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DAVID YON / Penser le cinéma à travers des pratiques – autour de Robert Kramer. Entretien avec Jean Cristofol

DAVID YON / Penser le cinéma à travers des pratiques – autour de Robert Kramer. Entretien avec Jean Cristofol

J’écris ces mots depuis une chambre au troisième étage d’un immeuble du quartier de Belsunce à Marseille. Le tic tac d’un réveil rythme le temps. Je fais face à une photographie du cinéaste Robert Kramer. Au dos de cette photographie, il est écrit : « 22 juin 1939 New York City – 10 novembre 1999 Rouen ». Puis en dessous : « Et un jour, il n’y aura plus d’ici. Il n’y aura pas de corps pour définir un lieu. Nous serons partout à la fois. » Il s’agit d’un extrait de la voix off de son film Ghosts of Electricity (1997). Le film est une commande du festival de Locarno pour son cinquantième anniversaire. L’équipe du festival a demandé à plusieurs cinéastes de réaliser un film autour de cette question « quelle est l’avenir du cinéma ? » Robert Kramer imagine un monde virtuel baigné dans l’image où notre corps n’est plus au centre de nos perceptions. Deux ans plus tard, il réalise son dernier film Cités de la plaine où le personnage principal, Ben, devient aveugle. Il confiera dans un entretien au journal L‘Humanité qu’il est cet aveugle :« Il n’a plus de certitudes. Il ne peut, indéfiniment, vivre sur une perte. Et cet homme aveuglé par rapport à l’évolution du monde, c’est moi. »1

Ce monde qu’il ne comprenait plus, c’est celui dans lequel nous vivons aujourd’hui.

En août 1999, il confiera à Patrick Leboutte dans un de ses derniers entretiens : « Je souhaite que les spectateurs éprouvent le film comme un parcours, trouvent eux-mêmes leurs repères, comme dans une marche, comme dans la traversée d’un espace. J’aime les mettre dans l’image plutôt que devant. »L’hypothèse de ma recherche universitaire est que cette intention de Robert Kramer sera rendue sensible par un travail sur le temps. Dans tous ses films, il travaille à faire coexister différentes temporalités, mais à partir des années 90, il explore plus en profondeur cette question du temps jusqu’à son dernier film Cités de la plaine où il travaillera un montage qui tisse des temporalités de manière non linéaire.

Robert Kramer est devenu cinéaste après avoir réaliséIn the Countryen 1966. Dès ce premier film, son travail interroge la relation entre individualisme et communauté. Les films qu’il réalise sont des bornes qui nous permettent de suivre le cheminement de sa pensée. Il pose des questions, des problèmes à partir de sa propre expérience. Le cinéma était pour lui un espace de questionnement de ses propres moyens et la question de la responsabilité du réalisateur nourrissait ses réflexions. En février 1993, il écrit : « Ce sens de la responsabilité implique l’idée de s’opposer, de représenter quelque chose de différent, quelque chose d’autre, là-bas au loin, et d’insister sur sa valeur. »3

Pendant la première guerre du Golfe, son rapport aux images est bouleversé. Il est le témoin de ce flux d’images en direct qui modifie notre manière de voir le monde et préfigure des changements technologiques audiovisuels à venir, à savoir l’omniprésence des écrans. A partir des années 90, mis à part son filmWalk the Walk(1996), Robert Kramer réalise ce que nous pouvons appeler des essais cinématographiques avec une petite équipe technique (lui à la caméra accompagné d’un assistant et d’un ingénieur du son). Il souhaitait réduire la frontière entre vivre et faire des films et « tenter de faire regarder la caméra comme on regarde dans la vie, et admettre que les conséquences de cette aventure nous serons inconnues jusqu’au bout, et au-delà… »4

Pour Robert Kramer, comme me l’a rappelé son ami Jean Cristofol, « la pratique du cinéma déborde très largement les films qu’il a réalisés » et c’est pour cela qu’ « il est important de penser son cinéma à partir des pratiques et non seulement à partir des objets »5.

J’ai rencontré Jean Cristofol lors du colloque Cinéastes arpenteurs : Qu’est-ce qu’un territoire cinématographique ?6, le 28 novembre 2019 à l’IMéRA. Sa parole m’a fortement intéressé car il nous faisait part de sa relation personnelle avec le cinéaste, il y a plus de 20 ans, mais également de ses réflexions présentes sur ses films, tel un dialogue ininterrompu entre eux. Jean Cristofol est philosophe. Il avait 25 ans lorsqu’il a rencontré Robert Kramer à Marseille, alors que ce dernier préparait le tournage de Guns (1980), son premier film tourné après son arrivée en France.Ils se sont rencontrés par l’intermédiaire de Jean-Pierre Daniel qui avait fait visiter la région de Marseille au cinéaste en 1979 et lui avait ainsi donné envie de tourner une partie de son film dans cette ville. Jean Cristofol et Robert Kramer se sont vus régulièrement pendant 20 ans, jusqu’à la mort de ce dernier en 1999.

Ci-dessous des parties de l’entretien que j’ai mené avec Jean Cristofol le 11 décembre 2019 et qui a été prolongé par mail. Pour mon travail de recherche autour de Robert Kramer, j’ai également mené des entretiens avec des proches du cinéaste qui l’ont accompagné dans la réalisation de ses films : Keja Ho Kramer, Barre Phillips, Richard Copans, Jean-Pierre Daniel, Julien Cloquet, Cécile Wajsbrot, Sylvie Blum et Daniel Deshays.

Peux-tu nous parler du tournage du Guns ?

J’ai vécu Guns comme un film de Robert tournant avec une équipe française et selon les règles du cinéma français. Et je ressentais quelque-chose chez lui de l’ordre d’un intérêt que de tourner dans ce contexte et je pense que ce n’est pas pour rien qu’une partie de l’équipe de Guns est restée avec lui7 parce que je pense que le dispositif cinématographique fait partie du processus de la production filmique chez Robert. Il n’y a pas une dimension secondaire du dispositif de la production par rapport à ce qui est en train d’émerger en terme d’image ou de montage. Les données du film passent par le dispositif du film lui-même. Pour moi ça explique en partie l’histoire de Diesel. Je pense qu’il aurait adoré tourner un film avec de l’argent pour expérimenter les possibles du cinéma. C’est-à-dire aussi les possibles de la machine cinématographique. Je pense qu’à un moment de sa vie, il se sentait capable d’affronter ça.

Les films de Robert Kramer sont incompréhensibles en dehors de la démarche et de la pratique du cinéma. La pratique du cinéma de Kramer ne se réduit pas aux objets qui ont été réalisé. Le but du cinéma ce n’est pas que de faire des films. Le cinéma c’est une pratique complexe, c’est une pratique poétique, c’est une pratique sociale, c’est une pratique anthropologique, dont l’un des modes organisateurs est la fabrication du film.

Lors de ton intervention Tracer les traces8, au-delà du territoireau colloqueCinéastes arpenteurs : Qu’est-ce qu’un territoire cinématographique ?, tu as évoqué le tissage.

Tu n’es pas sans savoir qu’Helen Kroll Kramer, la mère de Robert, créait des tissus.9

En revoyant ses films, une des choses qui m’est apparue c’est le rapport à sa mère dont il parle peu. Je le vois dans la pratique du montage.

Depuis une vingtaine d’années j’ai beaucoup travaillé autour des questions de temporalité et de spatialité. Je me suis réinterrogé sur le cinéma de Robert et j’ai regardé ses films à partir cet angle-là, celui de la production des temporalités et des formes de la spatialité. Et je me suis retrouvé à interroger son montage. J’y ai vu quelque-chose qui est de l’ordre de la trame, du tissage. Comme si, dans les films de Robert, des fils se construisaient en prolongement de quelque chose qui était avant et qui vient sur le devant ou qui passe à l’arrière de la trame ou du film. Et du coup j’avais ce sentiment que sa manière de monter avait quelque-chose à voir avec le tissage.

Par exemple dans Doc’s Kingdom, un des plus beaux moments, à mes yeux, est cette extraordinaire lettre que lit le marin et qui est destinée à son petit-fils. Le personnage s’adresse à la caméra dans une situation qui casse complètement la logique de la relation filmique. Tu as ce personnage du marin malade qui est apparu plusieurs fois et qui apporte avec lui tout un univers. Il n’est pas une figure qui serait là uniquement pour porter ce qu’il a à dire. Il est animé par toute une existence, comme si cette existence était quelque part présente dans la trame du film et comme si à ce moment-là, elle émergeait pour peut-être re-disparaître après.

Mais de la même façon, le rivage portuaire de Lisbonne dans Doc’s Kingdom résonne avec le rivage portuaire de Fos-sur-Mer dans Guns ou dans Walk the Walk. Comme si non seulement la trame existait dans les films mais qu’elle existait également entre les films.

Robert Kramer et toi, vous partagiez des réflexions sur l’évolution des technologies ?

Lorsque Robert venait me rendre visite, nous étions au tournant des années 80/90 et à ce moment-là, j’étais nourri par les écrits de André Leroi-Gourhan. Je pensais qu’il y a des formes différentes du savoir et qu’il fallait mettre en relation les modalités différentes de la construction du savoir, que le monde ouvrier produit du savoir, comme le monde des techniciens produit du savoir, comme le monde scientifique produit du savoir et qu’à un moment donné la question était comment faire circuler ces savoirs qui sont en même temps des pratiques, qui sont en même temps des modes d’existences sociales, qui sont en même temps des cultures. La question était de penser la complexité de ces relations et de ces transformations.

Robert était dans la question : qu’est-ce que c’est faire du cinéma ? Et faire du cinéma, c’était l’appareil photo, c’était la caméra…

Et il me semblait que la question de la caméra était indissociable de la question du montage qui était indissociable de la question de la diffusion, qui était indissociable de la question du traitement. Pour moi Leroi-Gourhan me donnait des éléments pour penser ce qu’il appelait des chaînes opératoires. Ne pas penser le film comme objet mais le penser comme chaîne, comme dispositif, comme processus et comme pratique. C’est à cet endroit-là qu’une pratique artistique se différencie d’une pratique différente. Pas par la nature des objets qu’elle produit.

Robert était dans une réflexion où la question de la technologie était liée pour lui à deux choses. D’abord à la question du pouvoir politique, c’est-à-dire la question de la technologie comme mode de maîtrise des nouvelles formes du pouvoir politique, ce que tu as dans Cités de la plaine avec les technocrates. Et donc comment la révolution technologique réarmait les formes du pouvoir capitalistique sur un mode techno-bureaucratique.

D’autre part quelque-chose qui était d’un ordre anthropologique beaucoup plus grave, qui était la question du rapport au corps et de l’obsolescence du corps.

Au début des années 90, je rentrais comme enseignant à l’école supérieure d’art d’Aix-en-Provence. L’école avait organisé en 91 un colloque qui intitulé « Art et cognition »10 où Stelarc avait été invité. Le discours de Stelarc annonçait ce qu’on appelle aujourd’hui le post-humanisme. C’est un discours sur l’obsolescence du corps, son dépassement évolutif par l’expansion des technologies numériques.

Les images de Stelarc qui sont utilisées dans Ghosts of Electricity ont été prises par François Lejault, qui enseigne la vidéo à l’école d’Aix, lors d’une performance que Stelarc a réalisée à cette occasion. François Lejault m’a autorisé à lesdonner à Robert. Robert était hanté par l’idée que le pouvoir technologique essaie en quelque-sorte de nous débarrasser de notre corps, ce à quoi je ne croyais pas du tout. De ce point de vue-là, je me sentais beaucoup plus sensible aux expérimentations de Chris Marker qui est à mes yeux le seul cinéaste de son époque (en tout cas dans l’horizon de ceux que je connais) à prendre véritablement en charge la révolution numérique, qui la prend là où elle était à ce moment-là, c’est-à-dire comme une ouverture des possibles. Qu’est-ce que ça veut dire qu’être cinéaste à l’âge du numérique ? Ce n’est plus être cinéaste comme John Ford, ça veut dire continuer à être cinéaste mais autrement, ailleurs et dans d’autres champs. Et pour moi le vieux Chris Marker, à plus de 80 ans, est quand même celui qui fait un CD Rom, va créer sur Second Life ou fait ce film qui s’appelle Level Five11.

Robert pensait que j’étais un peu fasciné par la technologie et moi je pensais qu’il mettait du temps à s’affronter autrement à cette question, pas simplement sur le terrain de la résistance mais sur le terrain des potentialités. Mais c’était pour moi une vraie question politique aussi, de saisir ce qui s’invente à un moment donné de l’histoire. C’est une façon de reposer de nouveau la question de la machine. Que faisons-nous par rapport à la machine industrielle ? Ou tu considères que la machine ne va apporter que du mal (et elle a apporté effectivement beaucoup de mal), ou tu considères que la machine transforme les conditions de la production et de ses formes, y compris de la production artistique, et que donc elle retransforme les lieux et les modalités du combat.

Robert était hanté par la vision transhumaniste, ce qu’elle engageait d’un fascisme potentiel. Il luttait d’autant plus vigoureusement contre elle que, quelque part, il y croyait.

Peux-tu nous parler de la question du temps dans son dernier film Cités de la plaine ?

Dans Cités de la plaine. Il y a une circulation transhistorique. C’est aussi la question de l’histoire, la question de l’aveuglement, qui revient au travers des grecs, c’est Homère, c’est Tirésias, c’est Œdipe.

Il y a un très beau moment dans l’entretien12 avec Octavia De Laroche quand Robert Kramer dit que l’histoire est comme la mer dans laquelle on nage. Je trouve que cette métaphore est vraiment intéressante et je crois qu’elle est significative de la pensée de Robert. On est dans l’histoire, on est plongé dans l’histoire mais il faut qu’on nage. Si tu arrêtes de nager, si tu arrêtes de te déplacer toi-même, si tu arrêtes d’être actif, si tu arrêtes d’être dans le mouvement, tu coules. Là, je me sens vraiment en accord avec lui. Si tu penses l’histoire comme ce dans quoi nous bougeons, y compris dans la relation au corps, c’est une pensée qui est aussi une action.

Robert affronte depuis le début la question de la linéarité cinématographique. Il travaille à faire coexister des temporalités différentes dans une même trame poétique, celle du montage. Avec Cités de la plaine, je crois qu’il arrive à la limite de cette tentative, il cherche à accepter quelque chose qui est de l’ordre de la dissociation temporelle, comme il y a une dissociation spatiale. Avec la question politique au milieu : à quelle condition la communauté est-elle encore possible ?

Dans Cités de la plaine, quels éléments rattaches-tu à cette question de la communauté ?

Il me semble que la question de la communauté est permanente dans le cinéma de Robert. Elle était déjà présente dans ses premiers films américains et militants, où on fait communauté “contre”. Elle est au centre de Milestones comme une espérance en crise. On la retrouve dans Route One/USA ou dans Walk the Walk. Chaque fois, c’est elle qui est cherchée, interrogée, racontée, inquiétée. Dans Cités de la plaine, la communauté est peut-être perdue, déclinée au passée, mais espérée ne serait-ce que par la figure de l’enfant.

On pourrait faire l’histoire de ses films au travers des variations des façons dont se pose la question de la communauté.

La politique est indissociable de celle de l’être-ensemble ou au moins de l’être-avec et cela n’a rien à voir avec l’utopie. Ce qui se discute toujours, c’est la liaison avec le monde, avec les autres, dans la tentative de définir sa propre place. J’aime beaucoup Walk the Walk pour ça, parce que chacun des personnages de cette famille qui éclate cherche à réinventer sa propre place parmi les autres et dans le monde.

Dans ses films, la relation familiale est toujours présente, mais jamais comme un héritage, toujours comme une forme possible ou impossible du commun. C’est ce qui se cherche, à mes yeux, dans Cités de la plaine, comment penser et vivre la communauté en devenir dans ce monde qui se transforme et qui individualise, qui sépare, qui fragmente ?

C’est par rapport à cette question que Robert me semble porter une forme de solitude, une éternelle tentation de retrait, si manifeste dans le personnage de Doc.

Doc, c’est un type seul qui sans cesse travaille à faire communauté. Je pense qu’il y a là-dedans une part de Robert, sa part de fragilité.

David Yon

1Robert Kramer, « Je suis un homme aveuglé», L’Humanité, mercredi 28 avril 1999.

2 Robert Kramer, entretien avec Patrick Leboutte, Robert Kramer le monde en face, L’image le monde n°1 automne 99 p 95

3Robert Kramer, « le 7 février 1993 », Notes de la forteresse (Écrits, 1967-1999), Robert Kramer, Cyril Béghin, Cécile Wajsbrot, Post-Editions, p 306.

4Robert Kramer, « Walk the Walk », Trafic, n°33, printemps 2000, p140.

5Entretien avec Jean Cristofol par David Yon, 11 décembre 2019.

6Cinéastes arpenteurs : Qu’est-ce qu’un territoire cinématographique ? Colloque et projections organisés par Katharina Bellan, Caroline Renard, Marguerite Vappereau et David Yon, LESA, Aix-Marseille Université.http://imagedeville.org/wp-content/uploads/2019/11/colloque-cinéastes-arpenteurs-programme.pdf

7Richard Copans à l’image, Barre Philipps à la musique et Olivier Schwob au son.

8 Tracer les traces, texte de Jean Cristofol, 2020 http://derives.tv/tracer-les-traces/

9 Des tissus créés par Helen Kroll Kramer sont visibles sur le site Cooper Hewitt, Smithsonian Design Museum : http://cprhw.tt/p/2CZZg/

10Ce colloque avait été conçu par Louis Bec, artiste, zoosystémicien, qui portait le projet d’une orientation de l’école d’Aix vers un questionnement et une prise en compte des technologies numériques.

11Voir le site internet de Chris Marker : http://www.gorgomancy.net/

12Entretien vidéo avec Robert Kramer par Octavia de Larroche, 1994, visible sur Derives.tv http://derives.tv/entretien-video-avec-robert-kramer/