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DAVID FAROULT / « Le nom français lugubre encore nos contrées ». Souvenance (de Thomas Harlan et Anna Devoto, 1990)

DAVID FAROULT / « Le nom français lugubre encore nos contrées ». Souvenance (de Thomas Harlan et Anna Devoto, 1990)

 Souvenance (de Thomas Harlan et Anna Devoto, 1990) : Pierre Chériza Fénélus, le maître tambour houngan qui joue Chériza.

Souvenance, troisième et dernier film conduit jusqu’à son terme par Thomas Harlan, co-signé avec Anna Devoto, déroute à première vue par son caractère délibérément hermétique. L’argument, l’intrigue, sont difficiles à appréhender : des actions dérogent à la vraisemblance réaliste sans qu’aucun procédé n’inscrive le film dans un genre fantastique ; au contraire une certaine épure caractérise plutôt son style. Même l’ancrage en Haïti ne se révèle au spectateur profane qu’à la deuxième bobine du film1, après presque vingt minutes. Les temps, durées, lenteurs, trajets qu’accompagnent la sobriété des plans séquences, rendent sensibles des données topographiques, climatiques, spirituelles et sociales du matériau haïtien. Données linguistiques aussi : presque tout s’y déroule en langue créole, sous-titrée en français, même quand les étroites similitudes lexicales pourraient en dispenser. Le choix est pourtant volontaire : obstacle au préachat du film par des télévisions qui réclamaient qu’il soit tourné en français, tenir bon sur le créole a requis une énergie décuplée pour réunir les financements. Il a fallu des dizaines de voyages et des négociations auprès de la plupart des collectivités locales des Caraïbes pour parvenir à produire le film : le soutien apporté par Aimé Césaire fut décisif pour faciliter les démarches et les faire aboutir2.

À l’écoute du matériau haïtien, les cinéastes règlent sur lui leur éthique quant à ce qu’il requiert ou contraint, autorise, interdit, réclame pour la conduite du film. Avec discipline, ces Européens blancs sont venus se mettre à « l’école d’Haïti ». L’irréductible dimension impérialiste de la démarche leur apparaît lucidement3 : Thomas Harlan formule que si ce film devait voler leur image aux Haïtiens, ce serait au moins en s’efforçant de ne pas la falsifier4. L’hermétisme du film peut alors apparaître comme une stratégie délibérée pour conjurer la réduction du matériau haïtien à un folklore, ou les risques de raccourcis de la condensation qu’impose toute représentation. Tout en se dérobant à une saisie confortable, le film exhibe au spectateur qui ne se satisfait pas de s’en détourner, les zones d’ignorance qu’il lui faudra lever pour lui-même afin d’y chercher une entrée dans cette œuvre. Les choix cinématographiques et narratifs sont conduits par les cinéastes européens dans une inquiétude des risques inhérents à leur démarche : prolonger un geste impérialiste ou sombrer dans la superficialité touristique. Le choix de la langue créole, dont Thomas Harlan fait l’apprentissage avant d’écrire son scénario, doit au moins permettre d’accéder à quelques idiomes sans être lui-même constamment tributaire des médiations de la traduction. 

En diverses occasions, que ce soit peu après la sortie du film ou bien des années plus tard, Thomas Harlan situe toujours l’origine de son projet dans la même scène, décisive, vécue en novembre 1986 lors d’un séjour impromptu à Port-au-Prince :

sur la gigantesque place devant la cathédrale de Port-au-Prince, un dimanche, un vendeur de bretelles se fait écraser. Il meurt en marmonnant une prière presque inaudible, que je parviens, totalement désespéré, à enregistrer sur un lecteur de cassettes. Lorsque plus tard à Paris nous analysons le son, il s’avère qu’il s’agit, sans aucune faute, du texte des dix-sept articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de l’Assemblée nationale de la France révolutionnaire de 1789 ! Ce que nous tous avons depuis longtemps oublié, un analphabète le connaît deux cents ans plus tard ; un vendeur de bretelles de Port-au-Prince5.

« Si tu as oublié quelque chose : va en Haïti, on te dira ce qui s’est passé 6 ! » retient-il de cette expérience. Au point d’élire Haïti, sans la fétichiser pour elle-même, mais comme le site de la souvenance. D’où le titre du film : un mot rare, désuet, qui désigne le poids d’une action ancrée dans le temps long. À l’inverse du souvenir qui est surgissement soudain, la souvenance se manifeste par sa permanence, par la présence du passé dans le présent, et non pas comme la mémoire, par la présence du souvenir du passé dans le présent. La souvenance est une présence vive, par laquelle le passé ne s’absente jamais complètement du présent.

Un conte

Le lapidaire résumé du film que propose Thomas Harlan peut surprendre, mais on y retrouve pourtant bien ce qu’on a vu, et qu’on ne se serait pas formulé en ces termes :

Souvenance : un pêcheur assassiné revient du domaine des morts sous le nom de Jacques 1er, empereur d’Haïti, domaine à partir duquel son fils le rappelle à l’aide des tambours du vaudou houngan. Le chemin menant du royaume des morts au royaume des vivants dure toute une vie. Lorsque Jacques 1er se réveille dans une rizière, la terre tremble. Jacques s’élève au rang de prêtre vaudou, d’houngan (le plus haut dignitaire religieux du vaudou), de retour à la cime de l’arbre à pain et dans la vie pour suivre jusqu’à la fin son fils et sa bien-aimée, et alors mourir, cette fois en paix7.

Une autre brève indication donnée par Thomas Harlan8 offre une entrée simple dans ce film en le caractérisant comme « très proche d’un conte de fées (Märchen) », il insiste : « c’est le plus important ». Il n’a pas besoin de préciser qu’il s’agit ici de « fées » vaudoues, car le film en porte suffisamment de traces. 

On peut y dénombrer 48 séquences en 2h06’, ce qui relativise largement l’impression de lenteur qui se dégage au premier abord : cela témoigne même d’une construction narrative plutôt véloce en dépit des apparences. Cette vélocité vient de ce que, dès son exposition, et jusqu’à l’approche du dénouement, le film alterne assez systématiquement les séquences consacrées aux deux principaux personnages qui se rencontreront à la fin. L’impression de lenteur, elle, provient sans doute d’une part, de la large proportion du récit consacrée aux trajets des personnages à travers le pays, et d’autre part aux difficultés de compréhension de la fable elle-même.

Halaou, un vieux pêcheur, est mort. Une vieille femme, Défilée-la-Folle, déterre une vieille boîte en carton contenant divers objets et tissus, parle toute seule, et s’adonne à des sortes de rituels : avec les objets recueillis, elle compose au sol la silhouette de l’Empereur Jacques 1er dont elle parle sans cesse. Chériza, le fils du défunt Halaou, transporte sa dépouille chez lui, veille le mort, lui parle. 

Défilée visite le défunt chez Chériza, en son absence. Elle ne lui prête pourtant pas une grande attention et prélève dans des cachettes qu’elle semble déjà connaître, à l’intérieur de son oreiller et sous son lit, des objets qui font de lui l’Empereur Jacques 1er et d’elle, son épouse, l’Impératrice. Plus tard, Halaou apparaît vivant à Chériza qui joue de ses tambours vaudous pour prolonger et renouveler le réveil du mort. 

 Souvenance (de Thomas Harlan et Anna Devoto, 1990) : Chériza installe la dépouille de son père dans son lit.

Chacun de son côté, Défilée et Chériza se mettent alors en route pour un long voyage à travers Haïti. Chériza transporte la dépouille de son père sur un chariot aux roues grinçantes, bricolé avec les débris de sa maison. Sans véritable rencontre, les chemins de Défilée et Chériza se croiseront souvent, sans se voir, mais à chaque fois leurs directions sont inverses. Plusieurs résurrections d’Halaou scandent ce voyage, parfois drôles, comme celle où il réclame son chapeau : « la mort, c’est le pays des sans-chapeaux (…). Je ne veux pas mourir sans chapeau ».

Les chemins de Chériza et de Défilée finissent par converger vers une bâtisse dans laquelle se déroulera un banquet rituel, tandis qu’à l’extérieur une foule est assemblée pour une énigmatique cérémonie. À l’issue du banquet en danses et chansons, on porte avec soin la dépouille d’Halaou sur un fauteuil où il ressuscite encore un instant et énonce les bribes d’un discours. Les yeux fermés, l’homme qui lui fait face est alors en état de prononcer, distinctement, le discours entier, comme s’il l’avait toujours connu :

Ce n’est pas assez d’avoir expulsé de votre pays les barbares qui l’ont ensanglanté depuis deux siècles ; ce n’est pas assez d’avoir mis un frein aux factions toujours renaissantes qui se jouaient du fantôme de liberté que la France exposait à vos yeux ; il faut, par un dernier acte d’autorité, assurer à jamais l’empire de la liberté dans ce pays qui nous a vu naître ; il faut enfin vivre indépendants ou mourir. 

Le nom français lugubre encore nos contrées.

Tout y retrace le souvenir des cruautés de ce peuple barbare ; nos lois, nos mœurs, nos villes, tout porte l’empreinte française ; que dis-je, il existe des Français dans notre île, et vous vous croyez libres et indépendants de cette république qui a combattu il est vrai, toutes les nations, mais qui n’a jamais vaincu celles qui ont voulu être libres. Eh quoi ! victimes depuis quatorze ans de notre crédulité et de notre indulgence ; vaincus, non par des troupes françaises, mais par la piteuse éloquence des proclamations de leurs agents ; quand donc nous lasserons-nous de respirer le même air qu’eux ? Sa cruauté comparée à notre patiente modération ; sa couleur à la nôtre ; l’étendue des mers qui nous séparent, notre climat vengeur, nous disent assez qu’ils ne sont pas nos frères, qu’ils ne le seront jamais et que, s’ils trouvent un asile parmi nous, ils seront encore les machinateurs de nos troubles et de nos divisions9

Autour d’un arbre gigantesque, miraculeusement illuminé dans la nuit, la foule assemblée à l’extérieur chante dans la liesse que « le général est là10 ! ».

Le lendemain, Halaou est enterré au milieu d’une danse rituelle11 où un chœur de femmes chante :

(…) Initiée, éloigne-toi de l’étranger 

Il nous donne ses dents mais pas son cœur 

Si un jour nous devions mendier

C’est par amour qu’on le ferait

C’est par amour

Mais on ne l’a jamais fait

Que l’ami vienne nous trouver. 

 Souvenance (de Thomas Harlan et Anna Devoto, 1990) : Halaou est enterré au milieu d’une danse rituelle

À quelques pas, sur un périmètre qu’elle a entouré de cailloux, Défilée-la-Folle a déployé des tissus et objets qui tracent au sol une tenue géante, blanche et colorée, de l’Empereur.

La cérémonie finie, Défilée se met en route et invite Chériza à la suivre. Assis dans l’herbe ombragée, il dit dans un soupir : « Moi, toutes ces choses, je les ai déjà oubliées… », puis met son sac sur son épaule, et se met en chemin. Au crépuscule, ils passent, réunis, sous l’arbre géant et s’éloignent vers la forêt.

Vaudou

Ainsi, ce conte est-il celui de la rencontre et de l’alliance de Chériza et de Défilée-la-Folle réunis après leur long chemin vers la cérémonie vaudou rendant enfin possible les obsèques de Halaou, le père de Chériza, dont la brève résurrection permet à l’Empereur Jean-Jacques 1er, le fameux Dessalines qui proclama l’indépendance d’Haïti en 1804, de trouver enfin la paix dans la mort. Mais pour éprouver la vraisemblance d’un récit qui peut s’énoncer ainsi, il faut sans doute un détour par le vaudou haïtien. La dernière chanson du film souligne le caractère délibéré des obscurités introduites pour maintenir le spectateur profane à distance, pour ne pas lui offrir une vulgate qui pourrait lui donner l’illusion, à peu de frais, d’accéder à toute la profonde complexité d’une culture qui s’est édifiée en résistance à la disposition esclavagiste et coloniale, mais aussi à l’appropriation touristique impériale du monde : « Initiée, éloigne-toi de l’étranger / Il nous donne ses dents mais pas son cœur ». Un propos de Thomas Harlan nous confirme le caractère incontournable du Vaudou :

C’est exactement cela ; je me suis embarqué dans quelque chose de tout à fait mystérieux, une science occulte que beaucoup de gens, que vous-même, ne comprenez pas. Le vaudou a des conséquences inouïes à Haïti. On n’y imagine rien sans lui. Il est partout, il se trouve dans chaque objet, dans chaque malédiction, dans chaque cadeau, sur chaque lit de mort. Quiconque ne s’y consacre pas ne se consacre pas à Haïti12

Comme pour le reste des Caraïbes et des Amériques, le peuplement noir d’Haïti résulte de l’intense traite esclavagiste pratiquée par les colons européens, et notamment français, du XVI° au XVIII° siècle. Les esclaves, pris entre un contrôle constant et une christianisation forcée, parvinrent à maintenir croyances et pratiques cultuelles autonomes à travers le Vaudou, qui devient dès lors, aussi, la forme et le lieu d’une résistance. Dans le cas d’Haïti, la résistance politique et militaire opposée aux colons français, qui finira victorieuse au prix d’affrontements sanglants, a trouvé les premiers lieux de son organisation clandestine dans des cérémonies du Vaudou13. Lequel sera, après d’autres convulsions politiques, des campagnes pour l’éradiquer et quelques décennies d’occupation américaine au début du XX° siècle, valorisé comme le trait d’une culture propre sur laquelle l’indépendance haïtienne mérite de s’appuyer. 

Avec humour, la 32ème séquence14 de Souvenance fait allusion à l’épisode de la cérémonie du Bois-Caïman, fondateur dans la révolte des esclaves de Saint-Domingue. Un homme que nous n’avons jamais vu15 tient un discours, à la deuxième personne. Compte-tenu du systématisme de l’alternance des séquences précédentes, consacrées à Défilée ou à Chériza : auquel des deux, resté hors-champ, ce nouveau personnage adresse-t-il donc sa solennelle convocation ?

Bientôt on aura besoin de toi. Tout le monde. Tu le sais. On viendra te chercher. On t’attend depuis longtemps. Mais maintenant, tu es là. Il nous faut ta force, pour aller de l’avant. Il faut nous aider, on le sait et toi aussi. On t’a convoqué pour le rassemblement. Pour que le pays ait un homme courageux. Tu verseras ton sang pour qu’on ait un homme vaillant ! 

Par un contrechamp inattendu, on découvre alors qu’il s’adresse à un cochon noir, et cette surprise peut faire sourire aussi qui ignore tout de l’histoire de la cérémonie du Bois-Caïman16. Il poursuit : « Pour nous donner ta force ! On t’attend au Bois-Caïman. “Dieu Legba ouvre moi le chemin” »

Ce contre-champ rend l’allusion littérale : c’est bien en buvant le sang d’un cochon noir que les conjurés du Bois-Caïman, le 14 août 1791, devaient s’armer de forces pour les combats terribles dont ils prenaient la résolution. La scène prend sa saveur, et contribue à l’évocation historique générale, à la condition d’être informé un minimum sur l’épisode de Bois-Caïman, dont le dialogue nous fournit explicitement la piste. 

Ce n’est pas vraiment un récit initiatique pour les personnages : leur initiation a déjà eu lieu et pour eux il s’agit plutôt de franchir un pas en accomplissant un devoir que leur initiation leur permet aussitôt d’identifier et de déchiffrer. Pour le spectateur français, le film n’est pas le lieu d’une initiation non plus : le chiffrement délibéré des signes et de la narration peut l’inciter à s’instruire sur l’histoire d’Haïti, donc aussi sur sa propre histoire coloniale, s’il est tenté de réduire sa distance au film et d’augmenter ses points de contact avec lui. 

Le Vaudou, par les manifestations de pensées posthumes des morts dont il permet l’expression vivante – à travers les vivants – , ouvre un rapport toujours présent à l’histoire et au souvenir, ce que le titre Souvenancetente de souligner. Cela permet aussi un oubli, enfin apaisé, comme celui de Chériza rejoignant finalement Défilée après son propos ultime : « Moi, toutes ces choses, je les ai déjà oubliées… ».

Une autre donnée plus littérale s’ajoute, sans rien y retrancher, à ce qui précède : la cour Souvenance est le nom d’un lieu où se déroulent des cérémonies annuelles du vaudou dans les jours qui précèdent Pâques, à quelques kilomètres des Gonaïves, une commune d’Haïti, chef-lieu du département de l’Artibonite17.

Même si toute la population n’en pratique pas les rites, dans cette culture où le Vaudou est ancré, les normes de la vraisemblance n’y sont pas réglées par les mêmes limites qu’en France. Suivant un regard auquel on pourra trouver, aujourd’hui, un parfum d’exotisme, elles s’accordent à une forme de « merveilleux »18 que le Vaudou a rendu poreux à la réalité quotidienne et à sa perception. Par exemple : qu’un père défunt s’adresse à son fils, qu’il se manifeste, tout en étant lui-même (né le 17 octobre 190619), comme étant aussi l’empereur assassiné en 1806, un siècle avant sa propre naissance, et qui n’est toujours pas en paix. 

En effet, parmi les rites vaudou dont la découverte a marqué Harlan, la cérémonie du « déssounin » consiste, pour le houngan (prêtre vaudou), dans le plus grand secret, à opérer le transfert de l’âme du mourant ou du mort à un vivant de l’assemblée. De cette façon, chaque vivant se trouve consciemment en charge d’une vie antérieure en même temps que de la sienne propre. Par cela s’opère une perpétuelle transmission vivante de la mémoire : la souvenance ? C’est ce que semble indiquer Thomas Harlan :

Je me trouve dans un pays où j’apprends, lentement – ce n’est pas une nouvelle – ce que cela veut dire être porteur de la mémoire d’autrui. J’exagère peut-être en disant que : il n’y aura jamais de paix, aujourd’hui, entre les fils des bourreaux et les fils des victimes quand vous pensez au génocide. Rien ne me semble plus important, mais vraiment : rien, que cette conscience de ce qui est arrivé dans le monde, soit portée par les fils futurs d’une manière telle que ça redevient un héritage. […]

Et, poursuivant un propos où il vient de témoigner de son apprentissage haïtien pendant près d’une heure, Thomas Harlan ajoute :

Il n’est pas très important que ce soit une histoire haïtienne. Ce qui importe là-dedans, c’est que ce soit le lieu unique au monde où la mémoire est héritée dans sa totalité. C’est comme une école. C’est une université, ou un lieu incomparable où le rapport avec l’histoire est un rapport vivant. C’est-à-dire, si on dit, aujourd’hui, qu’il ne faut pas oublier – vous connaissez ces termes, ces petites menaces, qui sont toujours accompagnées d’un savoir de moins en moins précis de ce qui s’est vraiment passé – vous n’avez qu’à aller là-bas (…) si vous voulez savoir qui vous êtes. (…) si vous savez, une fois pour toute, comment agit la mémoire haïtienne, vous êtes d’abord à genoux. Je pense que ce film que nous avons fait est un film plutôt à genoux : c’est-à-dire, tout d’un coup, à l’écoute de quelqu’un d’autre, avec une grande angoisse que notre bagage soit trop lourd et qu’on puisse un peu trop ignorer d’eux-mêmes. Comment faire pour que tout en étant des voleurs de leur histoire – avec nos machines européennes et nos hélicoptères qui nous amènent nos camions d’électricité dans la jungle – comment faire pour que toute notre capacité de produire un tel objet respecte profondément un récit qui est le leur ? En ce sens-là, il est exemplaire20.

Pour Thomas Harlan, la démarche cinématographique conduite dans Souvenance doit prouver, par l’exemple, qu’il est possible de faire un film dans un pays dominé par l’impérialisme en étant soi-même issu d’un pays impérialiste, et même du pays colonialiste historiquement oppresseur. Il n’y aurait alors pas de déterminisme binaire, mais une dialectique à assumer. Il y a sans doute plus d’inquiétude que d’orgueil dans cette façon de faire de l’exemplarité militante une orientation morale. Cela requiert de ne pas espérer dénier ou annuler le rapport impérialiste, ni le soustraire, ou le faire disparaître. Il ne peut être question que de l’assumer et de s’inquiéter des devoirs et des tâches que ce rapport impose pour ne pas le redoubler esthétiquement : sa position politique impose à Thomas Harlan, à ses propres yeux et pour lui-même, un devoir moral de subordonner les choix esthétiques à la singularité de la culture que l’on vient « voler », piller. Il en déduit une obligation de s’en instruire le plus possible. 

L’ignorance entretenue en métropole quant à l’histoire d’Haïti, nommée Saint-Domingue pendant les siècles de colonisation et d’esclavage avant de retrouver son nom pré-colombien, rend peu familiers les personnages convoqués dans le film. Pourtant, Dédée Bazile (ou Marie Sainte-Dédée Bazile), surnommée Défilée-la-Folle, est un personnage célèbre de l’indépendance haïtienne. Le jour où Dessalines tombe dans l’embuscade dressée par certains de ses propres généraux, il est sauvagement assassiné et sa dépouille, mutilée, est traînée et exposée au public. Dédée Bazile se munit d’un sac et prend sur elle, au milieu d’une foule déchainée, de réunir et protéger les restes de l’empereur, auxquels une sépulture sera donnée un peu plus tard21. Plusieurs fois déplacés, ces restes sont conservés aujourd’hui au MUPANAH (Musée du Panthéon National Haïtien). Cet épisode historique est la source du rituel répété par Défilée dans Souvenance, qui s’efforce de reconstituer la silhouette de Dessalines avec les objets qu’elle parvient à recueillir. L’Empereur qu’elle figure au sol y occupe une surface qui augmente, pour devenir géante dans la séquence de l’enterrement.

Le choix de Dessalines 

Si Toussaint Louverture est resté plus célèbre, pour avoir affronté les Français et conduit la Révolution des esclaves, c’est Jean-Jacques Dessalines qui, après le martyr de Toussaint Louverture, mort incarcéré en France en 1803, mène jusqu’à la victoire de l’indépendance une lutte acharnée contre les colons français. Si l’image de Dessalines est ternie par la postérité, pour le caractère sanglant de certains épisodes de cette guerre et pour son choix, apparaissant comme une imitation ridicule du bonapartisme, de se faire sacrer empereur, la réalité est sans doute plus complexe. Dessalines était lui-même un esclave, tandis que Toussaint était un propriétaire d’esclaves. Dessalines a poussé le combat de l’abolition de l’esclavage, dans lequel il était un des lieutenants de Toussaint Louverture, jusqu’à celui pour l’indépendance (dont Toussaint Louverture n’était pas un partisan22). Cette histoire comporte des heures sombres, peu connues des Français aujourd’hui, ni à l’époque où, même parmi de fervents révolutionnaires, il s’en trouvait qui n’étaient pas favorables aux revendications des esclaves de Saint-Domingue, par crainte de voir le prix de denrées comme le sucre, devenir prohibitif pour le peuple métropolitain. 

Installé en France, Thomas Harlan pouvait trouver plus de ressources dans la culture allemande pour questionner les ombres coloniales de la Révolution Française23. Dans Souvenance, il met Dessalines au centre, ne se concentre que sur lui. On ne peut douter qu’il ait lu de près ses prédécesseurs et ait situé son choix par rapport au leur, comme un pas « plus à gauche », refusant de taire les ombres, ne retenant pas le héros consensuel, car Toussaint Louverture fut martyr sans avoir le temps de démériter ni de manifester trop fortement les motifs inégalitaires de ses tiédeurs quant à l’indépendance d’Haïti24 – sur lesquelles il serait peut-être revenu. En choisissant Dessalines, Thomas Harlan opte pour le personnage dont les dérives sont connues ; il est d’ailleurs difficile d’en connaître autre chose sans le rechercher. Mais il n’aborde pas frontalement son personnage: il a été assassiné par des traitres et réclame, par-delà la mort, qu’un tort lui soit reconnu. Ce tort, c’est que l’histoire a retenu un visage hideux de Dessalines, au point que son assassinat passe pour une péripétie inéluctable plutôt que pour un crime. 

Ce récit des vainqueurs – ses assassins – cède paresseusement à une psychologie simpliste et prête à la mégalomanie de Dessalines son choix de se faire sacrer Empereur. Ou retient sans cesse les épisodes où il s’est montré intraitable et sanglant face à ses ennemis. Pourtant, il existe aussi des épisodes où il surprend par sa clémence et la rigueur de sa logique : il laisse la vie à un Français qui a avoué ses crimes, puis le condamne plus tard parce qu’il n’a pas quitté Haïti. À y regarder de plus près, même un historien qui n’est pas soupçonnable de complaisance à son égard, Madiou, dresse une chronique détaillée des efforts de Dessalines pour marquer une brèche historique irréversible dans la possession des terres cultivables25. Il multiplie les efforts pour contraindre des intermédiaires qui n’y tiennent pas, à rejeter la validité des anciens actes de propriété. Et si c’était suivant ce dessein qu’il avait assumé une ascension rapide vers un pouvoir de plus en plus despotique ? On pourrait alors voir son bref règne comme une sorte de théorisation spontanée,éclairée par l’exemple tout frais de la Révolution Française, comme par l’expérience directe des fourberies qui peuvent en peu d’actes contrefaire une libération qu’on croyait acquise ? Bref : pourrait-on lire le tournant impérial de Dessalines comme une sorte de « dictature prolétarienne » avant l’heure ? Rompant avec la confiance angélique, qui coûta sa vie à Toussaint Louverture, dans les proclamations plutôt que dans les actes, Dessalines lui préfère une lucidité pessimiste, quand bien même elle devait conduire à assumer un plus haut degré de violence. Ainsi, devant la volte-face des Français qui, après des promesses lénifiantes, ont entrepris d’écraser la Révolution haïtienne pour rétablir l’esclavage, au lendemain de la proclamation d’indépendance, Dessalines ordonne le massacre des colons français qui refusent de quitter le territoire. Car sa vocation est de rendre irréversible la rupture révolutionnaire, un peu comme le tournant régicide en France. Cette violence, ce sont peut-être les adversaires de Dessalines qui lui ont appris à l’assumer sans plus s’en étonner. Cela n’est pas non plus pour surprendre Thomas Harlan. Lui est sorti de son « enfance heureuse dans l’élite du 3ème Reich26 » en optant pour le communisme, du vivant de Staline27, sans jamais être encarté. Quand, à la fin des années 1960, il s’écartera des partis communistes (polonais, allemand, italien, français) situés dans l’orbite du pouvoir soviétique, ce sera pour se rapprocher de courants plus radicaux (Lotta Continua), mais sans désavouer des amitiés liées à l’Est. Ses objets d’étude, d’intérêt, d’enquêtes antérieures concernent les plus hauts degrés de cynisme, de violence déchaînée des pouvoirs oppresseurs et, en particulier, des criminels nazis impunis et recyclés dans l’élite de l’Allemagne fédérale.

Les larmes de Thomas Harlan

En 1989, Thomas Harlan a délaissé Paris au climax des célébrations du Bicentenaire de la Révolution française, et c’est en plein tournage de son film en Haïti qu’il reçoit la nouvelle de la chute du mur de Berlin : « Je l’ai appris par mes assistants le 10 novembre au matin. Cela m’a impressionné et j’ai pleuré, mais je ne sais pas pourquoi28. »

C’était déjà en quête d’une révolution – celle à venir – disparue des horizons qu’il arpentait, que Thomas Harlan s’était attardé en Haïti, réécoutant obsessionnellement à Paris, pour les identifier, les paroles ultimes du colporteur accidenté devant la cathédrale de Port-au-Prince en novembre 1986. Mais l’histoire s’est encore accélérée et allait précipiter dans les eaux usées ce qui n’avait déjà plus de communiste que le nom :

Le communisme retourne dans le giron de l’Histoire, il doit se terrer. Et le fait que je me nomme moi-même communiste, bien que cela ne signifie plus rien, rappelle la volaille qui vole encore après qu’on lui a coupé la tête. […] Les victimes sans ennemis peuvent bien sangloter. Quiconque parvient encore à les entendre peut s’avérer chanceux. Naturellement je ne parle de chance que lorsque je n’en ai plus. Tu te dis, tu es là et tu as l’air complètement superflu, alors tu te dis : si plus personne ne me comprend, je grave ce que j’ai à dire sur une pierre que j’enterre pour que la génération suivante la trouve. La dernière tentative de parler publiquement par l’intermédiaire d’images, c’est Souvenance, à l’été et à l’automne 198929.

*

*        *

Il y a une trouvaille poétique surprenante sous la plume d’un combattant politique comme Dessalines, qui transforme un adjectif en verbe dans la phrase pivot de la Proclamation d’indépendance d’Haïti : « Le nom français lugubre encore nos contrées ». Pour « lugubre », le Littré indique : « qui est signe de deuil (…) qui marque, qui inspire les larmes, la douleur ». Souvenance serait exemplaire, aussi, par sa fidélité au geste libérateur de porter la révolution jusque dans la grammaire de la langue de l’oppresseur, en y inventant, sans prendre la peine de le souligner mais en se contentant d’en faire usage, le verbe lugubrer pour désigner ce qu’il fait, ce que les oppresseurs font toujours, partout, y compris ici et aujourd’hui, comme en Haïti il y a plus de deux siècles.

David Faroult

1 À 21’50’’, au cours de la 4ème séquence, Défilée lit une inscription gravée sur un petit revolver doré : « Pour Jean-Jacques 1er, Napoléon Bonaparte. Roi premier d’Haïti ». C’est la première fois depuis le début du film que le nom d’Haïti apparaît : jusque-là, il est possible pour un spectateur non informé de ne pas avoir identifié où se déroule l’action et quelle histoire elle mobilise. 

2 Voir le supplément consacré à Souvenance sur le DVD n°1 du film d’entretiens avec Thomas Harlan : Wandersplitter de Christoph Hübner, éditions Filmmuseum, n°35, 2007, Munich. Souvenance est dédié à Aimé Césaire. 

3 « […] nous étions venus dans le pays en pillards. Vous devez, je vous prie, vous représenter ce que cela signifie que d’arriver dans un pays en étant équipé de la technique la plus moderne, d’arriver dans un pays qui ne possède ni technique, ni la possibilité d’y tourner un film et de se montrer au monde entier. […] les personnes qui négociaient ne connaissaient pas la valeur courante de leur image. C’est pourquoi ils sont éternellement volés. Tu sais déjà une chose depuis le début : ce vol peut au mieux être compensé par la beauté renversante des protagonistes. Nous sommes venus dans ce pays et nous leur avons volé leur image. Nous l’avons volée pour l’exporter et nous l’approprier. Notre supposition, dès le début, c’était que cela allait se payer, que quiconque dans un pays sans électricité voit brusquement descendre d’un hélicoptère un camion de huit tonnes par-dessus la forêt vierge qui illumine le paysage avec des dizaines de projecteurs pourrait être pris de vertige et souhaiter garder pour soi un chameau de la caravane qu’il voit passer, ou aussi ce qu’il voit sans arrêt passer : des dollars, de la lumière. Nous croyions que c’était ainsi que les plus pauvres, ceux qui ne possèdent rien, réagiraient vis-à-vis de nous, non sans envie et nous nous y étions préparés. La réalité fut tout autre. La colère, la manie du chantage, la violence et les envies de meurtre vinrent d’une petite clique de collaborateurs haïtiens pour lesquels tout allait bien, ils n’étaient pas fortunés, mais mangeaient toujours à leur faim et étaient suffisamment approvisionnés. Le dernier jour du tournage, ils tentèrent de nous faire chanter. On m’arrêta. On me tortura pendant ma garde à vue. On simula mon exécution. Ma chute répétée dans un profond ravin au commissariat. C’est l’argent qui me sauva. » (Cf. Thomas HARLAN, Jean-Pierre STEPHAN, Thomas Harlan : une vie après le nazisme, Capricci, Paris, 2015, p. 452-454.)

4 Cf. Supplément consacré à Souvenance in Wandersplitter, op. cit. 

5 Thomas HARLAN, Jean-Pierre STEPHAN, Thomas Harlan : une vie après le nazisme, Op. cit., p. 451-452.

6 Voir « Thomas Harlan, témoin d’un siècle », entretien avec Thomas Harlan, 4ème partie, sur Radio Zinzine :http://cabrery.unblog.fr/2010/07/01/thomas-harlan-temoin-dun-siecle/

7 Thomas HARLAN, Jean-Pierre STEPHAN, Thomas Harlan : une vie après le nazismeop. cit., p. 448-449.

8 Voir le supplément consacré à SouvenanceWandersplitter, Op. cit. 

9 Ce discours, avec quelques variantes minimes, reprend la plus large matière de celui de la proclamation d’indépendance d’Haïti par Jean-Jacques Dessalines, le 1er janvier 1804. Ce qui est ici cité est la version prononcée dans le film. On pourra retrouver le texte original dans son intégralité ici : https://mjp.univ-perp.fr/constit/ht1804.htm

10 Allusion au Général Jean-Jacques Dessalines. 

11 « […] ceux qui portent le cercueil, comme frappés d’hésitation, avancent et reculent trois fois. Ils s’arrêtent […] puis se dirigent au pas de course vers le cimetière, tout en cherchant, par de brusques détours ou volte-face, à désorienter le mort pour l’empêcher de retrouver le chemin de sa maison. […] avant de déposer le cercueil au fond de la fosse, par un surcroit de précaution, on le fait tourner une dernière fois. » (Cf. Voir Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, préface de Michel Leiris, Gallimard, Paris, 1958, p. 222)

12 Cf. Thomas HARLAN, Jean-Pierre STEPHAN, Thomas Harlan : une vie après le nazismeOp. cit., p. 455-456.

13 Cf. Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, op. cit., en particulier les pp. 27-41. 

14 La séquence 32 s’étend de 1h24’12’’ à 1h25’37’’ : fin de la bobine 5. 

15 « Boukman, chef de guerre & houngan de la Nuit du Bois-Caïman », d’après les indications sur la dénomination des personnages qu’on trouve au générique de fin.

16 « La cérémonie du Bois-Caïman est une réunion d’esclaves marrons [fugitifs] la nuit du 14 août 1791, considérée en Haïti comme l’acte fondateur de la révolution et de la guerre d’indépendance. C’est le premier grand soulèvement collectif de Haïti contre l’esclavage. (…) cérémonie politique et religieuse pour un grand nombre d’esclaves. La prêtresse (…) plonge un couteau dans un cochon noir créole sacrifié, et les assistants boivent son sang afin de devenir invulnérables. Boukman ordonne alors le soulèvement général. En rassemblant les différentes tribus africaines dans leur quête de liberté, le vaudou est ainsi un catalyseur dans la révolte des esclaves de Saint-Domingue. »

https://fr.wikipedia.org/wiki/C%C3%A9r%C3%A9monie_du_Bois-Ca%C3%AFman

17 « Située dans la localité de Mapou à quelques kilomètres de la ville des Gonaïves, la cour “Souvenance” est un haut lieu mystique et historique. Chaque année, légion sont des adeptes du vaudou à prendre part à ce rendez-vous. » 

https://lenouvelliste.com/article/55790/souvenance-de-la-tradition-des-rois-au-culte-des-lwa

18 « La société, qui nous a fait ce que nous sommes, a cristallisé autour de nous ces épaisses carapaces d’intelligence, a engendré les lois, les organisations, les préjugés, les coutumes, les raisonnements appris, les manuels, les hiérarchies, les habitudes esthétiques ; elle est comme une croute cultivée, stratifiée, qui tend à séparer de plus en plus gravement le feu intérieur de notre être de l’univers qui l’entoure. L’homme aime ce vêtement confortable, il en comprend la valeur, mais il sait aussi qu’il est obstacle à son désir, sclérose et mort. Le Merveilleux résume alors pour lui les possibilités de contact entre ce qui est en lui et ce qui est en dehors de lui. » (Pierre Mabille, Le Merveilleux, [Éditions des Quatre Vents, 1946] réed. Fata Morgana, Fontfroide le haut, 1992, p. 40.) 

Les chemins culturels de l’attraction de Harlan pour Haïti, il l’a mainte fois répété, tiennent à son admiration pour le poète Clément Magloire-Saint-Aude, révélé au public français par André Breton. L’hôte de Breton en Haïti, entre la fin de 1945 et le début de 1946, pour un séjour qui eut des effets retentissants, et où il rencontra Magloire-Saint-Aude, fut Pierre Mabille, à qui cela coûta sa fonction d’attaché culturel français à Port-au-Prince.

19 Au début de la séquence 7 (38’03’’ à 41’29’’) Chériza récite l’acte de naissance de son père, « Halaou Danton, né le 17 octobre 1906 ». Soit un siècle jour pour jour après l’assassinat de Dessalines le 17 octobre 1806 au Pont-Rouge de Port-au-Prince. 

20 Thomas Harlan invité de « Un jour au singulier », France culture, dimanche 15 janvier 1995, à 45’45’’ puis de 48’26’’ à 50’16’’.

21 Cet épisode est relaté dans une source demeurée importante pour les historiens d’Haïti, car elle est rédigée parfois à partir de témoignages oraux de première main : Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, tome 3, Imprimerie de Jh. Courtois, Port-au-Prince, 1848, p. 324-326. 

Consultable sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k53240186?rk=21459;2#

22 « Il était […] convaincu que si Saint-Domingue se coupait de la France, ce serait la décadence. Il était tout aussi certain que l’esclavage ne serait jamais restauré. Pris entre ces deux certitudes, Toussaint, chez qui la profondeur de la vision et la rapidité de décision étaient devenues comme une seconde nature, devint l’indécision personnifiée. Il était devenu ce qu’il était de par son allégeance à la Révolution française et à tout ce qu’elle représentait d’ouverture pour l’humanité en général, et pour le peuple de Saint-Domingue en particulier. Mais cette allégeance fut aussi, au bout du compte, sa perte. » (C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Traduction de Pierre Naville entièrement revue par Nicolas Vieillescazes, Éditions Amsterdam, Paris, 2017, p. 330.) 

23 On peut partager l’étonnement d’Alain Badiou : « Le plus vigoureux traitement littéraire de ces épisodes, hormis naturellement ce qu’en a tiré notre grand poète noir national, Aimé Césaire […] est, assez étrangement, de provenance allemande. » (Cf. Alain Badiou, Logiques des mondes. L’Être et l’événement 2, Seuil, Paris, 2006, p. 549-550.)

En effet, la figure de Toussaint Louverture inspira Heinrich Von Kleist, sous le nom de Congo Hoango dans sa nouvelle Les Fiançailles à Saint-Domingue (1811), reprise par Anna Seghers dans la sienne Les Noces dHaïti (1949), qui ouvre son recueil Histoires des Caraïbes, lequel se clôt avec La Lumière sur le gibet (1961) dont Heiner Müller reprend le matériau pour concevoir La Mission (1979), pièce à laquelle Thomas Harlan aura certainement été attentif : il évoquait une période, « […] en 1980. À Velletri près de Rome, où je me suis installé à l’extérieur de la ville dans une maison […]. Je n’habitais pas seul dans cette maison, j’étais avec Heiner Müller qui y a écrit Quartett, et avec lequel je partage mon dégoût devant la non-culpabilité qui règne dans notre pays » (Cf. Thomas HARLAN, Jean-Pierre STEPHAN, Thomas Harlan : une vie après le nazisme, op. cit. p. 420.). 

C’est aussi Toussaint Louverture qui inspire Aimé Césaire dans sa première pièce, Et les chiens se taisaient…, où il lui donne la parole sous le nom du Rebelle, et c’est encore à Toussaint Louverture que le même Césaire consacre un ouvrage historique, comme CLR James avant lui (Les Jacobins noirs) : Dessalines est négligé dans tous ces récits. Césaire l’enjambe entre sa première et sa deuxième pièce, consacrée à la période consécutive à l’assassinat de l’Empereur : La Tragédie du roi Christophe.

24 « convaincu […] qu’une population faite d’esclaves fraichement débarqués d’Afrique ne pourrait se civiliser ‘en s’y attaquant toute seule’ » (Cf. C.L.R. James, op. cit., p. 329.)

25 On peut apprécier le poids de cette préoccupation dans la Constitution haïtienne du 20 mai 1805 : https://mjp.univ-perp.fr/constit/ht1805.htm

26 Cf. « Thomas Harlan, témoin d’un siècle », op. cit., 1ère partie. 

27 « Je me suis rendu pour la première fois en Union soviétique alors que Staline était encore vivant et j’étais alors déjà vraisemblablement le seul « rouge » parmi tous les Russes ; ils avaient déjà, depuis longtemps, tourné le dos à tout cela. Mais, à cette époque, l’opposition Est-Ouest était pour moi si décisive dans la dissolution mondiale des politiques de force que je me disais : en Bolivie, dans les mines de cuivre, personne n’aurait pu se mettre en grève si l’Union soviétique n’était pas ce qu’elle était, indépendamment de ce qui s’y passait. À cette époque, je connaissais toutefois très exactement ce qui s’était passé dans les années 1937 et 1938, et je trouvais horrible de voir combien de Russes le niaient. » (Cf. Thomas HARLAN, Jean-Pierre STEPHAN, Thomas Harlan : une vie après le nazisme, Op. cit., p. 150-151)

28 Cf. Thomas HARLAN, Jean-Pierre STEPHAN, Thomas Harlan : une vie après le nazisme, Op. cit., p. 450-451.

29 Cf. Thomas HARLAN, Jean-Pierre STEPHAN, Thomas Harlan : une vie après le nazisme, Op. cit., p. 449-450.