On pourrait s’étonner de trouver ici, dans ce choix élitiste des cinéastes américains, un réalisateur réputé pour son efficacité et ses succès commerciaux, inféodé (apparemment) aux ukases hollywoodiens.
C’est que, précisément, il se présente au carrefour de l’indépendance et de la soumission ; que son art est certainement le plus emblématique de l’ambiguïté qui sourd d’une mise en scène a priori générée par les moguls hollywoodiens.
Le plus simple, dans l’approche des on talent, souvent victime d’une manifeste incompréhension, est d’opposer le « film-culte qu’est Casablanca, 1943 à ce que je considère comme son chef-d’œuvre, The Breaking Point, 1950.
Dans Casablanca, il est presque impossible de résister à la séduction : image hypercontrôlée dans de subtils clairs obscurs hérités de l’esthétique allemande des années 1920, un couple prestigieux, émouvant et beau, un arrière-plan politique sous couvert d’un film noir, de belles pensées et le sacrifice final de Bogart par amour pour Bergman…
La séduction dont il ne faut pas nier le plaisir qu’elle procure est en fait un venin pour le recul critique. Casablanca, réflexion faite, et truffé de paradoxes, de caricatures inutiles, de poncifs inacceptables. Et, je n’hésite pas à l’affirmer, c’est un « grand » film raté.
Je pense, au contraire, que The Breaking Point, dont on ne parle presque jamais, possède les plus fortes qualités qui soient tant dans l’appréhension des personnages, originaux et forts, que dans une mise en scène épurée, vive et sensible.
Comment oublier la présence du jeune noir dans cet épilogue en forme de happy-end ? Rien ne nous est dit sur ce personnage surgi du néant, même si l’on se doute bien qu’il s’agit d’un enfant du compagnon de Garfield, que l’on vient d’assassiner.
Pas de gros plan. Aucune insistance sur ce personnage secondaire. Sauf que, lorsque les protagonistes ont abandonné le cadre, en plan d’ensemble, demeure de l’enfant, cherchant ou devinant on se sait trop quoi… Là, Curtiz se hisse au niveau des plus grands auteurs de films, digne de Jean Grémillon.
On pourrait faire le même parallèle entre le réputé Mildred Pierce, 1945 (film d’atmosphère, préfabriqué et manichéen, d’où son succès critique et public) à The Sea Wolf, 1941, sublime œuvre aux frontières du fantastique et, plus sûrement encore, à Angels With Dirty Faces, 1938 qui nous propose une fin ambiguë : lecture dialectique du comportement de Jerry Connolly (Pat O’Brien). Ange ou démon, ce curé trop propre sur lui qui demande à Cagney de passer pour un lâche aux yeux des adolescents qui le prenaient comme modèle… Le Bien ou le Mal ? Curtiz ne tranche pas et nous procure ainsi un malaise infiniment productif.
Enfin, il est bon de constater que presque tous les films de Curtiz flirtent avec le documentaire, souvent épaulés par une voix Off qui, dès le début, situe le contexte social ou historique de l’anecdote.
Il est légitime, dès lors, de se poser la question : à travers tous les genres que le cinéma de Curtiz a traversés, brillamment, n’y a-t-il pas, en filigrane, un ambitieux portrait de l’Amérique, ou plus exactement du « héros » américain, à la fois rebelle et honnête ; déduisant et pervers ?
En cela, son œuvre se love autour de la fresque fordienne, tout aussi vigoureux et prolixe, mais plus inégale.
Enfant, je ne m’intéressais pas trop au cinéma américain, passionné que j’étais par les films et les acteurs français des années 1930 qui faisaient mes délices et comblaient mes désirs.
Seules exceptions : les Fred Astaire/Ginger Rogers et quatre autres films qui m’avaient bouleversé : The Mistery of the Wax Museum, 1935; The Charge of the Light Brigade, 1936; Kid Galahad, 1937; The Adventures of Robin Hood, 1938.
J’appris beaucoup plus tard que ces quatre films étaient signés de Michael Curtiz…
Paul Vecchiali