C’est surtout à travers les nuits urbaines que le nocturne s’invite dans l’histoire du cinéma de non-fiction, qu’il soit documentaire ou expérimental. De façon ponctuelle, on trouve même des œuvres qui font de la nuit leur objet premier. Chacun à leur façon, des films comme Montreal By Night de Jean Palardy et Arthur Burrows (1947), Broadway by Light de William Klein (1957) ou Nice Time (Picadilly, la nuit) d’Alain Tanner et Claude Goretta (1957) travaillent au carrefour des trois modes de rencontre entre média et nuit urbaine envisagés par Will Straw : le mode inventoriel, le mode exploratoire, et le mode expérientiel par lequel les médias cherchent « à habiter la nuit et à absorber sa force affective et rhétorique1. »
Au-delà des quelques films qui ont la nuit à leur principe, il n’est toutefois pas évident d’aborder la question du nocturne dans le champ spécifique du cinéma documentaire. Le ou la documentariste ne choisit pas la nuit à la manière du cinéaste de fiction, qui peut souverainement y plonger ses acteurs pour nuancer les affects d’une scène ou pour matérialiser une atmosphère. Le mouvement vers la nuit de la documentariste consiste plutôt à y suivre celles et ceux qu’elle filme, à se faire témoin et parfois complice de leurs activités ou de leurs errances. Son intention nocturne peut donc sembler seconde : en documentaire, la présence de la nuit serait conditionnée par l’existence d’un « contenu» social du nocturne.
Il est d’ailleurs plus simple d’esquisser une catégorisation thématique des nuits documentaires qu’un spectre esthétique ou métaphorique des nocturnes. Écho de la réalité sociale, le cinéma documentaire a ses nuits laborieuses (que l’on pense aux nuits d’Emergency Ward, de William Greaves, 1959, d’Argent amer de Wang Bing, 2016, ou encore de Leviathan, de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor, 2013), ses nuits marginales2 (chez Pedro Costa, ou Pietro Marcello notamment dans Il Passaggio della linea, 2007), ses nuits militantes (souvenons-nous des barricades du corpus de mai-juin 68 notamment, ou de la « Nuit Debout » de productions plus récentes tel L’Époque de Matthieu Bareyre, 2018), ses nuits intimes (les Maysles filmant les Beale de Grey Gardens, 1975, ou Portrait of Jason, de Shirley Clarke, 1967), ses nuits festives (Paris is Burning, de Jennie Livingston, 1990)…
Il faudrait ajouter à ce catalogue thématique un genre de nuits au contenu social plus vague : des nuits qui ne font pas événement, où ne se déroule aucune activité productive, dont ne surgit aucune rencontre ou pensée extraordinaire, des nuits qui n’abritent nulle vie marginale, ni n’allument de feu insurrectionnel. Des nuits qui tendent vers le sommeil, mais où l’on s’attarde avec plaisir dans le suspend qui précède, seul, à deux, en groupe, à tâtons ou en dansant. Ces nuits ordinaires sont particulièrement présentes dans le corpus documentaire qui gravite autour du cinéma direct, où souvent la chronique du quotidien implique de rendre compte de l’alternance jour / nuit comme temporalité régulatrice de la vie sociale. La nuit n’y est pas tout à fait thématisée, mais pas tout à fait intransitive non plus : j’y perçois un terrain propice pour interroger la façon dont la mise en scène documentaire, tout en continuant à témoigner de ce qui se vit singulièrement à la faveur de la nuit, peut (ou non) faire siennes les puissances sociales et esthétiques de la nuit et, par là, produire en acte une certaine pensée – poétique et politique – du nocturne.
Je mettrai ici en dialogue deux couples de films mettant en scène les nuits ordinaires de la jeunesse : deux œuvres réalisées aux balbutiements du cinéma direct (We Are The Lambeth Boys (C’est nous les gars de Lambeth) de Karel Reisz, 1959, et La Pyramide humaine de Jean Rouch, de 1960 ; et deux films contemporains qui se situent quelque part dans l’héritage de cette tendance immersive : Vers la tendresse d’Alice Diop et Un Amour d’été de Jean-François Lesage, de 2012. Avec tous leurs écarts, historiques, culturels, esthétiques, ces films ont en commun de modeler le portrait d’un collectif générationnel, à partir de portraits d’individus ou de petits groupes d’adolescents ou de jeunes adultes.
De façon générale, pour les jeunes, dans les sociétés occidentales, le contraste entre l’existence sociale de jour et celle de nuit est particulièrement prononcé : si, de jour, il s’agit de se faire peu à peu une place dans la société, de s’exposer aux regards et d’être reconnu en son « identité remarquable », la nuit est investie comme un espace de liberté, où intensifier, à l’abri des regards des adultes, des multiplicités subjectives. Autrement dit : là où le jour invite à des formes d’identification, la nuit est souvent vécue comme le moment privilégié d’un « processus de subjectivation », entendu comme « production d’une subjectivité inaccomplie et non identifiable », pour reprendre les termes du philosophe Etienne Tassin3.
Il n’y a cependant rien de naturel à ce que la mise en scène documentaire de nuit se saisisse de cette affinité entre l’expérience nocturne et les processus de subjectivation. En tant qu’imposition d’un regard extérieur, le tournage documentaire de nuit risque toujours d’arracher les sujets filmés à leur expérience nocturne, en déchirant le voile d’obscurité qui les enveloppe, en exposant leurs intimités au jugement d’une rationalité diurne, « identificatrice ». Dans un essai sur la nuit, Michaël Fœssel a synthétisé le propre de l’expérience nocturne comme liberté de « vivre sans témoin ». Le problème qui m’intéresse ici pourrait se résumer au paradoxe suivant : comment le cinéma documentaire peut-il témoigner de cette vie sans témoin ? Dans ce parcours en quatre films, je me demanderai comment le regard du témoin documentaire peut se faire complice des forces sociales et sensibles de la nuit, et par là annuler ou adoucir son extériorité par rapport l’expérience filmée ; dans quelle mesure ce regard vient-il au contraire interrompre l’expérience nocturne, en l’exposant aux regards indiscrets des spectateurs à venir ? La réponse sera à chercher indissociablement dans les formes filmiques et dans la posture sociale qu’elles impliquent et révèlent de la part du documentariste en témoin de la vie nocturne.
1. Dialectiques jour / nuit
We are the Lambeth Boys : une énonciation diurne qui fait confiance au nocturne
Le parcours commence avec We are the Lambeth Boys, un des films bien connus du Free Cinema anglais, tourné pendant l’été 1958. Ce moyen-métrage fait le portrait d’un groupe de jeunes de Lambeth, quartier populaire de Londres, à travers la description de leurs activités quotidiennes, notamment au sein du club « Alford House ». La temporalité narrative s’y voit modelée par les rythmes sociaux : s’y alternent le jour et la nuit, la semaine et le week-end, les temps de travail ou d’étude et les temps de loisir. Une voix off relie et ponctue l’ensemble des séquences, de jour et de nuit, y apposant une description à tendance ethnographique, à la fois distante et bienveillante, qui élève la singularité des prises documentaires en noir et blanc au présent de vérité générale. Ainsi, le premier passage de la nuit au jour prend la forme d’un fondu au noir, qui voit s’évanouir dans le fond du plan les silhouettes du groupe de jeunes de dos, s’enfonçant dans une obscurité qui est à la fois celle de la rue peu éclairée et celle de la transition filmique. Les voix rieuses laissent place à une musique mélancolique, qui s’efface après qu’est apparu le plan suivant, de jour, cadrant de manière frontale un immeuble à l’architecture rectiligne en brique, caractéristique des logements sociaux anglais. La caméra suit en travelling et en plongée un jeune homme qui sort de chez lui puis enfourche sa bicyclette pour se rendre au travail. Sur ces premiers plans du jour, le narrateur énonce : « Being young in the morning is different from being young at night. For one thing, there is no crowd about4. », avant d’exposer les activités diurnes des différents protagonistes.
Cette position descriptive et interprétative, associée à un timbre masculin et à une diction maîtrisée, confère à l’instance d’énonciation l’identité d’un homme plus mûr, n’appartenant pas à la génération qui fait l’objet du film. Ce point de vue raisonnable se trouve associé à un ethos diurne, au point de vue « identifiant » de la société des adultes. La mise en scène de la journée laborieuse qui suit la transition a cette même « texture » articulée et décrit la vie des jeunes de l’extérieur, à la troisième personne : le montage enchaîne de façon régulière plusieurs plans fixes faisant le portrait de chaque personnage, appliqué à ses tâches de la journée, à l’école ou à son poste de travail. Au petit matin, il semble donc que l’énonciateur-témoin de We are the Lambeth Boys nous invite à regarder la nuit « avec les yeux du jour5 », avec distance et raison.
Découpage de la journée de semaine.
We Are the Lambeth Boys, Karel Reisz, 1959.
Dans We Are The Lambeth Boys, notre attention se voit sciemment guidée par le commentaire verbal, sans que toutefois l’on ne puisse résumer le style de l’énonciation à cette texture diurne, qui rend les positions sociales et les découpages spatio-temporels bien nets. Sur le plan sonore, le film accorde en effet une place importante à la musique, off et in. Le jazz crée un milieu sensible qui déborde du cadre, et, plus l’on pénètre dans la nuit, plus les séquences prennent une qualité vivante. Au cœur des scènes nocturnes (qui occupent un tiers de la durée du film) et des scènes de danse en particulier, la parole tend à s’interrompre, et la caméra portée se meut légèrement avec les danseurs. Dans un certain flou, les corps tournants, s’éloignant et se rapprochant, emplissent et animent le cadre, et leur proximité fait s’évanouir l’arrière-plan et tout repère diégétique. L’image devient par moment haptique et le montage lui-même semble adopter une certaine souplesse musicale, en devenant plus rythmique que discursif.
Scène de nuit : mouvements des corps et du regard.
We Are the Lambeth Boys, Karel Reisz, 1959.
We Are The Lambeth Boys interprète l’alternance du jour et de la nuit comme l’opposition ou la complémentarité entre deux modes d’existences de la jeunesse : l’existence du jour est régie par une sociabilité verticale (celle du travail, de l’école, des générations), une compartimentation spatio-temporelle, une logique d’identification, tandis que, de nuit, le cadre de l’existence s’assouplit, la sociabilité se fait complicité horizontale, au sein d’une même génération, de proche en proche, de corps en corps. Au premier matin, le commentaire ressaisissait cette dualité avec les yeux du jour. À cette dualité jour / nuit du social fait écho l’hétérogénéité de la mise en scène qui oscille entre deux modes : le témoignage surplombant (voix off, montage fonctionnel, cadre fixe) et le témoignage immersif, qui se mêle au mouvement des jeunes et renonce pour un temps à en interpréter le comportement.
Mais le pôle diurne et le pôle nocturne de la mise en scène n’entretiennent pas un vrai rapport de symétrie. Le témoin documentaire de We Are The Lambeth Boys, plus qu’il n’appartient tout à fait au jour ou tout à fait la nuit, ressemble au directeur du club filmé : un homme paternaliste mais bienveillant, qui cherche à inventer la société diurne à venir à partir de l’énergie nocturne et indisciplinée de la jeunesse. Dans cette structure circadienne, le film prend le parti de s’achever sur une séquence nocturne, la caméra plongée parmi les cercles de jeunes gens insouciants. Dans ses ultimes commentaires, la voix off cherche à solliciter la bienveillance de son public, invité à faire preuve d’empathie pour délaisser son jugement réprobateur et adopter un peu le point de vue des jeunes eux-mêmes :
…you can hear them shouting all the way down the road. There is more of it probably than it used to be when the people who complain about it were young themselves. (…) Just the same, a good evening for young people is much as it has always been, it’s for being together with friends, and dancing, and shouting when you feel like it. Things we’d all like to do6.
Après cette dernière remarque, le témoin extérieur semble abandonner définitivement son surplomb cognitif pour livrer le film à l’énergie de la jeunesse nocturne. La ville « officielle » a disparu, le bâti du quartier ouvrier se réduit à quelques points lumineux perçant dans l’obscurité. L’espace est empli par la musique, les corps et les voix des jeunes, tandis que la société des adultes et des enfants est endormie, hors champ. Par ce dernier mouvement de lâcher prise, le film semble intercéder en faveur des nuits de la jeunesse des quartiers populaires, incarnant une liberté indocile, qui ne serait pas simplement vouée à être recadrée ou embourgeoisée par la société des adultes, mais qui pourrait tout autant lui transmettre un désir, un souffle vivant, et la transformer en lui rappelant cette manière de faire lien de corps à corps, de proche en proche, hors des hiérarchies institutionnelles.
La Pyramide humaine : voiler pour mieux dévoiler
Je voudrais maintenant mettre en regard du film de Reisz La Pyramide humaine de Rouch, tourné un an plus tard. Ce film fait également le portrait d’une petite communauté de jeunes, élèves ivoiriens et français du lycée français d’Abidjan, cette fois à travers le documentaire d’une fiction en train de se faire : il s’agit pour les jeunes interprètes d’improviser une histoire d’amitié « entre Blancs et Noirs », qui interroge le « problème du racisme ». Passé l’incipit, la voix du cinéaste témoin s’efface au profit de celles de ses personnages.
On retrouve dans La Pyramide humaine la structure de type chronique circadienne. De jour, les jeunes sont d’abord rassemblés dans un espace-temps institutionnel – celui du lycée républicain – ou bien ils commencent à faire connaissance dans des moments de loisir : sport, musique… Mais, si ces diverses activités les rapprochent dans le cadre, au niveau sonore une polyphonie de voix off à la première personne tend à les séparer : chacun développe en son for intérieur un jugement sur les autres et sur le groupe. En soirée, ces jugements off glissent en in et chaque groupe – les Français d’un côté, les Ivoiriens de l’autre – débat de la façon de juger les membres de l’autre groupe, parfois violemment.
Mais à mesure qu’avance le film, les soirées se font plus longues et la nuit, densifiée, vient rassembler les différents protagonistes. C’est de nuit que sont rebattues les cartes de la séparation raciale : la musique et la danse prennent le relai des voix et les jeunes se laissent aller à rencontrer les autres, sans surplomb. Les corps se trouvent rassemblés par un rythme ou un affect commun. Plusieurs séquences de nuit opèrent ces rapprochements hors du langage, par une coprésence physique voire même chorégraphique : une première soirée au cours de laquelle Nathalie, jeune femme ivoirienne, invite Nadine et ses camarades français à venir danser avec elle à Treichville, commune d’Abidjan située hors des quartiers coloniaux. Les formes de la ville se sont dissoutes dans l’obscurité, ne restent plus que leurs corps lumineux rassemblés par la musique et par ce fond d’informe. Plus tard, c’est une séquence d’amour où l’un des Français vient rencontrer Nathalie chez elle, la nuit, qui opère un rapprochement muet : la rencontre se fait sans un mot, il s’agit simplement d’une étreinte. Après avoir saisi le couple de loin par l’encadrement de la porte, le regard filmant s’invite dans la scène, se fait tout proche, mais ne paraît étrangement pas déranger ce moment d’intimité. La scène se donne plutôt à voir « comme une fiction », née d’un relai entre filmeur et filmés, le premier traduisant visuellement par le flou, le gros plan, les couleurs franches sur fond d’obscurité des affects joués ou vécus par les seconds.
Plus tard dans La Pyramide humaine, se tient une nouvelle fête, cette fois dans une maison coloniale, où le regard oscille entre un éloignement pudique, laissant les jeunes à eux-mêmes, et un regard fictionnalisant, qui semble de nouveau voir sans être vu sans pour autant être voyeur. Cette proximité donne à éprouver la complicité ludique entre filmeur et filmés, qui inventent le film ensemble. Dans une des séquences, Nadine et Raymond se rapprochent, se confient, Nadine fait même un rêve transvisualisé où on la voit se marier avec son camarade. La nuit est donc le moment où se défont les jugements et les séparations, et où les flux de rêverie, d’amitié et de désir peuvent circuler librement, entre les personnages, dans la diégèse, et dans l’énonciation : entre interprètes nocturnes et regard témoin.
Jeux de pudeur, d’intimité partagée, de rêverie.
La Pyramide humaine, Jean Rouch, 1960.
De nuit, la mise en scène acquiert donc une certaine qualité nocturne, mais le récit dans son ensemble entretient un rapport ambivalent à ces moments de lâcher prise. Car au matin les expériences de la nuit sont chaque fois expliquées, commentées et jugées par la petite communauté. Le jour revenu, on demande des comptes à celles et ceux qui se sont laissés allés à leur désir et chacun est « remis à sa place », dans le jeu des séparations raciales et des convenances viriles et patriarcales. Ce, même si, à mesure qu’avance le récit, il devient sensible que les nuits ont eu tout de même eu un effet incontrôlé sur les amitiés diurnes.
La mise en scène épouse donc par moment le nocturne en entrant dans le cercle d’une intimité éclose à la faveur de la nuit. Mais de manière plus indirecte, plus métaphorique, quelque chose du nocturne se joue aussi dans le processus de fictionnalisation : dans La Pyramide humaine,le voile du jeu fictionnel auquel se prêtent les jeunes les protège d’un regard documentaire plus direct, plus acéré et les encourage à s’inventer autres qu’eux-mêmes. Mais, tout comme dans la diégèse au matin les jeunes dissipent le voile affectif de la nuit par l’exercice du jugement social, Jean Rouch, à la fin du film vient par ses commentaires réflexifs et surplombant dissiper le voile allégorique de la fiction. Marion Froger a bien analysé la façon dont, en révélant l’effet du tournage dans la vie des adolescents, le cinéaste fait rétrospectivement de nous des « spectateurs indiscrets » de leur intimité7, comme surprise au réveil par une lumière aigüe.
Chez Reisz et Rouch l’alternance entre le jour et la nuit correspond donc à la dialectique entre deux façons d’être au monde de leurs personnages : la nuit est marquée par le lâcher prise, la métamorphose des liens sociaux, le relâchement des cadres et des identités sociales, tandis que le jour appartient au domaine du jugement, des conventions, des rôles assignés, des identifications en somme. En termes de mise en scène, cela correspond aussi globalement à deux textures esthétiques et à deux manières d’être témoin : de jour, l’énonciation se fait cohérente, raisonnable et le jugement perçant ; de nuit, le regard du témoin tend à plonger au cœur des situations, à se mettre en phase avec l’expérience vécue par les personnages en entrant dans la complicité de la danse ou du « faire comme si ». Dans cette dialectique, Reisz prend le parti du nocturne et dissout le commentaire paternaliste dans le substrat d’une nuit finale. Alors que Rouch, comme ses personnages au lever du jour, défait ce qui s’était fait nocturne dans son propre regard : ce voile de fiction qui protégeait ses acteurs et actrices des regards identifiants.
Je voudrais maintenant poursuivre la réflexion avec le second couple de films, dont l’enjeu n’est pas tant de dialectiser – au profit de l’un ou de l’autre – extériorité diurne et intimité nocturne, que d’investir plus radicalement le nocturne et ses forces esthétiques et sociales.
2. Glissements vers le nocturne
Vers la tendresse : protégés par la nuit
Dans Vers la tendresse, Alice Diop enchaîne les portraits individuels de jeunes hommes des quartiers populaires de la région parisienne, qui se confient sur leur rapport à la tendresse, donc aux femmes ou aux hommes, à l’amour, à la sexualité. Le film donne le privilège à la nuit sur le jour. Il nous plonge deux fois de suite vers la nuit et s’achève par une aube. Plus que l’alternance des états diurnes / nocturnes, ce qui intéresse la cinéaste ce sont les moments de transitions : le glissement vers l’obscurité, vers la lumière.
Privilège des transitions.
Vers la tendresse, Alice Diop, 2012.
Le dispositif documentaire y est très singulier : les entretiens y sont uniquement sonores. Au moment de leur confidence, les personnages n’ont été chacun exposé qu’au regard de la réalisatrice, et non à celui d’une caméra annonçant une publicité à venir. Ces entretiens audios sont ensuite devenus les voix off qui parcourent le film, tandis que l’image laisse place à des incarnations fictionnalisées. En effet, ce sont des acteurs qui donnent corps aux voix, dans des scènes de la vie quotidienne : au café, au coin de la rue, ou en déplacement, en voiture, en train, à pied. Si l’on voit le film sans connaître les conditions de sa genèse, ce décalage entre le son et l’image est tout de même sensible : le son paraît spontané, en prise directe, de par l’émotion palpable des voix et par les questions et réactions d’Alice Diop, alors que les plans se donnent ostensiblement à voir « comme une fiction» (Odin) : l’absence d’adresse ou de regard à la caméra tout comme la fluidité des raccords sont des signes, plus ou moins consciemment perceptibles, de ce processus de reconstitution fictionnelle.
La disjonction entre voix et corps est plus encore une disjonction entre deux espaces : la voix qui s’adresse à la cinéaste (sorte de témoin « intérieur ») résonne dans un espace calfeutré, qui se dérobe à nos regards. Cette voix est sans visage, tandis qu’à l’image se matérialise un espace public, où se meuvent des corps anonymes et s’expose la surface de visages muets. Par sa « transparence », le regard de la caméra a l’air de laisser les filmés à leur solitude. L’ancrage diégétique de ces voix dans les transitions du jour vers la nuit et de la nuit vers le jour fait que le montage apparaît moins incisif que dans les films précédemment étudiés, dans lesquels l’alternance abrupte jour / nuit dictait un montage cut : ici le montage opère par glissements, travellings, relais de présences, de respirations. Il organise un dégradé de styles affectifs, qui avance « vers la tendresse ».
On retrouve ici, de façon encore plus volontaire que chez Rouch, cette correspondance entre la nuit diégétique et un dispositif documentaire qui travaille à protéger des regards identifiants les sujets qui se confient. Ce n’est pas ici la nuit diégétique qui fournit par transposition un modèle de voile fictionnalisant, c’est le dispositif social du film – abriter des regards, rendre anonyme les intimités qui se disent – qui inspire la mise en scène nocturne. Adopter cette mise en scène nocturne permet de donner une vibration intérieure aux portraits, de donner à écouter la vulnérabilité de ces hommes derrière le voile social de la virilité. Une sociabilité égalitaire entre homme et femme se profile ici en acte, par l’adresse confiante et réflexive à Alice Diop, femme cinéaste. Pour celle qui écoute ces confidences, et se permet parfois de critiquer ouvertement leur sexisme, il ne s’agit pas de juger l’intimité de ces hommes, mais de la donner à éprouver par l’écoute, par le flux affectif, pour saisir un des versants intimes de la domination masculine.
Dans le cas du film d’Alice Diop, la nuit représentée n’est donc pas un donné afilmique, que le documentaire vient saisir : elle est au contraire inspirée par le désir d’un dispositif socio-esthétique qui fasse écho à la sociabilité nocturne, une forme de fictionnalisation qui protège les confidents des regards indiscrets, pour faire passer dans leur voix des flux affectifs anonymes.
Un Amour d’été : une communauté d’anonymes au cœur de la nuit
Pour finir, je voudrais mettre en regard le travail d’Alice Diop avec un film de Jean-François Lesage, cinéaste québécois, qui a souvent choisi le nocturne pour ses documentaires, dès Conte du Mile-End en 2013. Un Amour d’été épouse complètement la nuit : s’y rejoignent la nuit diégétique, le nocturne esthétique et le nocturne social, sans que l’on puisse déterminer lequel précède ou motive l’autre. Le film se déroule entièrement de nuit et donne à voir des scènes de la vie nocturne de jeunes adultes dans le parc du Mont-Royal, sur la colline qui domine Montréal. Au cours de cette dérive, aucun véritable événement n’advient : les échanges sont à la fois sincères et sans conséquences, et tournent là aussi autour des questions d’amour et de désir. Lesage se saisit des potentiels figuratifs de la nuit : les corps et les visages apparaissent et disparaissent dans la densité obscure, s’inscrivent dans un paysage pictural, les présences sont modelées par les lumières, ou bien se découpent en petites silhouettes noires, sur un fond brillant et coloré.
Le montage fonctionne par glissement, et fait circuler le regard de façon libre dans cette atmosphère nocturne, en reliant différents lieux, différentes présences anonymes toutes enveloppées dans cette même nuit. Le son participe aussi à la matérialisation d’un milieu nocturne : un bruit de fond où se mêlent chant des grillons, vent, musique électronique ou éclats de voix au loin, vient accueillir la parole des protagonistes, à voix basse ou se détachant plus nettement, dans un jeu spatialisant sur les distances et les intensités sonores. Parfois au fil d’une séquence un feu de camp crépite ou une musique in amplifiée donne corps à l’espace qui s’étend entre les corps, des uns aux autres. Si le film se déroule sans évolution narrative, c’est par la construction de la nuit comme atmosphère qu’il agence peu à peu en son cœur une communauté de veilleurs anonymes : d’ambiance en ambiance, d’affect en affect.
Matérialisation d’une atmosphère nocturne.
Un Amour d’été, Jean-François Lesage, 2012.
Le cinéaste pousse ici à son extrême ce qu’on pouvait voir fugitivement à l’œuvre dans La Pyramide humaine ou dans Vers la tendresse : une manière de témoigner d’une intimité, mais en échappant à toute intrusion voyeuriste grâce la pratique partagée d’une intimité filmique, une forme de fictionnalisation improvisée qui drape les personnes filmées dans la pénombre, et empêche tout processus d’identification. La communauté qui se matérialise dans le film à la faveur de la nuit existe hors de toute logique identitaire, hors des interdépendances laborieuses du jour. Elle n’est pas directement convertible en communauté politique agissante, mais peuvent s’y nouer des alliances inédites porteuses de promesse dans le jour.
À la projection, le film nous invite à nous projeter dans cette « expérience imaginaire de sociabilité », selon l’expression de Marion Froger, ici de sociabilité nocturne : anonyme, éphémère, phatique, où la nuit devient la membrane qui nous relie les uns aux autres, de l’écran à la salle de cinéma.
***
Ce parcours dans quatre films qui plongent plus ou moins franchement dans la nuit permet d’esquisser ce que pourrait être le nocturne en documentaire ou, en tout cas, les conditions d’advenue d’une expérience socio-esthétique du nocturne.
Pour qu’il y ait nocturne en documentaire, il faut certes qu’il y ait nuit diégétique – des pratiques sociales qui se déroulent dans un monde nocturne – mais il faut encore que ces expériences sensibles et sociales soient mises en correspondance avec des forces esthétiques, des manières de faire forme : des processus d’incarnation (par la danse, par le filmage haptique, par le travail des lumières…), des processus de voilage (par la fictionnalisation, par la disjonction son-image, par l’obscurité…), des processus de dérive (par l’attention aux gradations entre le jour et la nuit, par la fluidité du montage et des mouvements de caméra, par la liberté sans cadre de la musique jazz…).
Dans le portrait nocturne en documentaire, des pratiques de nuit entrent en correspondance avec des forces esthétiques, qui sont autant des forces sociales, des manières de faire lien : des forces mêlées d’anonymisation et d’intensification de la rencontre, d’intimité et de fugacité, de métamorphoses, de circulation d’affects et de suspension du jugement. Autrement dit, la mise en scène documentaire pourrait donc « témoigner de la vie sans témoin » des pratiquants de la nuit à condition qu’elle se saisisse des forces socio-esthétiques de la nuit comme occasion de travailler le mouvement intérieur du portrait. Selon Jean-Luc Nancy :
dans le portrait, dans son portrait – dans son « propre » portrait (expression on ne peut plus ambiguë) – l’autre se retire. Il se retire en se montrant, il fait retraite au sein de sa manifestation même. L’autre portraituré, c’est aussi bien l’autre retiré, et par conséquent l’autre reconnu – si la ressemblance vaut reconnaissance – est aussi bien l’autre rendu plus inconnu qu’avant cette reconnaissance. Il est plus inconnu parce qu’il est retiré dans son altérité. Mais ce retrait révèle le mystère de cette altérité : il ne le dévoile pas, il révèle au contraire qu’il s’agit d’un mystère – et que sans doute il n’est pas question de le dissiper8.
C’est peut-être cela l’expérience du nocturne en documentaire : une manière de nous révéler le mystère d’altérités sans qu’il soit question de le dissiper, de faire apparaître pour nous ces autres à l’écran dans le mouvement même de leur dérobade dans une obscurité rendue sensible, de part et d’autre de l’écran.
Camille Bui
- Will Straw, « Media And The Urban Night », in Articulo – Journal of Urban Research, « Urban Night », 11/2015. https://doi.org/10.4000/articulo.3098 ↩︎
- Julie Savelli a étudié spécifiquement ce que serait une « “scène” nocturne de la migration » dans le documentaire contemporain, voir Savelli, Julie. « Peuples de la nuit. » Intermédialités / Intermediality, n°26, automne 2015, « Habiter la nuit ». https://doi.org/10.7202/1037319ar ↩︎
- Étienne Tassin, in Anders Fjeld et Étienne Tassin, « Subjectivation et désidentification politiques. Dialogue à partir d’Arendt et de Rancière », in Ciencia Política, Vol. 10, n°19, janv.-juin 2015, p. 203. ↩︎
- « On vit sa jeunesse autrement le matin que le soir. Le matin, on se retrouve seul. », traduction DVD Free Cinema 6, BFI, CNC, Doriane Films, 2006. ↩︎
- Michaël Fœssel, La Nuit. Vivre sans témoin, Paris : Autrement, 2017, p. 8. ↩︎
- « …et on les entend vociférer jusqu’à l’autre bout de la rue. D’accord, ils font plus de bruit qu’autrefois, quand ceux qui s’en plaignent étaient eux-mêmes jeunes. (…) Cela dit, les jeunes gens d’aujourd’hui s’amusent comme ceux d’hier. Ils vont danser entre copains et ils crient quand ça leur vient. On aimerait bien en faire autant. », traduction DVD Free Cinema 6, op. cit. ↩︎
- Marion Froger, « Le spectateur indiscret de La Pyramide humaine », Colloque international « La Nouvelle Vague et le cinéma direct québécois », mars 2011, Cinémathèque Québécoise, Montréal. ↩︎
- Jean-Luc Nancy, L’Autre Portrait, Paris : Galilée, 2014, pp. 17-18. ↩︎