Dès son premier film, Titicut Follies, Frederick Wiseman fixe, une fois pour toutes, une méthode et un protocole qu’il va garder tout au long de sa carrière. Le cinéaste explique :
Avant le tournage, je n’ai aucune idée des événements, des thèmes, des concepts ou du point de vue du film. J’essaye de filmer des séquences parce qu’elles sont amusantes, tristes, tragiques, révèlent un aspect de la personne filmée, illustrent un aspect de la division et de l’exercice du pouvoir, font émerger la distance entre l’idéologie et la pratique, ou montrent le travail des divers professionnels, usagers ou spectateurs présents dans le film. À la fin de la période de six à douze semaines, j’ai normalement entre quatre-vingts et cent-vingt heures tournées, d’où je dois sortir un filmi.
Ce protocole sera la même pour Canal Zone (1977) et In Jackson Heights (2015) malgré les quatre décennies qui les séparent. Le premier a été tourné hors des frontières américaines, une première pour Wiseman. Il est également le premier des documentaires du cinéaste à ne pas se focaliser sur une des institutions de son pays. Dans son ouvrage Voyages of Discovery: the Cinema of Frederick Wiseman, Barry Keith Grant, dans le chapitre intitulé « When Worlds Collideii » (Le choc des mondes) le relie à trois autres films réalisés à peu près à la même période : Sinai Field Mission (1978), Model (1980)et The Store (1983)iii, qui traitent de la culture américaine comme institution globale, un produit de base qui peut être exporté dans le monde entieriv. L’auteur estime également que ces quatre films présentent ce « produit » de l’institution étatsunienne dans un espace délimité et bien définiv.
Parmi ses films les plus récents, In Jackson Heights signale, après une pause de 16 ansvi, un retour aux « symphonies de ville »vii qui se poursuivra avec Monrovia, Indiana (2018). Canal Zone et In Jackson Heights encadrent donc une période de plus de trente ans dans la carrière du cinéaste. Pour Grant les deux films sont construits sur le modèle de « symphonie de ville »viii évoqué ci-dessus et il y voit donc une continuité avec les films des années 1920. Ils explorent l’expérience migré/immigré des communautés transplantées dans un lointain pays étranger qui deviennent des peuples enclavés repliés sur eux-mêmes. Les deux longs métrages se répondent au niveau thématique en abordant la question de la migration depuis deux points de vue contraires : l’émigration américaine et l’immigration américaine. Le premier film décrit une communauté d’Américains expatriés et installés autour de la Zone du canal de Panama, tandis que l’autre plonge dans un quartier de New York investi par diverses communautés d’immigrés. Dans les deux films, la communauté migratoire fait face à la problématique de la résistance culturelle que Stephen Duncombe, spécialiste des médias et des études culturelles, décrit de la façon suivante : « La résistance culturelle est la pratique qui consiste à utiliser les sens et les symboles, c’est-à-dire la culture, afin de remettre en question et de combattre un pouvoir dominant, construisant souvent par là même une vision différente du mondeix ».
Afin de résister à l’oppression du pouvoir dominant, une communauté minoritaire se sert de la culture pour affirmer et garder intact son identité. C’est une pratique qui date depuis l’histoire ancienne, comme le montre l’exemple des Écritures hébraïques qui furent un moyen culturel de créer l’identité juive et de la conserver face à l’oppression romaine.
La question de la résistance culturelle est explorée à travers la structure de ces deux films et le choix des séquences au montage. Les communautés déracinées ont, alors, des choix à effectuer. Entre assimilation et communautarisme, quels comportements et traditions de son pays d’origine garder ? Quelles attitudes adopter vis-à-vis des locaux et de leur culture ? S’agit-il bien de résistance culturelle ? Et finalement, quid de l’évolution du réalisateur de 1977 à 2015 ? Qu’est-ce que les évolutions stylistiques de Wiseman révèlent du regard qu’il porte sur la société ?
Pour répondre à ces questions, nous proposons d’analyser les caractéristiques propres à chaque film, d’y chercher des manifestations de la résistance culturelle, et de procéder à une comparaison directe entre les deux films.
Canal Zone : un monde binaire, deux communautés contrastées
Canal Zone montre la vie quotidienne des résidents de Panama dans la Zone du canal de Panama, un territoire de 1432 km2 de superficie (huit kilomètres de part et d’autre de la ligne médiane du canal mais en excluant les villes de Panama et de Colón). 3000 militaires et civils américains, appelés tout simplement des Zoniens, habitent la région qui abrite également une dizaine de bases militaires américaines. Le film brosse un portrait de cette relation particulière entre les deux communautés, Zoniens et Panaméens, un prolongement d’une relation colonisateur-colon déjà établie historiquement entre les États-Unis et les autochtones de cette région. En effet, la naissance de l’état de Panama est liée directement à l’aide que Théodore Roosevelt, alors président des États-Unis, a discrètement donnée à une région qui s’est rebellée contre la Colombie en déclarant son indépendance le 3 novembre 1903. Ensuite, en échange, le Président américain négocia le traité Hay-Bunau-Varillaqui donna aux Américains le contrôle à vie de la Zone du canal de Panama. Le film reprend l’histoire de ce territoire soixante-treize ans plus tard, en 1976, soit un an avant la fin du contrôle étatsunien sur celui-cix.
1977, l’année fatidique, approche à grands pas et les Zoniens, comme le raconte l’essayiste en cinéma Maurice Darmon, « vivent alors des années d’angoisse. Les résidents se crispent et se rétractent sur leurs repères traditionnelsxi. » Ils reproduisent alors, selon une critique du film Canal Zone, une sorte d’« Amérique profonde in vitro »xii, une sorte de gated communityxiii transposé à l’étranger qui accentue l’entre-soi et refuse l’entrée à l’autre, le résident local, dans le cercle fermé zonien. En outre, cette ségrégation sociale, quand il y a contact avec les autochtones, a lieu dans un contexte de dominance souligné par le film. La caméra s’attarde sur des Panaméens qui sont réduits à des tâches de servitude : ils ramassent ce que les Zoniens laissent par terre dans le parc, servent à manger dans la cantine, opèrent des lance-pigeons d’argile pour les Zoniens qui s’amusent au tir, et nettoient le cimetière après que les Zoniens, leur cérémonie des obsèques militaires terminée, quittent les lieux. Le film se termine sur cette dernière scène, un microcosme symbolique, préfigurant le départ des Zoniens un an plus tard et le travail de « nettoyage » que les Panaméens auront à faire pour enfin récupérer cette partie de leur pays sous contrôle américain depuis 1903.
Ainsi, dans la Zone du canal de Panama, les Zoniens n’assimilent rien ou presque rien de la culture locale, laquelle est d’ailleurs totalement absente du film. Le cinéaste souligne l’artificialité des clichés de la vie américaine via un nombre considérable d’exemples de la culture américaine. L’accumulation des symboles crée un aspect caricatural. Le spectateur découvre un défilé de mode, une cérémonie de remise de diplômes (graduation ceremony) typiquement américaine avec les vêtements traditionnels à la clé, des courses de motos et de chevaux, la célébration du bicentenaire de l’indépendance des États-Unis, une station de radio qui ne joue que des chansons américaines (ex : Kick it in the Second Wind de Jimmy Buffet, Rocking in Rosalee’s Boat de Nick Nixon), une salle de cinéma qui projette des films américains (ex : One Flew Over the Cuckoo’s Nest). C’est « la vie américaine presque à l’état pur »xiv reproduite ici, identique à ce qui peut se trouver dans n’importe quelle ville aux États-Unis.
En revanche, la dynamique du pouvoir entre les deux groupes montre que ce n’est pas vraiment de résistance culturelle telle que définie par Duncombe dont il s’agit ici car ce sont les Zoniens qui ont le pouvoir. Le film dépeint un monde binaire où vivent deux communautés contrastées et tracées par des oppositions fortes. Ces oppositions frappent le spectateur par leur quantité et leur accumulation comme si Wiseman ne se bornait pas simplement à mettre quelques éléments de son texte filmique en gras mais y ajoutait également le surlignage. Elles sont tous liées à l’agentivité personnelle, « agency » de l’individu et son statut dans la société. En voici quelques exemples :
Langue et voix (anglais-espagnol, vocal-silencieux)
Cet axe d’opposition présente l’ironie d’un film documentaire presque entièrement en anglais tourné dans un pays hispanophone. C’est d’autant plus frappant puisque Wiseman s’abstient d’utiliser tout son extradiégétiquexv, les sons diégétiques prenant ainsi toute leur importance. Cette quasi absence de la langue espagnole est due au fait que ce sont surtout les Zoniens qui ont la parole. La position dominante de l’anglais, en tant que lingua franca du monde contemporain, renforce la position dominante des Zoniens dans l’espace sonore. Les anglophones n’ont pas besoin d’apprendre ni de parler la langue du pays. Le film fait allusion à cette relation asymétrique en montrant une leçon d’espagnol qui ne dure qu’une minute. Cette leçon porte sur les oppositions, telles « ahead-behind, delante-detrás ; winner-loser, ganador-perdedor ; full-empty, lleno-vacío »,qui rappellent les axes binaires d’opposition du film. Cette leçon fournit une possible clé de lecture du film. « Winner-loser » (gagnant-perdant) rappelle le résultat du traité Hay-Bunau-Varilla et l’occupation de la Zone du canal de Panama où les perdants (les Panaméens) sont occupés par les gagnants (les Zoniens). « Full-empty » (plein-vide) évoque l’absence de parole de la part des Panaméens dans le film, que ce soit en espagnol ou bien en anglais. La paire « ahead-behind » (devant-derrière) peut être reliée au fait que les autochtones apparaissent comme les figurants silencieux d’un film hollywoodien tourné sur les lieux de leur pays. Le spectateur les voit de la même façon que les Zoniens, c’est-à-dire presque pas (voir aussi la description de la position ci-dessous). Les Panaméens, tels des enfants, « devraient être vus et non entendus »xvi vieux proverbe en anglais le plus souvent utilisé pour réprimander un enfant qui tente d’interférer dans une conversation entre adultes. L’essayiste tunisien, Albert Memmi a appelé ce phénomène « le complexe de Néron »xvii où l’usurpateur (le colonisateur) cherche à faire disparaître l’usurpé (le colonisé)xviii. Memmi décrit un processus de déshumanisation du coloniséxix, sa marginalisation dans son propre pays où « Il tend rapidement vers l’objet. A la limite, ambition suprême du colonisateur, il devrait ne plus exister qu’en fonction des besoins du colonisateur, c’est-à-dire s’être transformé en colonisé pur. »xx Ainsi, le colonisé panaméen, devient invisible, perd sa voix, au sens propre comme au figuré, comme on ne l’entend pas dans le film. Comme, déjà évoqué plus tôt dans l’article, le film brosse un tableau des Panaméens qui n’existent que pour servir les Zoniens. Le colonisé panaméen perd son agentivité et sa capacité de mouvement.
Mouvement (mobile – immobile)
Le film va également contraster la capacité de mouvement de chaque communauté. Par exemple, une série de plans d’une Panaméenne tantôt debout, tantôt assise sur un banc (44 :03-44 :16), presque immobile à un arrêt de bus, est juxtaposée à l’apparition d’un Américain en surpoids habillé d’un t-shirt de football US (44 :17-44 :29) qui fonce à toute allure sur une moto. D’un côté l’autochtone, immobile attendant un bus qui ne vient pas, de l’autre un Américain obèse qui jouit d’un moyen de transport le plus moderne qui soit qui trace sa route à toute vitesse. Il s’agit ici d’un « montage didactique » selon les mots de Wisemanxxi, se servant du montage comme vecteur de sens, voire un porteur d’idéologie.
Position (devant-derrière)
La scène suivante (44:31) montre cinq Zoniens (quatre hommes et une femme tous blancs) qui prennent des fusils. Ils se tiennent en ligne avec leurs armes et s’exercent au tir. Un Panaméen se tient derrière les Américains afin d’opérer les lance-pigeons d’argile. Le cinéaste donne à voir la relation de subordination entre autochtones et colonisateurs en composant le cadre de sorte que l’autochtone occupe la partie inférieure du plan fixe. Cette relation entre dominé et dominant est mise en valeur dans une autre séquence où de jeunes Zoniens s’entraînent à des exercices militaires au premier plan. Petit à petit, un Panaméen qui ramasse des déchets par terre émerge en arrière-plan, mais au lieu de continuer à filmer l’action des Zoniens, la caméra reste sur l’autochtone qui occupe désormais le premier plan. Ainsi, Wiseman se sert du cadrage pour insister sur le rapport de force et essaie même de l’inverser.
Cadre (naturel –artificiel)
Le premier plan fixe du film montre des oiseaux qui volent au-dessus d’un paysage naturel. Dans le plan fixe suivant, des bateaux apparaissent. Par la juxtaposition de ces deux plans fixes, Wiseman fait usage d’un montage discursif pour mettre en opposition un monde naturel et un monde artificiel construit par l’homme. Les Zoniens habitent ce monde artificiel, symbolisé par le canal, alors que les Panaméens habitent le monde naturel des oiseaux. En plus des deux premiers plans fixes, le film explore la même dialectique en rapprochant des séries de plans des Panaméens travaillant dans les champs, tels des esclaves dans une plantation de coton, et le plan fixe d’une voiture zonienne garée devant une grande demeure de la ville. Le film semble parfois tomber dans la caricature présentant une perspective essentialiste et limitative des deux communautés : les (gentils) autochtones serviles, proche de la nature sont asservis par les (méchants) maîtres Zoniens.
Présence (présent-absent)
Au début du film, une mule, c’est-à-dire une locomotive électrique qui guide le bateau et facilite son passage par le canal, fait son apparition à l’écran suivie aussitôt par son reflet sur la surface de l’eau. Ce dédoublement visuel évoque par métaphore l’opposition entre ces deux communautés, l’une en haut et l’autre en bas mais également une bien visible, l’autre cachée. Le réalisateur a fait le choix de filmer sous cet angle et d’insérer ce plan fixe à ce moment-là. Cela attire l’attention sur l’intentionnalité du réalisateur. En effet, la camera de Wiseman n’est pas neutre, car elle rend visible la présence de l’Autre dans le champ. Ainsi le cinéaste s’éloigne du principe du « mode d’observation » du film documentairexxii où il est censé minimiser sa présencexxiii.
Ces axes d’opposition montrent la dominance des Zoniens sur les Panaméens, dans l’espace audio-visuel et l’espace d’agentivité. Force est de constater que le cinéaste reproduit lui-même cette exploitation vis-à-vis des Panaméens, utilisés uniquement pour mettre en valeur la dominance américaine. Le film ne s’attarde presque jamais sur leur culture, leurs coutumes et leur façon de vivre. Ce traitement est très loin du regard approfondi des peuples autochtones qui peut se retrouver dans un film ethnographique, comme par exemple The Ax Fight de Tim Asch, 1975.
In Jackson Heights une mosaïque multiple et multiculturelle
In Jackson Heights explore le quartier Jackson Heights situé dans le « borough » du Queens dans la ville de New York ; ce quartier s’étend sur 3,8 km2 (1,5 miles2) et un peu plus de 130 000 âmes y vivent. A l’origine le quartier était un projet de développement conçu pour accueillir la classe moyenne blanche qui voulait fuir le surpeuplement du Manhattanxxiv, mais au fil des années il est devenu le lieu d’une grande diversité ethnique dont la moitié est constituée d’immigrés (56,5% hispanique, 22% asiatique, 17% blanc, 2% noir, 1,6% métis et 0,7% autres)xxv.
Le film s’ouvre par un contraste saisissant entre deux séquences : la première montre les activités d’une communauté musulmane du quartier et la suivante se déroule dans une synagogue où se tient un service en mémoire de Julio Rivera, victime d’un crime de haine homophobe 15 ans auparavant. Ainsi, Wiseman annonce la couleur d’un lieu cosmopolite où cohabitent les communautés juive et musulmane, l’Islam et la religion juive, la langue arabe et l’hébreu. Mais les communautés ne sont pas uniquement définies par l’origine ethnique et religieuse mais aussi par l’âge (une partie consacrée aux personnes âgées), l’orientation sexuelle (la communauté LGBTQ, scènes de Gay Pride) et même le genre (réunions filmées d’un groupe de soutien pour transsexuels) de leurs membres. En effet, In Jackson Heights présente au spectateur une mosaïque, un monde multiple, multicolore et multiculturel. Une multitude d’ethnies, de langues et de communautés se côtoient et se mélangent, avec des images « très représentatives » voire stéréotypées de chaque culture, tissées par Wiseman dans le matériau de ce film documentaire (ex : un cours de danse du ventre, un traiteur qui vend du riz safrané, une énorme étoile de David sur une synagogue).
A la différence de Canal Zone,où les rapports de force s’inscrivent dans un contexte de colonisation, il s’agit ici de brosser le tableau d’un microcosme qui symbolise le rêve américain et le cliché du « melting pot ». Désignant à l’origine un creuset utilisé pour fondre des métaux, cette métaphore décrivant la fusion de nationalités, de cultures et d’ethnicités est utilisée pour décrire la politique d’intégration et d’assimilation de millions d’immigrés d’origines diverses aux États-Unis. Cependant, l’expression « salad bowl », saladier, qui insiste plus sur le communautarisme et le rejet de l’assimilation semble plus apte à décrire non seulement le phénomène réel d’immigration aux États-Unis mais la manière dont les groupes ethniques sont représentés dans ce film. En effet, les communautés ethniques se replient sur leurs traditions pour perpétuer celles-ci et garder leur identité culturelle face à la culture dominante américaine. La résistance culturelle est donc manifeste dans le film au fur et à mesure que le cinéaste explore chaque coin et recoin du quartier, signalés par des gros plans sur le nom de la rue où la caméra se trouve. Les rapports sont plutôt horizontaux entre les différentes communautés qui se parlent d’égale à égale alors qu’ils sont verticaux et conflictuels entre la municipalité et les communautés ou entre les grosses entreprises extérieures et les petits commerces du quartier où il y a un rapport de force lié à une hiérarchie bien définie (ex : les petits commerces ethniques du quartier sont menacés par de grosses multinationales comme GAP via le Business Improvement District ou B.I.D)
Voici le déroulé d’un extrait de 20 minutes (41:25 – 59:50) qui illustre ce monde multiple et multiculturel :
– Gros plan du panneau de la 37e rue ;
– Des habitants du quartier colombien regardent un match de foot pendant la coupe du monde (Colombie vs Côte d’Ivoire) ;
– Plan fixe du Roosevelt shopping center ;
– Discussion en espagnol sous-titrée en anglais de trois minutes entre un petit commerçant colombien et deux assistants sociaux. Le commerçant essaie d’organiser la résistance contre les grosses multinationales ;
– Séries de plans des affiches plaquées sur les vitres des petits commerces « Going out of business », « liquidation », « blow out sale » ;
– Plan fixe de la sortie du Roosevelt shopping center ;
– Plan fixe du métro « subway » ;
– Plan fixe du camion de marchand de glace ;
– Séries de plans du magasin GAP (la caméra s’attarde 20 secondes) ;
– Une femme habillée d’une burqa colorée achète une glace au marchand de glace dans son camion qui joue la mélodie de La cucaracha ;
– Plan fixe de marchands de rue ;
– Plan fixe de deux hommes et une femme assis sur un banc de dos ;
– Plan fixe d’une femme devant un magasin de tissus de plusieurs couleurs
– Chez Nila’s Eyebrow center, séries de plans, programme de télévision et musique de l’Inde à l’arrière-plan, plan fixe d’une affiche « eyebrows, threading, waxing, herbal, facial », des femmes d’origine indienne prodiguent des soins et épilations de sourcils en utilisant un fil tenu entre leurs dents actionné par le mouvement en avant et en arrière de leur tête ;
– Les habitants du quartier recyclent des bouteilles et des cannettes ;
– Dans un magasin de fleurs, on entend une musique qui mélange des sonorités hip-hop avec des instruments et sonorités venues de l’Inde. La caméra montre plusieurs plans rapides des fleurs très colorées dans des bouquets, de près et de loin ;
– Plans rapides du quartier et du métro « subway » ;
– Une scène de 10 minutes entièrement en espagnol au centre social Make the Road New York. Il y a une réunion entre immigrés hispaniques et les animateurs demandent à l’auditoire « qui a essayé de passer la frontière avec ses enfants ? » Une femme se lève et raconte l’épreuve terrible de sa fille qui s’est perdue pendant 15 jours dans le désert entre le Mexique et les États-Unis.
Les différentes communautés vivent tout près les unes des autres et il suffit d’avancer de quelques mètres pour changer de « pays » et passer de la Colombie à l’Inde, de l’espagnol à l’hindi. Les bouquets de fleurs symbolisent cet aspect multiculturel des communautés vivant à proximité où une femme musulmane achète une glace dans un camion qui joue La cucaracha, une chanson mexicaine extrêmement populaire.
Dans ce creuset/saladier américain, on se débrouille comme on peut en recyclant des bouteilles pour gagner un peu d’argent, on se soutient dans le centre social « Make the Road New York » qui fait office de fil conducteur au film. Mais il y a une menace qui plane sur ce village, le spectre de l’embourgeoisement, la « gentrification », et le projet du Business Improvement District qui obligent tous les propriétaires des commerces à payer des taxes supplémentaires pour soutenir les infrastructures du quartier environnant. Normalement, les plus pauvres ne doivent pas payer cette taxe mais cela crée un climat d’incertitude puisque les grosses sociétés qui s’installent proposent de tout racheterxxvi. Souvent, les petits commerçants finissent par vendre leur boutique, d’où les affiches « liquidation » pour signaler un dépôt de bilan.
La résistance culturelle permet à la communauté de garder son identité, mais elle n’est pas aussi « combative » que celle définie par Duncombe car au lieu de s’opposer frontalement au pouvoir dominant américain pour construire « une vision différente du monde » elle s’adapte, se mélange et se marie avec la culture américaine. Un exemple, déjà évoqué dans le déroulé ci-dessus, est la musique chez le fleuriste qui combine hip-hop et musique traditionnelle indienne. Un autre plan fixe récurrent du film est le restaurant Kabab King qui combine l’aliment traditionnel du Moyen-Orient et l’enseigne de fast-food Burger King.
Canal Zone vs In Jackson Heights : similitudes et différences
Les deux films mettent également en lumière la résistance culturelle où la conservation des traditions et cultures permettent de renforcer l’identité de la communauté expatriée. Dans Canal Zone, les Zoniens pratiquent les mêmes activités et loisirs qu’ils auraient pu faire aux États-Unis (tennis, équitation, bingo). De même, les immigrés qui vivent à Jackson Heights importent la culture et les traditions de leur pays d’origine (eyebrow waxing, musique de salsa, prières à genoux à la mosquée).
Dans les relations entre colonisés et colonisateurs, Memmi insiste beaucoup sur le malaise ressenti par les deux campsxxvii. Canal Zone consacre beaucoup de temps à ce sentiment de malaise, sentiment de spleen et d’aliénation qu’éprouvent les Zoniens dû au déracinement, au mal du pays et à l’absence de l’homme du foyer qui est en service militaire à la base américaine et laisse donc la femme seule à la maison. Une agente de police s’adresse à un groupe (majoritairement des femmes) pour leur parler de la maltraitance des enfants, qui a un taux trois fois plus élevé dans la Zone du canal de Panama qu’aux États-Unis, en expliquant les problèmes spécifiques liés à cette région. Les femmes esseulées et abandonnées parlent de leurs problèmes lors de séances de consultation psychiatrique, devant un conseiller matrimonial ou bien dans des réunions de groupe de soutien. Ces mêmes réunions de soutien se retrouvent dans In Jackson Heights, par exemple pour la communauté gay ou pour les transsexuels. Le malaise, dans ce film, est plutôt lié à l’exclusion et au besoin de se sentir intégré à la société. Ce sont des problèmes pratiques, les immigrés doivent trouver du travail et subvenir aux besoins de leurs enfants malgré le danger possible de l’expulsion qui plane sur eux. Ils doivent apprendre l’anglais afin de s’exprimer suffisamment bien pour se faire comprendre. Il y a tout une séquence sur les chauffeurs de taxi qui doivent non seulement apprendre les points cardinaux en anglais mais savoir dire « neighborhood » en plusieurs langues : népalais, tibétain, bengali, arabe, français. Et enfin, il faut apprendre à lutter contre la discrimination. Les communautés s’affranchissent pour un moment de l’exclusion et de la discrimination en s’appuyant sur leur culture d’origine. Elles sont en contact les unes avec les autres, à la différence des Zoniens dans le premier film qui sont isolés de la communauté du pays hôte et n’ont pas d’autre communauté immigrée vers laquelle ils peuvent se tourner.
La grande différence entre les deux films, celle qui saute aux yeux, est le fait que Canal Zone fait partie des derniers films de Wiseman en noir et blanc. Ce n’est qu’à partir de The Store, sorti en 1983, que Wiseman opte pour la couleur. En outre, la couleur est l’un des éléments primordiaux dans In Jackson Heights ; nombreuses sont les séries de plans et scènes qui mettent en valeur les couleurs vibrantes du quartier. Les séries de plans de marché avec les fruits et légumes variés, les vêtements bigarrés des habitants du quartier, les bouquets multicolores chez le fleuriste, l’arc en ciel dans le défilé de la Gay Pride, et bien d’autres moments du film. Il faut également tenir compte de l’évolution du matériel technique car une caméra numérique de 2015 offre une palette beaucoup plus riche et saturée que la caméra vidéo de 1983 de The Store. De la même manière, l’usage du noir et blanc est aussi un élément important du texte visuel, en dehors des contraintes techniques de l’époque, il s’inscrit bien dans l’esprit du Canal Zone, ne proposant au spectateur que des choix limités (noir, blanc et des nuances de gris), une vision manichéenne bien représentée dans le film.
Cette opposition noir et blanc/couleur permet de pointer une autre différence entre les deux films : des oppositions simples et binaires d’un côté et des oppositions complexes et multiples de l’autre. Dans le premier, deux éléments clairement définis, existent en opposition l’un contre l’autre, tandis que dans le deuxième il y a un réseau de différences et de catégories plus complexes et nuancées. Là, où Canal Zone va créer une opposition espagnol/anglais, dans In Jackson Heights une langue, telle une couleur, coexiste avec plusieurs autres présentant donc une palette variée de langues : anglais, arabe, espagnol, hindi, toutes entendues dans le documentaire qui ne présente qui plus est qu’une fraction de la réelle diversité linguistique du quartierxxviii. Dans le film de 1977, quand on faisait partie d’un groupe (Panaméen ou Zonien), la seule subdivision possible était homme/femme. Cependant, dans le film de 2015un genre supplémentaire existe (homme/femme/transgenre) et les oppositions classiques entre immigré et local sont rendues plus complexes car à l’intérieur de ces groupes il y a des subdivisions basées sur l’ethnie, l’âge, l’orientation sexuelle, le genre et la religion. Du coup, cela multiplie le nombre de catégories. Une personne peut être classée comme vieil homme local blanc homosexuel de confession juive et une autre peut être une jeune transsexuelle immigrée hispanique homosexuelle et catholique. Le film décrit donc des relations complexes qui existent entre les communautés. Il souligne l’intersectionnalitéxxix et l’interdépendance des habitants du quartier. Il place comme élément central le centre associatif Make the Road New York, tel une église au centre du village, un élément clé du film et lieu de réunions et de rencontres où des personnes de strates sociales différentes (voir les catégories mentionnées ci-dessus) peuvent créer et tisser des liens.
Autre distinction importante, le regard du cinéaste, au départ froid et clinique à ses débuts semble évoluer vers plus de complicité ou d’affectation envers les sujets de son film, comme le note Bill Nichols :
Frederick Wiseman’s work, whose early films seem to be the work of a sociologist and sometime voyeur, his more recent films—especially LaDanse (2009), Boxing Gym (2010), National Gallery (2014), and In JacksonHeights (2015) —radiate a profound respect, appreciation, and even love for their subjects. This affection flows from the rhythm of the films and their patient absorption into the everyday rehearsals of ballet dancers; the routine practices of aspiring boxers; the encounters among staff, visitors, and art at England’s National Gallery; and the vast array of interactions and political tensions swirling through a highly diverse section of New York Cityxxx.
A titre d’exemple, In Jackson Heights, le spectateur sait bien que c’est Julio Rivera qui est mort au début (gros plan sur son nom qui apparaît sur la plaque de rue dédiée en son honneur et on entend son nom plusieurs fois après), alors que dans Canal Zone, on ne connait pas le nom de ceux qui se trouvent au cimetière. A travers, Make The Road New York, on connait force détails sur la sexualité, l’état civil, la citoyenneté, la vie de famille et les espoirs des personnages dans le film. On sait que Célia vient du Mexique et qu’elle a trois enfants, qu’elle a dû laisser son mari au pays, etc. Cela permet non seulement de tisser des liens entre eux mais aussi entre le personnage et le spectateur. Les longues séquences avec des prises de parole confessionnelles, telles données par Célia, le permettent également. Ainsi, c’est un exemple où le personnage s’individualise dans In Jackson Heights. Dans une situation comparable, une scène de Canal Zone montre une séance de thérapie de groupe pour couples appelée « Marriage enrichment workshop ». La séance est animée par le couple Hal et Gloria. A la différence de ce qui se passe dans In Jackson Heights, c’est Hal, une figure d’autorité masculine, qui monopolise le temps de parole (6 minutes sur une scène de 8 minutes). Il se permet même de parler au nom de sa femme, qui a seulement 5 secondes pour s’exprimer, elle. Ainsi, le spectateur connait très peu les participants de cet atelier. Cela est assez représentatif du film où seulement quelques personnages, plutôt d’autorité, ont un temps de parole considérable comme le lieutenant-gouverneur de la zone du canal du Panama et président directeur général de la société du même nom qui parle pendant 10 minutes d’affilé tandis que les autres personnages du film, sans nom, sans temps de parole restent génériques sans individualisation.
Le cadre est aussi distinct, car Canal Zone, situé dans un pays tropical, ouvre sur le paysage naturel de Panama. Le film montre des plages, des paysages maritimes, de longues étendues de champs et des espaces verts. En revanche, In Jackson Heights s’ouvre sur le plan fixe d’une étendue urbaine. Il s’agit ici d’une jungle en béton, des rues, des appartements, le métro, des magasins du quartier. Il n’y a pas d’images et séries de plans de la mer. La densité de la population dans le Queens est très élevée (8 056 hab./km2) alors qu’à Panama elle l’est beaucoup moins (50 hab./km2).
Dans Canal Zone,l’autre, l’autochtone, est inexistant, escamoté, caché derrière, silencieux et servile. Comme cela a déjà été évoqué, l’espagnol, la langue du pays, est presque inexistante. En revanche, In Jackson Heights donne une place prépondérante à cette langue. Dans l’exemple du déroulé, sur 20 minutes on compte 13 minutes entièrement dialoguées en espagnol. La langue de Cervantès est omniprésente dans le film qu’elle soit parlée par des Hispanophones ou par des anglophones qui l’agrémentent alors d’un fort accent américain. Mais chaque communauté parle sa langue ; cela inclut également l’arabe, l’hindi et l’anglais bien sûr. Wiseman semble défendre l’idée que chaque communauté a le droit à la parole.
Les deux fins divergent également. Canal Zone dépeint une société enfermée dans une capsule témoin, obsédée par la conservation des coutumes américaines. Le film se termine avec un long extrait de 17 minutes, fort à propos, se déroulant dans un cimetièrexxxi. Les Zoniens célèbrent « Memorial Day », le jour où on rend hommage aux membres des Forces armées des États-Unis morts au combat toutes guerres confondues. Alors que c’est un feu d’artifice au milieu de la nuit dans une courte séquence de 5 secondes qui clôt In Jackson Heights, ce qui traduit l’aspect multiple et multicolore des communautés, des quartiers et l’explosion d’optimisme du monde œcuménique du futur. Cela rappelle l’usage de la couleur pour illustrer l’idéal du melting pot, les immigrés qui se retrouvent tous mélangés, tels des métaux divers, et réunis dans le creuset.
La fin des deux films peut aussi être comparée à leur début pour mettre en lumière leur structure interne, chose primordiale dans les films de Wiseman car elle est comme vecteur de sens dans lequel le cinéaste intervient directement. Celui-ci explique :
Il faut garder présente à l’esprit la structure d’ensemble organisant toutes les séquences du film (par exemple la relation entre les dix premières minutes et la fin). J’ai appris à prêter la plus grande attention autant aux intuitions et associations qui me viennent à l’esprit qu’aux aspects plus évidemment logiques et déductifs. Avec des bénéfices inattendus pour le contenu, la forme et la structure du filmxxxii.
Le paysage naturel et sauvage et les cris des oiseaux au début du premier film étudié laissent la place à une cérémonie humaine au milieu d’un cimetière urbain. Alors que dans le deuxième la jungle urbaine du début vue au petit matin se retrouve à nouveau à la fin du film pendant la nuit, illuminée par un feu d’artifice. Le destin dans les deux films est donc bien différent. Canal Zone montre des communautés closes, prisonnières de la fin d’une époque, et tournées vers le passé avec des Zoniens qui marchent dos à la caméra s’éloignant au loin, là où InJackson Heights est tourné vers le futur. Ce dernier montre un ensemble de communautés en contact, tirant précisément leur force de la cohabitation et de la différence.
Conclusion
Malgré un protocole et une méthode de travail constants, après presque 40 années de carrière entre les deux films (1977 à 2015), une évolution chez le documentariste est toutefois repérable. L’évolution de Wiseman est manifeste car l’indignation morale de Canal Zone, comme avec d’autres films de ses débutsxxxiii, cède la place trente-huit ans plus tard à une vision plus nuancée dans In Jackson Heights où le cinéaste privilégie plus un style minimaliste pour faire passer son message avec moins de juxtapositions et de montage didactique et plus d’importance donnée aux plans-séquences fixes. Le cinéaste observe : « Je crois que mes deux premiers films (Titicut Follies et High School) sont d’un montage plus didactique que les suivants. J’ai développé une approche plus romanesque par la suitexxxiv. » Comment comprendre ce qualificatif « plus romanesque » ? François Niney pense qu’au vu de l’évolution des films de Wiseman cela signifie « laisser davantage se développer la situation et les dialogues dans l’unité de chaque scène, … [et] laisser une plus grande latitude d’interprétation au spectateurxxxv. » Si l’on considère l’acception stricto sensu du mot « romanesque » qui tient du roman, Wiseman veut-dire, peut-être, qu’il conçoit le film documentaire (à l’exception de ses deux premiers films) plus comme un roman, une narration fictionnelle avec des personnages et des aventures donc un texte moins discursif, moins didactique.
All the material is manipulated so that the final film is totally fictional in form although it is based on real events. Because it is a fictional form you have the same kind of problems that exist in writing a novel, or a play: problems of characterization, transition, point of view, etcxxxvi.
Wiseman a également dit que ce sont bien les romans qui lui servent de modèle quand il tourne un film documentaire et non pas d’autres filmsxxxvii.
Pourtant, malgré cette « approche plus romanesque » le montage didactique est encore présent dans Canal Zone. Est-ce que Wiseman a trop prudemment nuancé ses propos face à Niney ? S’agit-il d’une évolution plus longue que juste les deux premiers films ? Dans ce cas, ce serait une évolution qui s’éloigne progressivement du monde binaire/noir et blanc de Canal Zone pour arriver au monde coloré d’In Jackson Heights, comme les propos de François Niney le laissent entendre :
Lorsqu’elle est privée de cette tension bi-polaire (prisonniers/gardiens, juges/jugés, policiers/civils, conscrits/officiers, mourants/soignants…), la méthode Wiseman semble se distendre dans le temps (films plus longs ou paraissant tels) et se diluer dans l’espace de lieux plus ou moins ouverts. Elle paraît perdre de l’intensité en prenant des couleursxxxviii.
L’appréciation de Niney ci-dessus correspond presque aux deux films comparés. Néanmoins, il est important de noter que les espaces dans Canal Zone sont plutôt ruraux et ouverts alors que ceux du film In Jackson Heights sont urbains et plutôt serrés.
Les deux films démontrent également que l’observation documentaire ne fait pas qu’enregistrer, elle suggère fortement un point de vue. Le « montage didactique » du premier combiné avec un cadrage bien insistant qui peut établir des rapports de force et une thématique binaire aboutissent à un film clairement éditorial. Par la suite, l’évolution du regard de Wiseman a tempéré son didactisme pour devenir plus subtil et « romanesque » dans In Jackson Heights. Cela se traduit par une simplification des enjeux sociaux et politiques pour aboutir à des images stéréotypées des groupes ethniques et dans la construction et l’imposition d’un récit à travers plusieurs éléments saillants du film. Les exemples sont notamment la construction parallèle durée de film / journée (le film commence le matin et se termine le soir) et surtout les étapes narratives bien marquées (introduction des personnages et protagonistes représentés par des groupes ethniques ; présentation des drames, conflits et obstacles = la mort de Julio, la discrimination, les grosses entreprises méchantes contre les gentils petits commerçants, la gentrification tentaculaire contre l’ancien quartier authentique ; émergence d’un Happy End = feu d’artifices).
Le refrain de la chanson Cielito Lindo, l’hymne officieux du Mexique, joué souvent par des orchestres Mariachis dans des communautés mexicaines expatriées résonne pendant le générique de fin d’In Jackson Heights.
Ay, ay, ay, ay, canta y no llores
Porque cantando se alegran
Cielito lindo los corazones
Oh, oh, oh, oh, chante et ne pleure pas,
Parce qu’en chantant, se réjouissent,
Chérie jolie, les cœursxxxix
Wiseman choisit donc de clore son film avec un symbole de la culture expatriée dans une langue étrangère et un message optimiste teinté d’une touche de Happy End Hollywoodien. La chanson nous invite à chanter afin de surmonter l’envie de « pleurer ». Le spectateur peut penser aux moments difficiles de l’existence évoqués dans le film comme l’exclusion, la discrimination ou bien la mort, comme celle de Julio Rivera vue au début du film. La mort sert ainsi de passage de témoin entre les deux films, présente à la fin de Canal Zone et au début dans In Jackson Heights. Un choix à ne pas négliger vu l’importance que Wiseman donne à la structure de ses films, le montage et les associations qui en découlent.
David Lipson
i Frederick Wiseman, Communication sur le montage pour A symposium on Editing, publiée dans The Temporary Review, n° 113, printemps 2008.
ii Allusion au livre de science-fiction du même nom.
iii Barry Keith Grant, Voyages of Discovery: the Cinema of Frederick Wiseman, Champaign, University of Illinois Press, 1992,p. 166-196.
iv Ibid., p 166-196.
v Ibid. p 166.
vi La symphonie de ville précédente était Belfast, Maine (1999).
vii Terme qui désigne un film documentaire d’avant-garde qui essaie de capturer la vie et les rythmes d’une ville. Exemples célèbres de documentaires ‘symphonie de ville’ : Rien que les heures (Alberto Cavalcanti, 1926), Berlin symphonie d’une grande ville (William Ruttman, 1927), et L’Homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929).
viii Barry Keith Grant, Voyages of Discovery, op.cit., p. 168.
ix « Cultural resistance is the practice of using meanings and symbols, that is, culture, to contest and combat a dominant power, often constructing a different vision of the world in the process.” Stephen Duncombe, Blackwell Encyclopedia of Sociology, Hoboken, Blackwell publishing, février 2007, p. 15, https://doi.org/10.1002/9781405165518.wbeosc178. Entrée « Cultural Resistance » dans le Blackwell Encyclopedia of Sociology (consulté le 12 février 2019).
x Un nouveau traité fut signé en 1977 passant la Zone du canal de Panama sous double administration américano-panaméenne de 1979 à 1999 avant qu’elle ne soit entièrement rendue au Panama en 1999.
xi Maurice Darmon, Frederick Wiseman. Chroniques Américaines, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 133.
xii « Life in the Zone described by one reviewer as ‘Middle America in vitro’ » Barry Keith Grant, Voyages of Discovery, op.cit., p. 174.
xiii Une « gated community » ou, communauté fermée, se présente sous la forme d’un regroupement d’habitations, entouré par un mur ou un grillage qui l’isolent du tissu urbain ou rural environnant. Son accès est réservé aux résidents.
xiv Barry Keith Grant, Voyages of Discovery, op.cit., p. 174.
xv Des sons ajoutés après tournage et qui ne viennent pas de l’environnement filmé, par exemple la voix-off.
xvi « Children should be seen but not heard », proverbe anglais, traduction en français par l’auteur.
xvii Néron et le fils adoptif de l’empereur romain Claude alors que Britannicus fut l’héritier directe.
xviii Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Payot, 1973, p. 83.
xix Ibid.,Sous-chapitre : « La déshumanisation », p. 113-116.
xx Ibid.,p. 115-116.
xxi « …mes deux premiers films sont d’un montage plus didactique que les suivants ». Frederick Wiseman, entretien avec François Niney cité par : François Niney, L’Epreuve du réel à l’écran : essai sur le principe de réalité documentaire, Bruxelles, De Boeck, 2002 p. 155.
xxii Bill Nichols a défini six modes du film documentaire (exposé, interactif, observation, poétique, performatif, réflexif) dans Introduction to Documentary Film (Indiana University Press, 2001). Dans le mode d’observation, proche du cinéma direct, le cinéaste se pose comme un observateur de ce qu’il se passe dans le monde historique et il cherche à minimiser sa présence, comme une petite souris (« fly-on-the-wall »), pour ne pas influencer ces événements qui se déroulent devant lui. Dans les films documentaires de Wiseman, les intertitres ne sont pas utilisés, la voix-off est proscrite, aucun ajout de fond sonore, seuls les sons de l’environnement filmé sont présents. Il n’y a pas d’entretien non plus. Enfin, dernier élément, il n’y a aucune adresse directe des acteurs sociaux, ni au cinéaste ni aux spectateurs.
xxiii Wiseman refuse ces étiquettes, affirmant notamment : « d’après moi, le terme cinéma vérité est pompeux et ne veut strictement rien dire. » (« cinema verite is just a pompous French term that has absolutely no meaning as far as I’m concerned ».) Entretien de Wiseman par : Kaleem Aftab & Alexandra Weltz, “Fred Wiseman” Film West Irish Film Journal.Mise en ligne en 2004. https://eclass.uoa.gr/modules/document/file.php/ENL300/Interview%20with%20Wiseman%20from%20Film%20West%20Irish%20Film%20Journal.doc (consulté le 29 août 2019).
xxiv Ines M. Miyares, “From Exclusionary Covenant to Ethnic Hyperdiversity in Jackson Heights, Queens”. Geographical Review. 94 (4), 21 avril 2010, p. 462–483.
xxv New York City Department of City Planning, March 29, 2011. https://www1.nyc.gov/assets/planning/download/pdf/data-maps/nyc-population/census2010/t_pl_p3a_nta.pdf (consulté le 29 août 2019).
xxviPeter Bradshaw, “In Jackson Heights review – immersive documentary brings diverse New York City community alive”, 6, septembre, 2015.
https://www.theguardian.com/film/2015/sep/06/in-jackson-heights-review-frederick-wiseman-documentary-new-york-venice (consulté le 29 août 2019).
xxvii Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, op. cit.,p.35.
xxviii Daniel Dromm, membre du conseil municipal indique « We have 167 different languages that are spoken here » Ici on parle 167 langues différentes ; traduction en français par l’auteur.
xxixLe terme vient de l’anglais « intersectionality » utilisé la première fois par Kimberlé Williams Crenshaw, féministe afro-américaine en 1991. Il désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, domination ou de discrimination dans une société. L’exemple de Crenshaw portait sur des femmes de couleur qui cumulaient la discrimination raciale et le sexisme. Dans le film de Wiseman, il y a des groupes de minorités ethniques qui subissent à la fois la discrimination raciale ainsi que l’homophobie ou la transphobie.
xxx Bill Nichols,Speaking Truths with Film: Evidence, Ethics, Politics in Documentary, Oakland, University of California Press, 2016.
xxxi Il est intéressant de noter que le film Monrovia se termine également dans un cimetière.
xxxii Frederick Wiseman, Communication sur le montage, op.cit.
xxxiiiTiticut Follies, High School, voir aussi l’analyse de Grant, Voyages of Discovery,op.cit.,p.29.
xxxiv Frederick Wiseman, cité par : François Niney, L’Epreuve du réel à l’écran, op. cit., p. 155.
xxxvIbid.
xxxvi Eugenia Parry Janis et Wendy MacNeil, Photography within the Humanities, Addison House Publishers, 1977, p.72.
xxxvii « … je crois, pour moi c’est un peu mon modèle c’est les romans, pas les autres films et comme je lis beaucoup, et j’ai toujours beaucoup lu, j’ai appris plus quand on fait un film par les romans que j’ai vu quand on fait des autres films (sic). » Marie Misset, entretien avec Frederick Wiseman Nouvelles Écoutes : Vieille Branche 31 « Frederick Wiseman, documentariste », podcast audio https://soundcloud.com/nouvelles-ecoutes/vieille-branche-31-frederick-wiseman-documentariste, mise en ligne 07 janvier 2019 (consulté le 21 mai 2021).
xxxviii François Niney, L’Epreuve du réel à l’écran, op.cit., p.156.
xxxix Traduction de l’auteur.