La Furia Umana
  • I’m not like everybody else
    The Kinks
  • E che, sono forse al mondo per realizzare delle idee?
    Max Stirner
  • (No ideas but in things)
    W.C. Williams
ADRIEN CLERC / Stan Brakhage, un lune électrique 

ADRIEN CLERC / Stan Brakhage, un lune électrique 

Call her moonchild,

Dancing in the shallows of a river

Lovely moonchild

Dreaming in the shadow of the willow.

Talking to the trees of the

Cobweb strange

Sleeping on the steps of a fountain

Waving silver wands to the

Night-bird song

Waiting for the sun on the mountain.

King Crimson, Moonchild

Preludes 11 (1995

« Mais quoi que nous puissions dire à son sujet, l’événement d’ordre premier reste aux niveaux silencieux. La manière dont nous en parlerons pourra changer d’un jour à l’autre, d’une année à l’autre, ou d’un siècle à l’autre. Toutes nos ‘sensations’, nos ‘pensées’, nos ‘amours’, nos ‘haines’, etc., se produisent à des niveaux silencieux in-dicibles, mais peuvent être affectés par les niveaux verbaux grâce à une interaction continue. Nous pouvons verbaliser à leur sujet, pour nous-mêmes ou pour les autres, nous pouvons les identifier, les atténuer, etc., mais c’est un autre problème. »[1] 

L’œuvre filmique de Stan Brakhage, ou ce continent abandonné de couleurs vives, de visages fuyants, de formes fugitives. Premières impressions: densité, appel au silence. Les films ressemblent à d’immenses falaises de pellicule se dressant face au spectateur, des blocs tenus et se tenant les uns les autres. Comme si Brakhage, durant sa vie entière, n’avait tourné qu’un seul et même film, n’avait vécu qu’un seul et même tournage. Et puis, des brèches se créent dans ce bloc pur d’apparitions. Des structures se dégagent de ces sensations de prime abord si monolithiques… des intervalles, des  oppositions, des dialogues semblent prendre forme entre les films et dans les films.

Comingled Containers (1996)

Alors arrive l’instant où il semble qu’il faille trouver les mots pour parler de Brakhage. Il faut trouver les mots absents des films. La proposition semble simple, sans doute. Elle apparaît pourtant au spectateur que nous sommes comme une injonction, un véritable défi posé à nos sens. À nos yeux grands ouverts, à notre bouche qui voudrait rester close, à nos oreilles oubliées. Vraiment voir sur ces larges pans de noir se dessiner de fragiles bulles d’un gris clair tirant sur le bleu, le blanc; ces bulles se raccorder avec elles-mêmes.

Il faut oublier pour un temps les mots présents dans les livres, pour tenter de forger un langage qui correspondrait vraiment à notre expérience de spectateur face aux films de Brakhage, et pas un langage emprunté, pas un langage filtré. Ce dont il faut se souvenir, ce sont les images, et leur capacité à créer au moins autant d’absence que de présence. Comingled Containers s’organise autour de plusieurs manques: absence de hors-champ, absence d’ouverture, absence d’homogénéité rythmique. Les rapports entre les plans entrainant immédiatement une reconnaissance (un ruisseau), ceux appelant directement une sensation (éclats lumineux traversant un voile de brume) et ceux créant un besoin (les stries mouvantes qui ouvrent le court-métrage) prennent toujours naissance dans l’inattendu et l’incertain. Le spectateur n’a jamais de temps d’avance sur Comingled Containers, mais Comingled Containers n’a jamais d’avance sur le spectateur.

Il faut dire d’abord, peut-être, cette évidence: les images de Brakhage sont essentielles. Nous voulons dire par là qu’elles sont ce qu’elles sont, totalement, et s’affichent comme ne renvoyant vers aucun ailleurs, ne formant aucun discours global pré-existant. La charge en sensations qu’elles contiennent est dénuée de sens clos, mais brute et muette. Ce sont des images de cinéma.

Mothlight (1963)

Impressions obsédantes d’ailes de papillon, de motifs insectoïdes en noir sur blanc, trajectoires d’envols invisibles. Mothlight, donc, traite de… papillons. Mais ne surtout pas oublier combien les images que nous venons de regarder sont éloignées de celle, croisée au hasard d’une ballade, d’un banal papillon. Ces images ne disent pas le papillon, ne disent pas non plus la sensation du papillon, elles montrent et remontrent sans cesse une sensation à partir de « papillon ». « À partir », c’est-à-dire aussi et surtout s’éloignant, du vocable « papillon ».

For Marylin (1992)

Une fenêtre dans la nuit, qui émerge d’entre les images de sensations; des lettres blanches sur fond noir qui tentent maladroitement de former des mots: deux versants de la même lutte, celle de la logique tentant de reprendre le pas sur la subjectivité pure. For Marylin semble se concentrer sur la monstration du rythme dans l’apparition de ces pensées qui viennent à la frontière du sommeil, un rythme qui n’est pas alors séparé de l’idée, du sens, mais en est partie prenante. Paradoxalement, ces images solaires coulent tandis que celles, aquatiques, de Comingled Containers, semblaient se consumer dans leur contiguïté.

The Wold Shadow (1972)

Film en trois temps: Dans le cadre fixe qui s’ouvre sur la forêt, c’est la lumière qui fait mouvement. Les troncs, les feuilles, les branchages, le sol, apparaissent, disparaissent. Cette première phase va mener l’œil vers une acclimatation qui va permettre d’accepter la terrible métamorphose du monde qui va suivre: les choses se fondent les unes dans les autres, rapidement indiscernables, incompréhensibles. Ce qui court dans l’obscurité n’est plus qu’un tissu de couleurs… Plus rien sur quoi faire le point. Renversement total, dernier temps: toute chose peut permettre au regard de se focaliser de nouveau, n’importe quel détail peut envahir l’ensemble de l’écran et acquérir une valeur tableau. En donnant une forme filmique à ces courts moments d’incertitude face au monde, ces moments que l’on se doit d’ignorer la plupart du temps pour pouvoir vivre, Brakhage offre également un intense bréviaire du 7eme art.

La répétition du processus de mise en lumière produit chez le spectateur une attente, mais celle-ci ne se conçoit pas en terme d’action et de figuration, mais en terme de parcours et de reconnaissance. Parcours, car le regard s’habitue à se déplacer dans le même cadre par rapport à ses prises d’informations précédentes. Reconnaissance, car justement ses déplacements se font par rapport à la série de souvenirs inconscients et pourtant si récents qui travaillent notre perception. Cette forêt apparaît à découvert, nue de toute attente, paradoxalement car elle apparaît au-dessus des plus récents fantômes d’elle-même. Ici la répétition tend à l’effacement de certaines données de la perception, au contournement du sens a priori premier. La reconnaissance, dans la répétition, se détourne du sens qu’on lui a assigné a posteriori, qui est de permettre la dénomination. Le spectateur va pour un temps à rebours du processus universel décrit par Ernest Cassirer dans son Essai sur l’Homme: « En apprenant à donner un nom aux choses, l’enfant n’ajoute pas simplement une liste de signes artificiels à sa connaissance antérieure d’objets empiriques immédiatement perceptibles. Il apprend plutôt à former les concepts de ces objets pour pouvoir s’accorder au monde objectif. À partir de là, l’enfant se tient sur un terrain plus solide. Ses perceptions vagues, incertaines et fluctuantes ainsi que ses sentiments diffus commencent à revêtir une nouvelle forme. On peut dire d’eux qu’ils se cristallisent autour du mot en tant que centre fixe, foyer de pensée. »[2]

Seul, le spectateur de Brakhage peut se désaccorder du monde objectif, et ne plus brider sa subjectivité. Cette découverte s’accompagne effectivement, nécessairement, de l’incertitude, du flou: les images se détachent lentement du mot, se déploient autour de lui lorsqu’il cesse de faire noyau, l’oublient enfin, et ne font plus qu’apparaitre. Le détachement, la décristallisation : c’est ce que nous avons pu dégager comme le second temps de The Wold Shadow, avec ses flous, ses coulures de couleur, son apparence terrible de magma primordial. L’apparition pure, dégagée d’a priori: le troisième temps, avec ses détails-tableaux sur lesquels on peut faire le point sans qu’ils n’aient la nécessité de signifier.

Black Ice (1994)

Si dans The Wold Shadow le monde semble faire face de manière permanente, plus ou moins découvert par la lumière, dans Black Ice au contraire l’apparition se fait sur le mode de la projection vers le regard, à partir d’une obscurité permanente. Des langues, des points, des éclaboussures de couleurs froides. Rapidement, l’impression de projection constante des formes va créer un second niveau, un sillon dans lequel le regard peut plonger vers un point de fuite. Le scintillement d’abord uniforme ouvre à l’infini le champ des possibles, des milliers de formes, des milliers de directions, des milliers de rythmes, mais le film fait bloc: un seul et même type d’image. Différents degrés d’insaisissable qui s’atténuent peu à peu pour se changer en un flux, le flux du retour vers la vision.

The Act of Seeing with One’s Own Eyes (1971)

Finalement, que regarder?

Adrien Clerc


[1]   Alfred Korzybski, Une carte n’est pas le territoire, Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale, Éditions de l’Éclat, Paris, 1998, p. 24

[2]   Ernst Cassirer, Essai sur l’Homme, Éditions de Minuit, Collection le Sens Commun, Paris, 1976.