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Second Life/Afterlife

Ce texte est une conférence prononcée lors de la journée organisée le 9 décembre 2023 en l’honneur de Victor Burgin à l’occasion de son exposition (Ca) à la Galerie nationale du Jeu de Paume.

Dans son essai sur Chris Marker et La Jetée1, Victor Burgin démarque par trois fois en début de paragraphe la phrase liminaire du film (“La Jetée est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance”), déjà attestée d’emblée sous sa forme originale par la reproduction d’un photogramme : “Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance.” Dans Afterlife, cinq des vingt-neuf textes fragmentaires qui composent, mêlés à des suites d’images, ce photo-roman de science-fiction, commencent par la phrase : “Il y a une histoire”, que chaque texte développe ; et un sixième ouvre par ces mêmes mots le second alinéa d’un épisode.2 C’est dire le niveau d’implication imaginaire entre le film, devenu plus tard aussi livre, nommé alors “ciné-roman”3, avec son texte courant sous les images, et le livre-album, rythmé, sous la forme de blocs plus ou moins compacts, par ses trente-deux images. Il y a aussi cette impression, difficile à qualifier, mais prégnante, d’une parenté de rythme, de respiration, entre l’apparence d’objectivité qui sourd des fragments librement versifiés du texte de Burgin, et la matité qui émane de la voix chaude et lointaine du commentaire dit par Jean Négroni. 

Ainsi se déploie la surimpression rêvée de plusieurs temps d’inégale fiction. Dans La Jetée un temps inéluctablement balloté entre passé, présent et avenir, un temps retourné sur lui-même comme un doigt de gant et devenant, plus le film avance, impossible à tenir sous les yeux de l’esprit, de sorte à s’avérer proprement impensable. Dans Afterlife, comme à des années-lumière, le temps immémorial du métaverse se développe en double d’une réalité ancienne devenue improbable. Un monde sans mémoire qui contiendrait aussi bien en chacun de ses points toute la mémoire du monde. 

Dans l’œuvre protéiforme de Victor Burgin, pour ce qu’au moins j’en connais, Afterlife occupe une place singulière. Structurellement proche de bien des pièces pareillement composées de textes et d’images enlacés, mais qui, projetées comme des films dans de petites salles obscures et revenant le plus souvent en boucle de façon inlassable (comme on l’éprouve dans son exposition au Jeu de Paume4), affectent la mémoire d’un glissement continuel, immaîtrisable – dans cette œuvre, Afterlife, livre-album, se feuillette au contraire à loisir et permet, en dépit du vertige attaché à tant de ses propositions paradoxales, d’en éprouver, sinon la logique, au moins un étalement de tous ses possibles. 

On peut en prendre comme exemple, avant même qu’apparaisse à l’intérieur le titre du volume, la première “histoire”, tellement les transformations qui s’y jouent illustrent au mieux le vertige mobile dont Afterlife a fait son principe. Et plutôt que tenter vainement de la résumer, j’ai préféré vous la lire pour rendre vraiment sensible les opérations qui s’y trament. Et j’ai préféré même aussi bien vous la projeter pour que vous puissiez estimer à quel point c’est dans les blancs qui séparent ces strophes minimales que se concentre le désarroi qui saisit la lecture, si elle essaie d’être attentive. 

” Il y a une histoire dans laquelle des scientifiques voyagent
dans un monde entièrement recouvert d’océan.

Lorsqu’ils tournent autour de la planète,
une île se forme sous eux.

Il semble que l’océan fasse écho
à leurs pensées sous forme physique.

Des manifestations inquiétantes de leurs souvenirs
envahissent progressivement leur environnement.

Finalement, il ne reste qu’un seul homme.

Sa femme vient le rejoindre dans sa chambre.
Elle se retourne pour qu’il puisse dégrafer sa robe.

Il trouve des trous de lacets mais pas de lacets.
Le vêtement est sans couture.

La reproduction de sa femme décédée
est par ailleurs parfaite dans les moindres détails. ” (1)

On voit comment l’art de Burgin rend presque impossible de traduire en des mots autres que les siens les réalités métamorphiques qu’il évoque. D’abord, ici, ces échanges indécidables entre les pensées et les souvenirs d’un groupe d’hommes avec la nature qui les entoure, puis la réduction de ce groupe à un seul homme. Jusqu’au retournement final qui fait soudain une morte de sa femme qui semble d’abord une vivante, puis en devient une copie fidèle au détail près du vêtement sans couture qu’elle porte, mais qu’elle lui demande pourtant de dégrafer.                                               

Et ainsi en va-t-il tout au long de ces vingt-neuf textes rythmés par les trente-deux images en couleurs qui par menues séries les interrompent. Images de nature ou de décors nus de ville et de bâtiments, d’extérieurs, d’intérieurs, de jour comme de nuit, qui semblent chacune refermés sur la pure énigme de leur présence – en dépit de la relation figurative que telle ou telle image entretient, très rarement, avec tel texte – mais il ne s’agit alors que d’un instant du texte, comme pour minorer le rapport de motivation qui pourrait s’installer.

Ainsi, p. 69 :

“La lumière du soir traversant les vitres

éclaire la poussière dans l’air et

projette des rectangles lumineux sur le sol”

Ou de façon plus développée, le processus courant sur deux images (p. 117) :

“Au moment où il rentrait chez lui,

seule la lampe du porche

éclairait son chemin de la voiture à la maison”

Ou encore, quoique de façon bien plus incertaine (p. 17) : 

” Parfois, le brouillard extérieur s’éclaircit,
révélant quelque chose à moitié rappelé.”                                                         

En quelques autres occasions, le rapport s’avère si ténu qu’on doute de la relation imaginable, cette incertitude contribuant au flottement généralisé qui parcourt le volume.

Parmi toutes ces images, une seule est détaillée : une voiture qui brûle en plein champ, puis environnée d’un brasier qui se développe. Et une seule image tranche nettement : une femme dont le haut du corps est saisi de dos dans la droite du cadre, et qui pourrait être penchée à la fenêtre d’un train.

Il se pourrait que cette image, à bien l’observer, soit la seule qui soit une photographie (en particulier à cause de la finesse du flou sur les rails, sur les mains), toutes les autres étant retravaillées à partir de jeux vidéo. Cette image semble surtout faire écho, mais c’est un écho mat, sans profondeur, à la présence insistante des figures féminines, toujours plus ou moins lointaines, qui étoilent le livre, soit environ dans un texte sur deux.    

Ainsi. Une femme que le héros (une figure blanche, toujours, un anonyme “il”) aperçoit de sa fenêtre, en train de lire (7). Ou une femme qu’il sent à ses côtés, comme dans un rêve (63). Ou encore une femme qui apparaît chaque jour sur la plage au coucher du soleil, comme si elle posait pour un peintre, et qui lit sans lire, en fixant l’horizon (83). Ou aussi bien une femme qu’il attend chaque soir, qui ne le voit ni ne l’entend, et dont il apprend qu’elle est la reproduction fidèle d’une personne décédée depuis longtemps (85). Une fois la donne se complique. Un homme et une femme s’éloignent insensiblement l’un de l’autre. Elle a scanné leurs années passées ensemble. Et une mise à jour sur Afterlife a ouvert la possibilité d’une communication entre avatars. De sorte qu’aujourd’hui il la cherche en espérant réunir leurs anciennes mémoires l’un de l’autre. “Comme les moitiés séparées d’une carte au trésor » (65). Ou encore, seule incidence sexuelle qui clôt la déambulation d’un couple dans un paysage de collines : “Ils font l’amour avant de retourner à la voiture” (93). Une autre des histoires s’achève par la mort d’une femme dans la rue d’une ville. Elle est l’auteur d’une histoire de cette ville et, par une sorte d’inversion temporelle, la seule chose de valeur qu’elle puisse offrir à son meurtrier est le manuscrit serré dans son sac. (97)

On voit, à cette simple énumération qui pourrait se poursuivre mais permet de prendre la mesure de la qualité singulière du texte, à quel point chaque histoire semble fermée sur elle-même comme un noyau dur, sans que la pluralité des histoires semble former un monde de quelque cohérence. Un des fragments paraît en offrir un semblant de théorie, précisant que “Afterlife a été développé/à l’ère du jeu vidéo”, et que “ses ingénieurs ont proposé une expérience “d’exploration à la première personne”5. Un jeu donné en exemple conte l’histoire d’une femme qui revenue “dans la maison familiale /après quelque année d’absence […] trouve la maison vide […] et doit reconstituer/ce qui s’est passé pendant son absence/ sur la base d’indices découverts/ lors de la fouille de la maison.” Mais la conclusion qui s’ensuit ne fait qu’épaissir le mystère : “Le monde d’Afterlife est une île. /Chaque individu en double est son propre puzzle de mémoire.” (33) Et un autre fragment renchérit sur cette réalité d’île, comme si elle était supposée éclairer quelque chose, alors qu’elle ne fait qu’accentuer le vertige : “Il y a autant d’îles que d’esprits en double. / Des mondes superposés les uns aux autres/ s’interpénétrant. /Ignorant l’existence de l’autre.” (55)                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                               

Peut-être un dernier élément peut-il symboliser la torsion à l’œuvre dans un texte dont le phrasé, l’allure assertive propre à chaque proposition possède un caractère de fausse évidence, vertigineux dès qu’on tenterait de lui imposer une grille logique. Ce texte commence par évoquer le naufrage d’un navire et un marin échoué sur un gros rocher. “Tout au long du récit,” continue le texte (soit à l’instant même où pour un lecteur ce récit se déroule), “l’homme est troublé par/ quelque chose d’étrangement familier à propos/ de l’endroit où il est bloqué.” (53) Soulignons au passage cet “étrangement” (en anglais “uncannily”) qui évoque “l’inquiétante étrangeté” freudienne et nous rappelle à quel point Burgin a été un commentateur pointu, dans nombre de ses écrits, de la théorie psychanalytique et de Freud en particulier. Et le texte se poursuit en ce sens, par un formidable déplacement : “L’histoire se termine lorsqu’il se rend compte que/la roche a la forme d’une dent cassée/ qu’il avait l’habitude de sonder avec sa langue.” (53) C’est ainsi la virtualité obscure d’une vie qui surgit obscurément à partir de ce détail singulier.  Mais au-delà de cette fin annoncée, l’histoire se poursuit pour faire coïncider, énigmatiquement, cet éclair de conscience avec la mort du personnage : “Il a convoqué la mémoire comme un refuge/ au moment de sa mort”. 

Si bien que la multiplicité erratique et toujours plus ou moins contradictoire des données supposées définir cette « vie d’après » ne peut qu’actualiser en dernière instance l’impossibilité d’une telle représentation. Cette vie après la vie ne peut, pour que ces mots aient même un sens, que susciter des échos de la vie d’avant, son fantôme intérieur évanoui. Ne serait-ce que par l’usage de la langue, dont les mots appartiennent au monde ancien, et dont il s’agit donc de ruiner la cohérence pour susciter l’idée d’un monde impossible à penser. Ainsi, dans la vidéo Adaptation qui reprend, quelques années plus tard (2023), certains des motifs de Afterlife, des êtres nés des rêves d’un savant peuvent-ils être dits d’un seul tenant “vivants/morts/imaginés”. Et des îlots de souvenirs successivement “émergent/s’effondrent/sont avalés par les vagues”. Et c’est dans cette bande qu’après l’équivalence symptomatique “dans le livre/dans le film”, et la donne qui se développe (“une station de recherche/gravite autour /d’un monde silencieux/une planète océanique/sensible”), surgit en majuscule dans le cadre le mot “SOLARIS”, bientôt suivi du corps d’un astronaute dérivant au ralenti dans l’espace d’un écran blanc (image qui sera réitérée). Cette référence soudain massive au film de Tarkovsky est encore une façon pour Burgin de se tenir en vue de Marker, qui a consacré un film (Une journée d’Andrei Arsenevich) à celui qu’il tenait pour le plus grand des cinéastes et dont “Stalker” fut un moment le nom de code de son ordinateur. 

Il est temps de le dire. Aussitôt que j’ai lu ces mots “Afterlife”, en grandes lettres vertes liserées de blanc sur la couverture du livre-album, les mots “Second Life” ont surgi. L’homophonie des titres y invite, à la mesure de ce lien si étroit avec Chris Marker dont l’essai de Burgin sur La Jetée témoigne. Et ces mots nous rappellent que dans la vraie vie, au-delà, en-deçà du temps fictif de La Jetée, Chris Marker a plongé pendant quelques années dans un autre temps : Second Life (ce monde virtuel apparu en 2003, dont il s’empare en 2008). Un temps qui ouvre dans la vie une autre vie, une vie comme abritée de la vie, mais sans cesser jamais de s’en soucier, comme Marker l’a toujours fait, dessinant seulement son double amical, et comme se jouant d’elle, à proportion de ce qu’elle autorise. Marker confie ainsi à Lucien Bookmite, un de ses visiteurs : “L’Ouvroir n’est pas un lieu hermétique, fermé sur lui-même. Les événements extérieurs du monde tangible nous y rattrapent. Cette année 2008, quelque part en Eurasie, dans le Caucase, éclate une guerre éclair entre la Géorgie et la Russie, en toute complicité avec les forces indépendantistes d’Ossétie du Sud (responsabilité attribuée à la Géorgie mais planifiée en fait par la Russie, de l’aveu même de Vladimir Poutine). Aussitôt, je plante un missile sur la maison flottante et fais jaillir des flammes au pied des bouleaux qui bordent la jetée.” Marker fait aussi dire à Guillaume-en-Egypte, son chat totem, son double, grand ordonnateur des visites sur Second Life : « Maintenant, j’ai mon île dans SL. J’y donne des rendez-vous à des gens qui viennent de tous les coins du monde. Et c’est un fait qu’on y accomplit quelque chose d’absolument nouveau dans l’histoire de la communication. Ce n’est pas tout à fait la réalité, et pourtant… Le téléphone, les e-mails, même une vidéoconférence n’abolissent pas la distance, ils soulignent plutôt notre effort pour la surmonter. Dans SL, elle est abolie. on est là et on n’est pas là dans le même moment, comme mon autre cousin, le chat de Schrödinger. Jamais personne n’avait éprouvé ça. »

Une île, comme il y en a tant dans Afterlife, et comme l’île au cœur de l’œuvre dont Marker répète inlassablement qu’elle a servi de modèle à Second Life : L’invention de Morel de l’écrivain argentin Adolfo Bioy Casarès.

C’est au Museum für Gestaltung de Zurich que le 12 mars 2008 s’ouvrit une exposition symboliquement intitulée A Farewell to Movies, en hommage au roman de Hemingway, A Farewell to Arms. Adieu au cinéma, en vue d’autres images. On y trouvait un livre de photographies (Staring Back), des installations (Silent Movie, Owls at noon, le prélude de son installation The Hollow Men), mais surtout ce film d’animation singulier, L’Ouvroir, conçu par Marker avec son ami l’artiste et informaticien Max Moswitzer. On y découvrait sur les pas de Guillaume, plus actif que jamais, le monde conçu pour Second Life, qui rassemblait en un autoportrait d’un nouveau genre, dans les décors variés de l’île et dans son musée sphérique à trois étages, les signes tout à la fois joyeux, moqueurs et nostalgiques d’une vie de travail et d’amitiés. 

Aussi, est-on tenté, à partir d’un point d’inégale rencontre, par-delà le rapport induit entre Afterlife et La Jetée, d’évoquer entre Second Life et Afterlife, deux modes en tout opposés de survie. L’un, Afterlife, touchant, dans un anonymat que seul le nom de l’auteur sur la couverture du livre-album tempère, la limite fictive de l’humain à travers un effacement programmé de toute cohérence des représentations, et dont j’ai tenté, si difficile que ce soit, d’évoquer les  modalités continuellement variables – c’est le principe incarné de son vertige. L’autre monde, Second Life, doublant la vraie vie en direct, dans un espace-temps différé, où chaque invité pénètre sous la forme privilégiée de son avatar pour nouer un dialogue à la fois vrai et fictif avec le maître des lieux, en pantalon moulant et T-shirt blanc, le russo-japonais Sergei Murasaki – alias Chris Marker.

Raymond Bellour

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  1.  Victor Burgin, The Remembered Film, Reaktion Books, 2006, p. 58-73 (en français, “La marque de Marker”, Trafic, n° 60, hivers 2006, p. 32-40). 
  2. Afterlife, Verlag der Buchhandlung Walther König, 2019, p. 1, 53, 55, 83, 97, et 17. Le volume de Burgin n’étant pas paginé, je l’ai paginé en comptant les pages de blanc qui viennent au dos de chaque texte comme de chaque image. Et pour ne pas multiplier les notes, j’ai fait suivre chaque citation de son numéro de page.
  3.  Chris Marker, La Jetée ciné-roman, Zone Books, 1992. 
  4.  Ca, 10 octobre 2023-28 janvier 2024
  5.  Burgin a cité cet exemple (p. 113) dans sa contribution, “Mutation, Appropriation and Style”, au volume collectif Post-cinema dirigé par Dominique Chateau et Jose Moure (“The Key Debates”, Amsterdam University Press, 2020).