La carrière d’acteur de Pierre Clémenti prend, dès son début, un envol fulgurant. A vingt trois ans, il joue dans Le Guépard de Luchino Visconti. Quatre ans plus tard, il apparaît en tant que Marcel, le criminel à l’allure mystérieuse et séduisante dans Belle de jour de Buñuel, avec qui il travaillera à nouveau dans La voie lactée en 1969. Aux côtés de Jean Pierre Léaud, il incarne le rôle principal dans Porcherie de Pasolini, une année plus tard.
A vingt huit ans, Pierre Clémenti peut déjà se vanter d’avoir joué pour les grands du cinéma de l’époque. Mais en rétrospective, ce n’est pas une carrière de star qu’il envisage. Ce qui l’attire dans le cinéma et le théâtre, c’est sa puissance d’expression en tant que médium contestataire. Dès qu’il peut choisir parmi les rôles proposés, il opte pour ceux qui coïncident avec ses convictions. L’argent ne l’intéresse pas; cela se confirme lorsqu’il sabote l’offre de Fellini en demandant un salaire exorbitant pour être sûr de ne pas être pris. Au lieu de jouer dans Satyricon, il apparaît dans La cicatrice intérieure mis en scène par son ami Philippe Garrel. Dans ce film à petit budget, Clémenti incarne le rôle du Christ qui refuse de se sacrifier pour l’humanité en voyant un monde qui l’effraye.
Dans l’intégrale de son oeuvre cinématographique y compris les films signés par lui en tant que réalisateur, l’esprit rebelle de 1968 s’y manifeste. Clémenti adhère ainsi de manière inconditionnelle aux idées de la génération béat qui se veut libertaire et cherche à rompre avec la société au pouvoir ne symbolisant pour elle qu’un conformisme et une hypocrisie insoutenable. Pour Clémenti, cet esprit représente pas uniquement une occasion parfaite pour vivre la phase révoltante de l’adolescence, pour lui, c’est sa raison d’être.
C’est en 1968 qu’il passe pour la première fois derrière la caméra et crée un film expérimental qui s’intitule La révolution n’est qu’un début, continuons. Comme l’insinue déjà le titre, on y voit des manifestations d’étudiants de mai 68 à Paris. Clémenti tourne avec sa caméra Beaulieu au milieu des mêlées et des affrontements entre étudiants et forces de l’ordre en prenant la position d’un participant actif aux côtés des étudiants tout en étant obligé d’esquiver les attaques des CRS; d’où les nombreuses interruptions et secousses dans l’enregistrement.
Dans ce film muet de trente minutes, les principaux éléments qui formeront le fil conducteur dans le travail cinématographique de Pierre Clémenti s’y manifestent d’ors et déjà.
Il s’agit avant tout d’une volonté du cinéaste d’y intégrer sa vie privée, car à côté des manifestations de 1968, on y voit notamment sa femme Margareth et son fils aîné Balthazar dans des scènes quotidiennes. Semblable à un journal intime, ces images d’une mémoire individuelle seront continuellement entremêlées à celles d’une mémoire collective montrant les batailles dans les rues. Le choix formel des surimpressions, l’utilisation de caches ainsi que de filtres colorés qui apportent un caractère psychédélique à l’ensemble du court-métrage en est un autre élément caractéristique.
Dans son prochain film Visa de censure N°X dont la phase de travail s’étend sur presque une décennie (de 1967 à 1976), il intensifie ses principaux intérêts énoncés plus haut. Durant ces neuf années, plusieurs changements au niveau de sa longueur, de sa mouture, mais aussi en ce qui concerne son titre ont été entrepris. La version finale comprend également le court-métrage Art de vie =Carte de voeux (1967) ajouté à la fin et dédié à sa femme et son fils. Jean-Pierre Bouyxou, lui même réalisateur de films expérimentaux, assiste à la première projection du film dans les années soixante, en précisant que la première mouture de Visa de censure N°X était plus courte que la version finale et s’intitulait Psychedelic. i
Clémenti opte cette fois pour l’emploi d’une musique durant toute la longueur du film qui aide à souligner le caractère de transe et d’envoutement des images. Il se sert également des surimpressions permanentes souvent de type radiale, de diverses formes lumineuses (étoiles etc.) et graphiques et de filtres colorés afin de créer cet effet psychédélique et kaléidoscopique. Cette économie du dispositif visuel rappelle partiellement le film de Roland Nameth Andy Warhol’s Exploding Plastic Inevitable de 1967 ou encore Scenes from the life of Andy Warhol (1966) de Jonas Mekas.
Visa de censure est donc un événement audio-visuel hors du commun, et surtout non-verbal qui plonge le spectateur dans l’univers subjectif du créateur. On a l’impression d’assister à un trip, à une longue hallucination du cinéaste. Des cascades d’images qui montrent des réunions d’amis dont fait partie entres autres Etienne O’Leary ou Jean-Pierre Kalfon s’entremêlent avec celles de performances théâtrales à fort caractère métaphorique et contestataire. Une scène emblématique de ce genre est celle d’une communion de type chrétien, où l’hostie donnée à Pierre ne porte plus le symbole de la croix mais celui de l’impérialisme américain, l’icône de Uncle Sam. Après l’avoir reçue, Pierre est pris de fortes convulsions et vomit à plusieurs reprises une araignée noire, message qui passe sans ambiguïté.
A côté de l’expression de son engagement socio-politique se manifeste également sa conception de l’activité créative. C’est la réinvention de l’art et plus précisément de l’art dramatique, suivant l’idée du Théâtre de la Cruauté selon Artaud ainsi que celle du Living Theater selon Beck et Malina, avec qui Pierre Clémenti part, par ailleurs, en tournée entre 1967 et 1968. L’idée commune est celle d’un théâtre qui investit au niveau de l’affect, de l’inconscient et de l’organique. Par l’abandon d’une narration verbale qui n’est qu’un produit de l’intellect et empêche ainsi un bouleversement émotionnel, l’acteur ébranle le spectateur au plus profond de lui- même par une sorte de rituel dramatique.
Visa de censure N°X peut ainsi être lu comme un tel rituel dramatique qui évoque la concrétisation d’un songe, celui de Pierre Clémenti transmettant sa contemplation hallucinante, anarchique et utopique du monde.
Contrairement à Visa de censure qui a priori contient principalement des images de la vie privée du cinéaste, New Old (1978) se sert en grande partie de found-footage. On y trouve des images de l’actualité, des photos et des affiches historiquement signifiantes, des extraits de films et de représentations théâtrales où Clémenti a participé ainsi que des prises de vues que le réalisateurs éternise sur celluloïd lors de ses voyages à l’étranger dont notamment une à New York. Sur le plan sonore, la palette dont se sert le cinéaste devient également plus élaborée. Une multitude de bruits et d’éléments sonores, des textes poétiques et dramatiques, des extraits télé et radiophoniques et, pour arrondir le tout, de la musique y sont orchestrés avec grande attention.
Cependant, l’optimisme fortement ressenti dans ses deux premiers films a cédé sa place à une atmosphère davantage pessimiste. New Old ouvre sur un plan montrant un couple bourgeois d’âge moyen traverser le champs de mars. Ce qui suit est une chaîne d’images à fort pouvoir associatif. On voit les manifestations des étudiants qui sont violemment réprimées par les forces de l’ordre. Ensuite le spectateur assiste à une scène empruntée à L’affiche rouge (1976) de Frank Cassenti, où Pierre Clémenti incarne un membre de la résistance qui tue par balle un nazi durant la deuxième guerre mondiale. Le travail de New Old se fonde principalement sur une juxtaposition de deux mondes, opposant celui de la bourgeoisie, du capitalisme et du pouvoir en place – qui d’ailleurs est comparé par Clémenti au nazisme – à celui resté inexaucé de la génération béat où le désir de liberté flirte avec l’anarchie.
Dix ans après 1968, Clémenti nous dresse avec New Old un compte rendu des résultats de mai 1968 et la quasi absence d’amélioration au plan politique. Le résultat est un pamphlet qui dénonce le climat de répression et le pouvoir en place qui à l’époque était représenté par la droite modérée, la bourgeoisie. Le pigeon blanc qui apparait à plusieurs reprises dans Visa de censure en vol libre symbolisant l’esprit libertaire est néanmoins dans New Old enfermé dans une cage. Sur son image s’imprime celle de la transformation du personnage de Marie en machine issu de Metropolis de Lang. Les deux sont pour ainsi dire emprisonnés par le capitalisme.
Par conséquent, le ton du réalisateur a changé de l’enthousiasme à la déception. La révolution a échoué dans la mesure où les buts politiques n’ont pas pu être atteints. Nombre de ces défenseurs ont renoncé, quelques-uns sont passés à l’underground politique dans des organisations radicales tels les Brigades Rouges ou la RAF, d’autres ont sombré dans la drogue, un fait qui préoccupe également Clémentiétant donné que son entourage en est également touché.Dans New Old, on assiste notamment à une scène surréaliste où un personnage semblable au diable, incarné par le cinéaste lui-même, s’approche sournoisement d’une jeune fille dans un pré de coquelicots. Il lui offre une fleur qui s’avère être une seringue avec laquelle il la pique au bras. C’est l’allégorie même de l’addiction à l’héroïne, apparue en force à cette époque, qui détourne de nombreux esprits libres et prometteurs en les ligotant par une unique préoccupation.
Le thème de l’héroïnomanie revient dans A l’ombre de la canaille bleue (1987), unique film narratif de Clémenti basé sur un récit du tunisien Achmi Gahcem qui incarne également le protagoniste Hassan dans ce drame. L’histoire se déroule à Nécropolis, une ville peuplée par des morts-vivants, des junkies dépourvus de toute autonomie et résistance spirituelle. Cette ville est gouvernée par le gang du Dr. Speed et son allié le Général Corde à Couille. Afin de conserver leur pouvoir, ils soumettent la population à une constante répression. Ils tuent des gens gênant pour leur régime, falsifient des preuves et ont un état-major impressionnant d’indicateurs et de dénonciateurs. Au début, le personnage d’Hassan se profile comme adversaire possible face à leur organisation, mais il succombe bientôt à la drogue et devient une „machine à tuer au service d’un gang qui avait besoin de crime et de sang pour pouvoir se maintenir“. Hassan est arrêté et exécuté à coup de hache sans avoir eu de procès.
L’intérêt central de ce film profondément subversif se fond dans la volonté d’établir des liens entre le gouvernement français et une dictature brutale et barbare. La peine de mort n’est abolie en France qu’en 1981 et il est fortement probable que Clémenti parle dans son film de cette époque où les gaullistes étaient encore au pouvoir avec une majorité absolue. Leur couleur est le bleu, même couleur que la canaille du titre. De même, le nom du Général Corde à Couille qui s’occupe des affaires internes de façon martiale, pourrait faire allusion au Général de Gaulle ayant donné l’ordre de réprimer brutalement les manifestations de 1968. Ces indices permettent ainsi de parler de ce film comme d’un règlement de compte de Clémenti avec Charles de Gaulle et ses partisans, la bourgeoisie réactionnaire. A l’ombre de la canaille bleue n’est pas seulement un pamphlet dénonçant la politique et les méthodes gaullistes, il s’agit également d’une métaphore sur les raisons de l’échec de la révolution. Le film se clôt sur un épilogue où apparaît Pierre Clémenti comme junkie dans un hospice, un rescapé de l’an 2001 qui est soigné par le Dr. Speed, son médecin traitant. Il note dans son journal: «Je me suis shooté dans une chambre avec un matelas par terre. Je crois que l’on m’a assassiné cette nuit.»
L’ultime film de Pierre Clémenti s’intitule Soleil. A l’origine, il est destiné à être projeté lors d’une pièce de théâtre du même titre écrit par Henry Miton et avec Clementi dans le rôle principal. La première a eu lieu en 1986. Durant les deux années suivantes, Clémenti retravaille le film et y rajoute d’autres images, notamment des fragments de ses films précédents et, en outre, une bande sonore d’un texte qui sera à l’origine de sa propre pièce de théâtre Chronique d’une mort retardée terminée en 1992. Ce film est avant tout une réminiscence de sa vie. On peut y distinguer quatre parties, les « quatre actes de l’âge » qui sont divisées par des fermetures au noir. La première partie élabore l’incarcération de Clémenti en Italie. En 1971, la police s’introduit dans son appartement à Rome et y trouve des stupéfiants. Il est arrêté et passe presque un an et demi en garde à vue dans une prison italienne. Les raisons de cette incarcération restent mitigés car il y aura jamais de procès. Dans cette première partie, on voit des plans montrant Clémenti menotté, accompagné de deux policiers en civil. Beaucoup de répliques renvoient à la désolation en prison et à l’incision profonde de sa vie de jadis face au quotidien carcérale. Remis dans ma cellule le soir de ce jour, j’ai écrit: la tendresse, le calme, le privilège de rêver. J’ai rencontré des frères tout au bout de l’impasse où le chagrin dévore le jour des condamnés. De retour à Paris, à sa vie ancienne, Clémenti se remémore les débuts, les belles années qui introduisent la deuxième partie de son film. Le réalisateur se souvient de sa jeunesse pleine de vie et d’idéaux. On assiste à la reproduction d’un grand nombre de scènes issues de Visa de censure et de New Old centrées avant tout sur sa vie familiale et amicale. Songe à nous deux, aux jours d’autrefois. J’aimerais tellement mourir et vivre l’instant parfait. Révolte-toi. Révolte-toi, réveille-toi. Le cinéaste remonte aux origine de ses valeurs et idéaux et les redécouvre en même temps. J’ai confiance de ne m’être pas trompé. Mais cette phrase n’est pas une affirmation, plutôt une question sur laquelle suit la troisième partie du film, les années de doute. Dans cette partie, Clémenti procède par une juxtaposition d’images de valeur contradictoires. Des impressions de la guerre, de la torture et de la destruction se contrastent avec celles symbolisant l’harmonie, la vie familiale et des images d’amour et de reconnaissance. Ces impressions d’une lutte pour une vie meilleure prennent finalement le dessus dans la dernière partie et sont dominées par l’image du soleil, symbole récurant dans tous ces films, ayant ici le sous-titre Paradise now. L’ épilogue de Soleil se clôt avec les phrases: Je crains que ma douleur vous intéresse. J’irais jusqu’à vous avec moi, l’ombre du passage est passé et dans mon sillon une flamme, j’ai observé un soleil vivant avec les mêmes habitants qui ne se laisseront pas faire devant l’arrogance, devant la fin d’un monde ne se finissant pas.
En 1999, à l’âge de 57 ans, la flamme de Pierre Clémenti s’éteint suite à un cancer du foie et la révolution de 68 perd avec lui un de ses plus fidèles enfants.
Doris Peternel
iNicole Brenez, Christian Lebrat (dir.), Jeune, dure et pure! Une histoire de cinéma d’avant-garde et expérimentale en France, p. 275, éd. Mazotta, 2001