l’indétermination mutique de la matière, parmi les miettes de nos mémoires, frémit la promesse d’un renouvellement des formes de vie. L’Éclipse déjoue l’affinité constitutive entre l’art du cinéma, divertissement industriel de masse, et la célébration de la grande ville, scène traditionnelle de ce spectacle – dont les symphonies urbaines représentaient une manière d’apogée circulaire. Dans ce retrait et ce pas de côté, se joue une réinvention anti-symphonique et polyphonique du regard citadin, incitant le spectateur à interroger activement sa propre perception des paysages et des lieux habités, en particulier urbains.

Olivier Gaudin


[1] Il est frappant, de ce point de vue, que Vivre sa vie (Jean-Luc Godard), Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda), Lola (Jacques Demy), Accattone et Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini),les premiers Contes moraux d’Éric Rohmer,mais aussi Le Procès (Orson Welles), La Jetée et Le Joli Mai (Chris Marker), Les Dimanches de Ville-d’Avray (Serge Bourguignon) et Huit et demi (Federico Fellini), précédés par Ascenseur pour l’échafaud et Zazie dans le métro (Louis Malle), Mon Oncle (Jacques Tati), Les quatre cents coups (François Truffaut), À bout de souffle (Jean-Luc Godard) et La Dolce Vita (Federico Fellini), et suivis de près par Bande à part, Alphaville (Jean-Luc Godard) ou Paris vu par… (film collectif) soient presque exactement contemporains – pour s’en tenir à ces œuvres majeures du cinéma européen (dont des équivalents américains sont visibles chez John Cassavetes, en particulier dans Shadows, ou dans On the Bowery de Lionel Rogosin).

[2] Voir José Moure et Thierry Roche (dir.), Michelangelo Antonioni, anthropologue des formes urbaines, Paris, Riveneuve, 2014. Voir aussi Sandro Bernardi, Antonioni. Personnage paysage, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2006, p. 19-21.

[3] Ibid., Introduction, p. 11.

[4] Qu’Antonioni appelait pour sa part des « techniques de sentir » : « Il est important de nous demander non pas tant ce que nous avons ressenti jusqu’à aujourd’hui, mais ce qui, en nous, se développe, selon un ordre dont nous ne sommes pas encore conscients mais qui assurément nous amènera à une modification radicale de notre condition morale. Il est nécessaire de mettre à jour nos techniques de sentir, anciennes et inadaptées, d’abandonner les “blocs de séquences” qui ont un début, une fin, un ordre. Il faut une participation intérieure aux personnages d’une histoire. » (cité par Carlo di Carlo dans José Moure et Thierry Roche (dir.), op. cit., p. 17).

[5] Michelangelo Antonioni, Cinema, 25 avril 1940, cité par Aldo Tassone, Antonioni, Paris, Flammarion, 2007, p. 130.

[6] Le scénario de L’Éclipse peut se résumer dans les grandes lignes aux mouvements de son personnage principal. Vittoria sort de chez Riccardo dont elle vient de se séparer, après une nuit blanche. Elle rentre chez elle dans le quartier romain de l’EUR, puis rejoint sa mère à la Bourse, où elle fait la connaissance de Piero, jeune agent de change hyperactif. Le reste du film montre leurs rencontres et promenades en différents lieux, après une série de scènes où Vittoria, seule, semble errer sans but. Elle rejoint ses voisines pour une soirée improvisée ; elle accompagne une amie dans un vol privé vers Vérone. Puis elle retourne à la Bourse, en proie à la panique d’une crise financière qui agite Piero. Dans leurs rencontres suivantes, l’attirance physique laisse place à la distance et à l’incompréhension. Montrant leur rendez-vous manqué par l’absence des deux personnages, le film se referme sur une surprenante scène sans récit apparent, où la caméra explore le décor urbain.

[7] Voir notamment, pour un exemple directement contemporain : Marcel Martin, Le langage cinématographique, Paris, Le Cerf, 1962 (dont un photogramme de L’Avventura orne la couverture ; la mention du Prix spécial du jury du festival de Cannes de 1960, décerné à Antonioni pour ce film, précisait en effet : « pour sa remarquable contribution à la recherche d’un nouveau langage cinématographique »).

[8] Ce rapprochement est par exemple esquissé, à propos de L’Éclipse précisément, par Alain Bonfand dans Le cinéma de Michelangelo Antonioni, Paris, Images modernes, 2003, p. 65-66.

[9] Marcel Martin, Le langage cinématographique, op. cit., p. 210.

[10] Mario Brenta, « En-deçà du visible : l’air dans le cinéma de Michelangelo Antonioni », in J. Moure et T. Roche (dir.), op. cit., p. 94.

[11] M. Antonioni, Je commence à comprendre [1999], Paris, Arléa, 2014, p. 25.

[12] « Être consciemment critique de la vulgarité et de l’absurdité d’une pulsion aussi envahissante que celle qui touche le personnage principal du film n’est pas suffisant et ne sert à rien. En cela, nous sommes témoins de la chute d’un mythe : qu’il suffit pour nous de nous connaître, d’avoir une conscience critique de nous-même, de nous analyser dans toute notre complexité et dans chaque aspect de notre personnalité. La vérité, c’est qu’une telle analyse ne suffit pas. » (M. Antonioni, « Un discours à Cannes en 1960 », cité par Stig Björkman, Michelangelo Antonioni, Paris, Cahiers du cinéma, 2007, p. 34.)

[13] Voir M. Antonioni, Sei film, Einaudi, Turin, 1964.

[14] A. Bonfand, Le cinéma de Michelangelo Antonioni, op. cit., p. 98.

[15] M. Antonioni, cité par Carlo di Carlo dans José Moure et Thierry Roche (dir.), op. cit., p. 17.

[16] S. Bernardi, Antonioni. Personnage paysage, op. cit.

[17] « L’architecture travaille le cinéma d’Antonioni ; Antonioni a souvent dit que c’est une profession qu’il aurait aimée (on se souvient que Fritz Lang par exemple se destinait à ce métier) ; l’architecture apparaît dans ses films telle une métaphore, une scansion ou un site privilégié » (A. Bonfand, Le cinéma de Michelangelo Antonioni, op. cit., p. 89). Plus loin, Bonfand précise encore : « L’architecture pour Antonioni n’est pas une citation mais un principe. » (Ibid., p. 90).

[18] Gilles Deleuze, L’image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Minuit, 1983, p. 109.

[19] Alain Bonfand rappelle qu’il existe « un tableau de Sironi intitulé L’Éclipse », peint entre 1918 et 1942 : « dans [ce] tableau, une pesanteur hésite entre la mélancolie et l’angoisse, isole chaque étant, le rend à une étrangeté insulaire dans l’espace où s’enfonce notre visée intentionnelle, sans but ni fin. » (A. Bonfand, Le cinéma de Michelangelo Antonioni, Paris, Images modernes, 2003, p. 54 ; voir la reproduction  p. 114).

[20] Avec ce terme, Ernesto Nathan Rogers (1909-1969), qui fut longtemps rédacteur en chef de la revue Casabella Continuità, mettait l’accent sur la nécessité d’un dialogue subtil avec les conditions transmises par l’héritage historique ; il ne fallait pas uniquement, selon lui, comprendre ces « préexistences » comme des éléments physiques mais aussi comme un contexte culturel élargi. Voir notamment Valeria Lattante, Ernesto Nathan Rogers e le preesistenze ambientali. Itinerario teorico, 1948-1964, thèse de doctorat de recherche en architecture, Università di Bologna, 2013.

[21] J. Moure, « Le paysage urbain… », art. cit., p. 69 et p. 75.

[22] « Les visions esthétiques d’Antonioni ne sont pas séparables d’une critique objective (nous sommes malades d’Éros, mais parce qu’Éros est lui-même malade objectivement : qu’est-ce qu’est devenu l’amour pour qu’un homme ou une femme en sortent aussi démunis, lamentables et souffrants, et qu’ils agissent et réagissent aussi mal au début qu’à la fin, dans une société corrompue ?) […] Antonioni est beaucoup plus proche de Nietzsche que de Marx ; il est le seul auteur contemporain à avoir repris le projet nietzschéen d’une véritable critique de la morale, et cela grâce à une méthode symptomatologiste. » (G. Deleuze, L’image-temps. Cinéma 2, Paris, Minuit, 1985, p. 14-16).

[23] S. Bernardi, Antonioni. Personnage paysage, op. cit., p. 115.

[24] Thierry Roche, Antonioni – Ferrare. Une hypothèse plausible, Crisnée, Yellow Now, 2016, p. 115.

[25] « D’abord douces, presque muettes, les notes finissent par éclater. Leur dissonance révèle la fissure de l’espace urbain en proie à la maladie de la modernité et à la menace latente, inhérente à la génération de l’ère atomique. » (Jacques Demange, Michelangelo Antonioni, d’un regard à l’autre, La Madeleine, LettMotif, 2019, p. 102).

[26] Alain Bonfand y voit pour sa part, entre autres, un dialogue avec la peinture, décelant dans cette scène « une intention de peintre » associée à « une fracture dans l’esthétique » (Le cinéma de Michelangelo Antonioni, op. cit., p. 55 ; voir également p. 110-111). Il écrit aussi :« Comme dans la fascination, il semble pour Antonioni que le visible ne prend tout son relief que lorsqu’il est brisé, fondu, dépossédé de son sens commun, de sa valeur d’usage. Les derniers plans de L’Éclipse sont une façon de mettre en panne chaque étant, et dans le plan de chercher une fission de l’étant qui alors se durcit, résiste, devient de plus en plus solide » (A. Bonfand, Le Cinéma saturé, Essai sur les relations de la peinture et des images en mouvement, Paris, PUF, 2007, p. 193-194).

[27] S. Bernardi, Antonioni. Personnage paysage, op. cit., p. 115.

[28] M. Antonioni, discussion au Centre de cinéma expérimental de Rome, 16 mars 1961.

[29] Rappelons que, pour des raisons morales, ces trois films ont fait scandale et valu des attaques virulentes contre leurs auteurs, divisant la presse et la critique, lors de leur sortie en Italie.

[30] De même que dans les deux romans de Pier Paolo Pasolini, Les Ragazzi (1955) et Une Vie violente (1959), ainsi que dans ses Histoires de la Cité de Dieu (Paris, Gallimard, 1998).

[31] « Dans le néoréalisme, les villes et les paysages constituent le fond sur lequel le rapport entre l’individu et la société est mis en scène. C’est une Italie détruite et délabrée, où les drames personnels de femmes et d’hommes se consument, que les Italiens et le monde découvrent sur fond de paysages “épiques”, avec les fils du télégraphe, les pavés, les petits murs décrépis et la foule mystique perdue dans les activités quotidiennes. » (Romeo Farinella, « Paysages et urbanisme dans l’Italie d’après-guerre : suivre Antonioni entre Ferrare et le Pô », in J. Moure et T. Roche (dir.), op. cit., p. 40).

[32] Sandro Bernardi, « Antonioni au-delà du néoréalisme : la mise en question de l’observateur », in J. Moure et T. Roche (dir.), op. cit., p. 81-91.

[33] À la différence notable des premiers plans de L’Avventura, où l’on distinguait nettement la coupole de Saint-Pierre de Rome (voir Alberto Boschi, « Architecture et sentiments : autour des deux premiers plans de L’Avventura », in J. Moure et T. Roche (dir.), op. cit.).

[34] Pour un inventaire des rues et bâtiments que l’on peut identifier dans le film, voir Jacopo Benci, « Michelangelo’s Rome : Towards an Iconology of L’Eclisse », in David Wrigley (ed.), Cinematic Rome, Leicester, Troubador Publishing, 2008, p. 63-84.

[35]  « Des signes se déposent comme un limon dans la mémoire flottante du spectateur mais renvoient celui qui les reçoit à une polyphonie dissonante d’interprétations avortées conduisant à une forme kaléidoscopique, éparpillée, un abîme de sens. » (Frédéric Sabouraud, « Antonioni : Éros, Thanatos, cosmos », Trafic, 2020, n° 114, p. 69).

[36] J. Moure, « Le paysage urbain et ses mutations dans le cinéma de Michelangelo Antonioni », in J. Moure & T. Roche, op. cit., p. 67-69. Voir aussi J. Moure, Michelangelo Antonioni, cinéaste de l’évidement, Paris, L’Harmattan, 2001, en particulier p. 24-33.

[37] Alberto Boschi, « Architecture et sentiments : autour des deux premiers plans de L’Avventura », in J. Moure et T. Roche (dir.), op. cit., p. 56-57.

[38] Celui-ci opposait dès 1929 les associations « purement formelles » de Ruttman aux efforts interprétatifs de Vertov, qui laissaient place à une « ironie romantique » capable de « transpercer la réalité apparemment refermée sur elle-même du collectif » (Siegfried Kracauer, « L’homme à la caméra » [1929], Le voyage et la danse. Figures de ville et vues de films, éd. parPhilippe Despoix et Sabine Cornille, Paris, PU Vincennes, 1996, p. 95-98. Ouvrage consultable en ligne : <http://books.openedition.org/puv/1689>).

[39] Voir en particulier les sections de « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (dernière version) qui abordent les capacités d’approfondissement de la perception que porte le cinéma, en particulier à propos des villes (Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1939], xiii, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 303-306).

[40] Ibid., p. 306.

[41] J. Moure, Michelangelo Antonioni, cinéaste de l’évidement, op. cit., p. 33-34.

[42] M. Antonioni, « L’érotisme, maladie de notre époque » [1960], Écrits, 1936-1985, Cinecittà International, Rome, 1991, p. 241-243.

[43] J. Demange, Michelangelo Antonioni, d’un regard à l’autre, op. cit., p. 120.

[44] S. Bernardi, Antonioni. Personnage paysage, op. cit., p. 54.

[45] Murielle Gagnebin, « Les pouvoirs du vide : “L’Éclipse” d’Antonioni », dans Du divan à l’écran. Montages cinématographiques et montages interprétatifs, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 61-70.

[46] Rappelons que le film à charge de Francesco Rosi, Main basse sur la ville, date de l’année suivante : 1963.

[47] M. Antonioni, Lettre à Kon Ichikawa [17 décembre 1962], Trafic, 2020, n° 114, p. 67.

[48] S. Bernardi, Antonioni. Personnage paysage, op. cit., p. 54.

[49] M. Antonioni, cité par Renzo Renzi, Une biographie impossible, Rome, Cinecittà International, 1990.

[50] S. Kracauer, « Monde du calicot. Ufa-ville à Neubabelsberg » [1926], Le voyage et la danse, op. cit., p. 40.

[51] M. Antonioni, Écrits, Paris, Images modernes, 2003, p. 47.