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Borges et le cinéma

Borges et le cinéma

Vincent Jacques, Borges et le cinéma, Meudon, Quidam éditeur, coll. « Le cinéma des poètes », 2024

Borges et le cinéma est le trentième opus de la collection « Le cinéma des poètes » créée et dirigée par Carole Aurouet depuis 2015. La série se présente comme suit : « La collection “Le cinéma des poètes” propose des éclairages sur les rapports qu’entretient la création littéraire avec le cinéma. Chaque opus prend la forme d’une monographie sur un poète et offre un voyage critique à travers son œuvre – scénarios, articles, entretiens… – ou d’une étude transversale. » 

Le livre analyse le rapport entre cinéma et littérature chez Jorge Luis Borges selon trois axes : (1) la critique cinématographique ; (2) l’écriture de scénario ; (3) le lien entre narration littéraire et narration cinématographique. Outre une introduction et une conclusion, le livre se compose de quatre chapitres : Préambule. Aller au cinéma à Buenos Aires dans les années 1930 ; 1. Borges critique de cinéma ; 2. Du cinéma à la littérature. De la littérature à l’écran ; 3. Invasión, film mythique du cinéma argentin ; 4. Les Autres, le réalisme magique à Paris ; Conclusion. Toute la littérature, tout le cinéma. On reconnaît dans les quatre chapitres les trois axes précédemment énoncés. La conclusion, quant à elle, commente la position d’auteur de Borges et de Godard dans leur champ respectif à partir d’une identification de Godard à Borges dans les Histoire(s) du cinéma (1988-1998). 

Voici l’introduction du livre : 

Préambule. Aller au cinéma à Buenos Aires dans les années 1930

« La fenêtre synthétise le geste solitaire du réverbère. 

Parcheminé et plausible film cinématique. »

Jorge Luis Borges, « Insomnie », 19201.

À l’orée du siècle naît Borges à Buenos Aires en 1899. Après une partie de sa jeunesse passée en Suisse, puis en Espagne, il y retourne en 1921. Ce n’est plus la ville de son enfance. Il découvre une grande ville cosmopolite qui, telle New-York, n’a rien à envier aux capitales européennes. Celle qu’on surnomme « la París de Latinoamérica » est, en 1914, avec 1,5 millions d’habitants (près de deux millions en 1921) dont la moitié est née à l’étranger, la ville la plus peuplée de l’Amérique latine2. Borges s’engage avec ferveur dans la vie culturelle de la ville en publiant poèmes et essais, traduisant quelques contemporains tels Kafka et Faulkner, et participe à la création de trois revues Proa, Martin Fierro et Prima, une publication murale dont il est le directeur. Ces trois périodiques, tout particulièrement Martin Fierro, s’avèreront très importants dans la genèse du modernisme artistique argentin du début du siècle. Et le cinéma ? À l’époque, Buenos Aires est une « ville où le cinéma s’est répandu à un rythme comparable à celui des pays centraux : en 1930 on comptait plus de mille cinémas dans tout le pays »3. Selon Agustin Neifert, Borges participe lui-même à la promotion du septième art dans la capitale : « en 1929, [Borges] fut l’un des fondateurs du Cine Club Buenos Aires, le premier du pays »4. En 1984, quand Osvaldo Ferrari lui dit « vous paraissez avoir éprouvé un réel intérêt pour le cinéma », il répond : « Oui, je l’aimais profondément, et je m’y rendais deux ou trois fois par semaine […] je crois que nous [avec Bioy Casares] y sommes allés de nombreuses fois avec Silvina Ocampo. Mes parents aussi aimaient beaucoup le cinéma »5. Dans le même entretien, il se rappelle de sa pratique de critique de cinéma des années 1930 : « j’écrivais ces notes le jour suivant la projection – quand on a visionné un film on a envie d’en parler. / De le commenter, bien entendu. / Oui, et sans doute j’en profitais pour écrire après avoir discuté avec des amis, hommes ou femmes »6.

Qu’attire tant Borges au cinéma ? Il adore les histoires, on y reviendra longuement, il y cherche aussi un certain dépaysement. Ainsi écrit-il dans l’une de ses critiques : « Entrer dans une salle de cinéma de la rue Lavalle et me trouver (non sans surprise) dans le golfe du Bengale ou dans Wabash Avenue vaut mieux, me semble-t-il, que d’entrer dans cette même salle de cinéma et me trouver (non sans surprise) dans la rue Lavalle »7. Et s’il écrira sur le cinéma en argumentant et en exposant ses raisons d’appréciation ou de rejet de tel ou tel film, il n’est pas étanche au sentiment, tel qu’il le relate dans sa note à propos de Cavalcade de Gustav Lloyd (1933) : « Film efficace, jusqu’aux larmes. Je ne sais s’il est intellectuellement valable, mais je sais qu’il m’a touché. »8 Ou, encore cette anecdote sur une séance de cinéma en 1927 racontée en 1978 ; « De quel film vous souvenez-vous ? » lui demande-t-on : « Un film mis en scène par Josef von Sternberg, sur les gangsters de Chicago. C’était un film épique. Peu de jours après, Carlos Gardel allait chanter dans la même salle de cinéma et je n’ai pas voulu aller l’entendre, de peur de perdre l’impression que m’avait faite ce film. C’est comme ça que j’ai raté Carlos Gardel»9. Il est aussi sensible au charme des divas au cinéma. Ainsi son admiration pour Greta Garbo : « Je crois que toute ma génération a été amoureuse de Greta Garbo ; je crois que le monde entier a été amoureux d’elle. »10 Celle qu’on appelait alors « le sphinx suédois » nous dit-il, il l’apprécie tout particulièrement pour le pouvoir de séduction de sa voix lorsqu’il l’entend pour la première fois : « nous attendions qu’elle parle – nous allions entendre la voix de Greta Garbo, la voix “inouïe” de Greta Garbo »11.

Le premier rapport de Borges au cinéma, c’est donc celui de spectateur et de critique cinématographique. Une pratique de spectateur hebdomadaire, souvent collective, où l’on discute des séances après la projection. Les critiques s’écrivent à chaud, probablement sans le modèle d’autres modes d’écriture sur le cinéma. Quoi qu’il en soit, il reste quand même un indice que Borges s’informe aussi sur le cinéma en lisant des écrits académiques. Dans le numéro 26 de Sur, novembre 1936, il rédige une critique du livre Film and Theatre d’Allardyce Nicoll, un universitaire britannique : « Il est rarement allé au cinématographe, ou plutôt sa fréquentation des salles de cinéma est très récente. […] C’est ce qui nous permet de comprendre l’omission des œuvres ou des noms de Joseph von Sternberg, de Lubitsch et de King Vidor sans que pour autant nous puissions lui accorder notre pardon ou prendre sa défense. »12 Il prend donc fait et cause pour des réalisateurs importants à ses yeux, mais on le verra, paradoxalement, il ne célèbre pas tant des cinéastes que des auteurs développant des formes de narrativité originales. Il s’agira donc de comprendre ce mode de lecture des films très singulier dans le premier chapitre de ce livre, tandis que le second s’intéressera à la relation entre narration cinématographique et écriture littéraire chez Borges. Autrement dit, si le cinéma est important pour Borges, c’est qu’il y puise des modes de narration qu’il utilisera dans ses courts récits. 

Dans ce deuxième chapitre (Du cinéma à la littérature. De la littérature à l’écran) on abordera aussi l’écriture de scénario qui est l’autre rapport de l’écrivain au cinéma. Cette écriture, il ne l’abordera jamais seul, mais toujours avec son ami Adolfo Bioy Casares. Lui aussi aime profondément le cinéma. Son roman le plus célèbre, L’Invention de Morel (1940), développe une étrange conception du cinéma comme trame narrative. Au cœur du roman, un dispositif cinématographique mystérieux est à la base de l’intrigue : « un transformateur de réalité, pour citer Balázs une “machine magique” qui dévore ce qu’elle va filmer en lui substituant sa propre représentation »13. Et si L’Invention de Morel développe une idée mystérieuse du cinématographe en littérature, elle sera en retour reprise au grand et petit écran, un cinéaste s’en inspirera pour s’installer dans un métavers14. On a même soutenu que L’Année dernière à Marienbad (1961) d’Alain Resnais, d’après un scénario d’Alain Robbe-Grillet, s’en serait inspiré. Quant aux séances de cinéma qu’il fréquenta sa vie durant, Bioy Casares s’y plaisait tant qu’il dira : « J’aime tellement le cinéma que je souhaiterais que la fin du monde puisse me surprendre dans une salle de cinéma. »15 

Si la collaboration littéraire de Borges et Bioy Casares est bien connue, leur écriture commune pour le cinéma l’est moins. Sous le pseudonyme de H. Bustos Domecq, les deux comparses ont publié trois livres Six problèmes pour Don Isidro Parodi en 1942, Chroniques de Bustos Domecq en 1967 et Nouveaux contes de Bustos Domecq en 1977. Des textes traduits en plusieurs langues, tandis que le livre des deux scénarios Los orilleros et El paraíso de los creyentes sorti en 1955 n’existe qu’en espagnol. Le premier scénario sera mal filmé vingt ans plus tard (en 1975) tandis que le second ne trouvera pas preneur. Dans ce chassé-croisé entre littérature et cinéma, on verra aussi comment Borges réagit aux premières adaptations de ses écrits au cinéma, la nouvelle « Emma Zunz » dans le film Días de odio (Jours de colère) de Leopoldo Torre Nilsson en 1954 (il participe à l’adaptation) et « L’homme au coin du mur rose » dans le film éponyme de René Mugica en 1962.

En revanche, l’écriture de scénario des deux amis ne se limite pas à ce succès mitigé. En effet, grâce à leur rencontre avec un jeune compatriote qui s’avèrera être un grand cinéaste, on peut dire que Borges et Bioy Casares sont entrés avec éclat dans l’histoire du cinéma. Avec Hugo Santiago, Borges et Bioy Casares vont coécrire deux films importants, Invasión en 1969 et Les Autres en 1974. Le premier, tourné à Buenos Aires, deviendra un « film culte » et une œuvre phare du cinéma moderne argentin. Le second, tourné en français à Paris, reste l’un des secrets les mieux gardés du cinéma français d’après-guerre (bien que l’œuvre d’Hugo Santiago soit très appréciée de cinéphiles et philosophes). Si avec Los orilleros et El paraíso de los creyentes les auteurs désiraient développer au cinéma le mythe des faubourgs de Buenos Aires imaginé par Borges dans ses écrits littéraires, avec Invasión et Les Autres c’est le fantastique si particulier aux deux écrivains qui fait une entrée fracassante dans le monde des histoires projetées en images sur l’écran.  

Borges et le cinéma, c’est ainsi une activité de critique commentant l’actualité des sorties au cours des années 1930, avec une nette préférence pour le films américains, un avis dubitatif sur les films européens et très mitigé sur la production locale : en 1978, à son interlocuteur qui lui fait remarquer : « J’ai aussi lu certaines de vos critiques sur des films argentins. », il rétorque quelque peu péremptoirement : « Oui, je ne crois pas qu’un seul soit bon, non ? »16 Il y a aussi ce désir de cinéma, cette volonté de voir ses propres histoires sur l’écran, un premier essai d’écriture de scénario avec Bioy Casares, puis leur travail avec Hugo Santiago. Mais les deux films avec Santiago, Borges ne les « verra » pas. En effet, comme le Borges âgé le dit à son moi plus jeune qu’il rencontre par hasard sur un banc dans « L’Autre » : « Quand tu auras mon âge, tu auras presque complètement perdu la vue. Tu ne verras que du jaune, des ombres et des lumières. Ne t’inquiète pas. La cécité progressive n’est pas une chose tragique. C’est comme un soir d’été qui tombe lentement.»17 Souffrant d’une rétinite pigmentaire héréditaire, Borges perd progressivement la vue jusqu’à devenir quasiment aveugle à la cinquantaine. En 1967, dans une conversation avec Victoria Ocampo où cette dernière lui demande s’il aime le cinéma et s’il le suit, il répond : « J’ai été un spectateur de film. Maintenant je suis plutôt un auditeur. »18 En auditeur, Borges continue à aller « voir » des films, un paradoxe pour celui qui dira à maintes reprises tout le mal qu’il pense du cinéma parlant. Par exemple : « Le cinéma, qui était parvenu à une sorte de perfection avec Joseph Von Sternberg, avec Stroheim, avec King Vidor – était perdu avec la voix. »19 Malgré la cécité, il gardera ainsi sa curiosité pour les histoires que racontent le cinéma, lui l’érudit qui se sert de tout ce qu’il voit et de tout ce qu’il lit, puis de ce dont il se souviendra et de ce qu’il entendra et écoutera pour composer des contes qui marqueront l’histoire de la littérature.

Vincent Jacques

  1. J. L. Borges, « Insomnio », Grecia, Madrid, año 3, n°49, 15 septembre 1920, repris in Textos recobrados: 1919-1929, Buenos Aires, Emecé, 1997, p. 58. Je traduis. ↩︎
  2. Elle le restera « jusqu’à ce que Mexico, en 1960, puis São Paulo, en 1970, la dépassent », Marie-France Prévôt-Schapira, « BUENOS AIRES », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/buenos-aires/ (consulté le 14 septembre 2022). ↩︎
  3. Beatriz Sarlo, Una modernidad periférica: Buenos Aires 1920-1930, Buenos Aires, Nueva Visión, 2003, p. 21. Je traduis. ↩︎
  4. Cité in Pablo Brescia, « Maquinas de ficción: Borges, la literatura y el cine », Revista del Centro de Letras Hispanoamericana, año 19, no21, 2010, p. 149. Je traduis. ↩︎
  5. J. L. Borges, Osvaldo Ferrari, Retrouvailles. Dialogues inédits, trad. Bertrand Fillaudeau, Paris, José Corti, 2003, p. 232. ↩︎
  6. Ibid., p. 225. Remarquons que les critiques de Borges traitent le plus souvent de plusieurs films à la fois. ↩︎
  7. J. L. Borges, « La fugue » [1937], trad. Jean Pierre Bernès, repris in Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 985. Sauf mention contraire, toutes les critiques de film de cette édition sont traduites par ce traducteur. La Calle Lavalle est une rue commerçante du centre-ville de Buenos Aires. ↩︎
  8. J. L. Borges, « Cinq notices brèves [1] » [1933], repris in Œuvres complètes I, op.cit., p. 972. ↩︎
  9. J. L. Borges, Ramón Chao, « Un entretien inédit avec Jorge Luis Borges “L’idée de frontières et de nations me paraît absurde” » [1978], Le Monde diplomatique, août 2001, https://www.monde-diplomatique.fr/2001/08/CHAO/7917 (consulté le 22 septembre 2021). Le film de Josef von Sternberg dont Borges fait ici référence est Les Nuits de Chicago (Underworld, 1927). ↩︎
  10. J. L. Borges, Osvaldo Ferrari, Dialogues I. Borges en dialogues. Nouveaux dialogues, trad. René Pons, Paris, Pocket, 2012, p. 170. ↩︎
  11. Ibidem. Borges parle ici du premier film parlant qu’il a vu, Anna Christie de Clarence Brown (1930) et de la fameuse réplique de Garbo (c’est son premier film parlant) : « Gimme a whisky, ginger ale on the side, and don’t be stingy, baby! » (« Donne-moi un whisky et, en plus, un ginger ale. Et ne soit pas mesquin, mon petit ! » Je traduis). ↩︎
  12. J. L. Borges, « Film and theatre » [1936], repris in Œuvres complètes I, op.cit., p. 982. ↩︎
  13. Simona Preveti, « La invención de Morel ou le rêve du cinématographe », in Jean-Louis Leutrat (dir.), Cinéma et littérature. Le grand jeu, Paris, De l’incidence éditeur, 2010, p. 197. Voir aussi Jean-Pierre Zarader, “L’Invention de Morel” d’A. Bioy Casares. La tentation du spéculaire, Saint-Maur-des-Fossés, Artderien, 2018. ↩︎
  14. Il s’agit de Chris Marker et de son domaine l’« Ouvroir » sur Second Life (sur ce sujet, je me permets de renvoyer le lecteur au chapitre 2 de mon livre Chris Marker, les médias et le XXe siècle. Le revers de l’histoire contemporaine, Grane, Créaphis, 2018). Sinon, L’Invention de Morel a été adapté au petit écran par Claude-Jean Bonnardot en 1967 et au cinéma par Emidio Greco en 1974 (L’Invenzione di Morel). Notons également la libre adaptation du roman par les frères Quay en 2005, L’Accordeur de tremblements de terre (The Piano Tuner of Earthquakes). ↩︎
  15. A. Bioy Casares, entretien avec Carlos Dámaso Martínez, 1988, https://fraubarros.com/2019/03/08/bioy-y-el-cine-un-relacion-de-amor-y-fascinacion-que-duro-toda-la-vida/ (consulté le 12 juillet 2022). Je traduis. ↩︎
  16. J. L. Borges, Osvaldo Ferrari, Dialogues I, op.cit., p. 173. Comme le lui fait remarquer son interlocuteur, on trouve tout de même la défense de deux films argentins dans ses écrits, La Fuga de Luis Saslavsky (1937) et Prisioneros de la tierra de Mario Soffici (1939), voir J.L. Borges, « La fugue » [1937] et « Prisonniers de la terre » [1939], repris in Œuvres complètes I, op.cit. ↩︎
  17. J. L. Borges, « L’Autre » in Le livre de sable [1975], trad. Françoise Rosset, revue par Jean Pierre Bernès, repris in Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 488. ↩︎
  18. J. L. Borges, « L’Autre » in Le livre de sable [1975], trad. Françoise Rosset, revue par Jean Pierre Bernès, repris in Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 488. ↩︎
  19. J. L. Borges, Osvaldo Ferrari, Retrouvailles. Dialogues inédits, op.cit., p. 225. ↩︎