Partie 1. Les principes de l’ « entre »
La collection de films documentaires « Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution » veut rendre hommage aux cinéastes connus et inconnus, grands inventeurs de formes filmiques, qui ont participé aux luttes de résistance et de libération tout au long du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle. Auteurs impavides et souvent héroïques, exemples de pertinence et de courage grâce auxquels le cinéma tutoie l’Histoire collective, les cinéastes des luttes de libération, aux trajets souvent romanesques, sont aussi ceux qui ont le plus encouru la censure, la prison, la mort et aujourd’hui, l’oubli. Cette collection a été imaginée et est coordonnée par Nicole Brenez et Philippe Grandrieux, tandem qui indique d’emblée un enlacement entre la recherche universitaire impliquée en création et la pratique d’un cinéma engagé en recherche. Un film de Philippe Grandrieux a inauguré la collection, en même temps qu’il lui a attribué son titre : Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution – Masao Adachi (2011).
Deux films de cette collection sont ici discutés par un groupe composé de chercheurs universitaires et/ou cinéastes. Qualifier de « zonard » le cinéma des « zones politiques », selon l’intitulé du séminaire itinérant qui a permis ces temps de dialogue, aurait pour les esprits un peu raides le défaut de la trivialité. Ce sont pourtant précisément ces zones réfractaires et leurs poussées aussi téméraires qu’insistantes qui nous réunissent. La zone du « entre » sera ici précisée dans ses inventions plurielles avec le film que Dónal Foreman consacre à son père cinéaste, Arthur MacCaig : The Image You Missed (2018). Le film de Dónal Foreman est ainsi envisagé dans cette première partie, qui s’ouvre par une présentation des principes premiers de la collection. La seconde partie commencera par l’évocation du film Salut & Fraternité. Les images selon René Vautier (2015), réalisé par Oriane Brun-Moschetti, avant de se concentrer sur un film en cours de création, celui qu’Ivora Cusack et James June Schneider ont entrepris depuis une dizaine d’années au sujet de l’agence Newsreel.
Deux parties, donc, entre recherche et création.
Nicole Brenez :
« Je suis très émue aujourd’hui pour plusieurs raisons : d’abord d’être ici — c’est la première fois que je viens au Lux, lieu mythique où il se passe des choses importantes pour le cinéma depuis très longtemps ; et parce que cet après-midi sera évoqué un film qui n’est pas encore terminé, le quatrième épisode de cette collection. L’un des cinéastes, James June Schneider, arrive tout exprès des États-Unis, l’autre, Ivora Cusak, de Marseille, moi de Paris : il fallait ce jour, il fallait cette invitation et que le film soit discuté pour qu’il se décide à venir, inachevé, sur un écran et qu’il prenne sa forme. Il faut un échange avec le public, un premier regard collectif pour que ce type de cinéastes, engagés, activistes et extrêmement exigeants se décident à finir une entreprise, qui sans cela pourrait ne jamais s’arrêter. Ce film est tellement indexé sur la vie, sur les évènements, sur les devenirs qu’Ivora et James pourraient ne jamais s’arrêter de collecter des documents, de travailler leurs esquisses ; il fallait cette rencontre pour que quelque chose s’accomplisse. Ce sera un privilège je crois fantastique de participer à la finition, au parachèvement de ce film en gestation depuis presque dix ans maintenant.
Je pars de la fin mais parce que le début était exactement du même ordre, c’est-à-dire que cette collection est née d’une rencontre très concrète entre deux cinéastes : Philippe Grandrieux, grand chercheur et inventeur d’images en France et Masao Adachi, un activiste, cinéaste, plasticien japonais, se sont rencontrés à Tokyo en 2008 dans une salle mythique qui s’appelle Uplink. Le programmateur de Uplink avait eu la très bonne idée de désigner Masao Adachi comme interlocuteur de Philippe Grandrieux, auquel il avait offert une carte blanche intitulée Extreme Love. La dimension érotique, libidinale, pulsionnelle, biopolitique aussi, de leurs travaux permettait de les réunir. Philippe ne connaissait pas du tout l’œuvre de Masao Adachi ; pour lui, il s’agissait d’une personne extrêmement sympathique, très intéressante et avec qui il s’est senti en empathie immédiatement, mais il n’avait pas la moindre idée des films, ni du trajet de Masao Adachi. C’était une très belle rencontre.
Aussi, lorsqu’à son retour Philippe m’a dit : « à Tokyo j’ai rencontré un Japonais très sympathique, Masao Adachi, et on a parlé de cinéma », je me suis à moitié évanouie parce que je savais très bien qui était Masao Adachi, figure mythique qu’à l’inverse je n’avais jamais rencontrée personnellement et ne rêvais même pas de pouvoir rencontrer un jour.
Masao Adachi naît en 1938 et a développé une œuvre absolument considérable en termes à la fois formels et politiques, comme Philippe. Il fait partie d’une génération de jeunes gens qui ont vécu les évènements de la fin des années 1960, marqués par les idéaux politiques internationalistes qui ont traversé une génération entière. Pour le dire vite, Masao Adachi a pris ses responsabilités, il est parti en Palestine et s’est mis au service de la cause palestinienne, il est passé dans la clandestinité, il s’est allié avec un groupe d’extrême gauche terroriste, l’Armée rouge japonaise, et pendant 27 ans a réalisé des « newsreel », des actualités pour les Palestiniens tout en restant dans la clandestinité.
En 2001, comme beaucoup de terroristes de cette génération, il s’est fait rattraper par l’histoire : c’était comme une grande stupeur qui est tombée sur le monde occidental, dans la panique et pour pallier à leur impuissance les États-Unis et leurs services secrets se sont mis à chercher partout des terroristes, ils ont entre autres arrêté tous ceux qu’ils pouvaient facilement identifier des survivants des générations précédentes, et notamment des membres de l’Armée rouge japonaise. Ils les ont donc arrêtés au Liban, emprisonnés, jugés puis extradés au Japon où la dirigeante de l’Armée rouge japonaise, Fukaso Shinegobu, est toujours en prison. Masao Adachi, qui n’a jamais commis d’attentat, quel qu’il soit, qui a juste fait des images, est interdit de sortie de territoire. Ses films, entre-temps, ont été exhumés, restaurés et ont circulé partout dans le monde. Ils ont été montrés à la Cinémathèque française, au MoMA à New York ; absolument partout dans les festivals, les galeries, les institutions, en particulier grâce à un jeune chercheur et curateur, Go Hirasawa. Mais Masao Adachi, lui, ne pouvait jamais les accompagner.
Par son œuvre et son trajet, Masao Adachi représente une fusion des avant-gardes en général, c’est-à-dire à la fois des exigences politiques très précises et une recherche formelle extrêmement singulière, pleinement cohérente, dont on pourra reparler ensuite. Comme Philippe Grandrieux, il travaille les formes de manière approfondie, intensive, et partage avec Philippe un grand chantier : celui de l’exploration du psychisme, des affects, des pulsions, des sentiments, des rapports immanents au monde, des perceptions, des sensations. Pour Masao Adachi, passer à l’acte, engager son corps et sa vie vraiment dans la bataille, est le fruit de réflexions politiques et de l’exigence d’aller jusqu’au bout de telles préoccupations : une jonction concrète de la praxis marxiste et de la théorie freudienne, comme si Georges Bataille ou Herbert Marcuse avaient pris les armes. Il paye cher sa liberté, comme disait un fameux slogan de Jean-Luc Godard dans Film Socialisme.
Grâce à cette rencontre tokyoïte autour d’un écran, j’ai dit à Philippe : mais puisque tu connais Adachi, il faut faire un film sur lui, profite de cette amitié pour réaliser un portrait de cet être au trajet absolument exceptionnel et qui en raison de sa clandestinité pendant des décennies n’est pas du tout inscrit dans l’histoire du cinéma. À l’époque, non seulement l’œuvre, mais aussi la personne-même d’Adachi restaient très méconnues, sauf en tant que scénariste de Nagisa Oshima et de Koji Wakamatsu ; il subsistait quand même cette trace de lui dans les filmographies, en tant que scénariste et acteur chez ces deux grands cinéastes japonais dont il est resté l’ami toute la vie.
Philippe était ravi de cette idée et ainsi naquit ce film engagé à tous égards. « Engagé » signifie étymologiquement : « mettre en gage ». Nous n’avions aucun argent évidemment pour faire le film, il était hors de question d’attendre et même de demander des subventions au CNC ou à un quelconque organisme d’État. La productrice du film Annick Lemonnier, l’une des deux productrices historiques de Philippe Grandrieux, a alors mis en gage son seul objet de valeur, sa montre, au Mont-de-piété pour acheter un billet d’avion à Philippe. Un film engagé ça peut commencer comme ça, on met en gage le peu de biens dont on dispose et qui est bien moins important que le projet et le désir.
Philippe a tourné le film en quelques jours et, exactement comme pour cet après-midi, donc, pour que le film en quelque sorte s’accomplisse, pour qu’il trouve sa fin, je l’ai d’abord programmé à la Cinémathèque française, avant qu’il existe en fait. Vous voyez : tel jour il faut que tu aies fini le film parce qu’on le montre à la cinémathèque… Et Philippe l’a fait ; lui ça lui allait très très bien, parce qu’il réfléchit beaucoup sur la question de la vitesse et donc ça lui allait très bien d’aller vite, d’être dans la vie des affects, des sentiments immédiatement puissants qu’il pouvait éprouver pour cette personne. Quelques années plus tard à Tokyo, à mon tour j’ai rencontré Masao Adachi, et j’ai compris à quel point en effet il était humainement magnifique. Son trajet est évidemment tragique, d’une certaine manière, car il a épousé des causes perdues. Masao Adachi a perdu tous ses films d’actualités dans un bombardement, il a été emprisonné, mis au ban, interdit de sortie de territoire. Il pourrait être quelqu’un dans la souffrance. Mais pas du tout : c’est une personne d’une joie irradiante, très simple, pleine de malice et à l’énergie intarissable, comme beaucoup d’ailleurs des cinéastes dont il est question dans cette collection, en particulier René Vautier, dont on parlera en partie tout à l’heure. Voilà, ce sont des êtres débordants de pulsion de vie, doués de joie, dans un amour de la vie, un amour d’autrui, un amour de la liberté, qui les portent, qui les guident, qui les structurent ; ce sont aussi de grands exemples humains.
Pour finir et ne pas être trop longue, ces deux films qui d’une certaine manière s’achèvent parce qu’il y a des gens pour les voir, s’inscrivent dans des démarches d’humanité et pas du tout dans des calculs de circuits, de production et de sorties et de distributions, ce sont vraiment des films venus de la vie. Pour Philippe et moi, c’est leur raison d’être, cette nécessité vivante en lutte contre une double injustice historique, comme l’ensemble de la collection.
L’histoire du cinéma est comme l’histoire en général, l’histoire des êtres humains : totalement injuste. Les cinéastes les plus engagés, les plus courageux, les plus libres, les plus exigeants avec ce que peut le cinéma, donc parfois des cinéastes activistes, parfois des chercheurs expérimentaux, parfois les deux en même temps, sont les derniers à entrer dans l’histoire du cinéma au sens de culture générale cinématographique. Notamment parce qu’ils ne passent pas du tout par les circuits de légitimation, les festivals, la presse, les circuits de distribution, etc. Ils créent eux-mêmes leurs propres trajectoires dans le monde. Jusqu’à présent, l’histoire du cinéma est entièrement indexée sur le petit commerce du cinéma. Il faut des traces écrites, de la publicité, il faut de la promotion pour que les films existent dans l’espace public. Les cinéastes auxquels se consacre la collection ont tous fonctionné de manière totalement singulière. Parfois, leurs films passaient en festivals, mais très rarement. Plus souvent, par des circuits clandestins ou dans des circuits disons citoyens, toutes sortes de circuits spécifiques à chaque fois. C’est là qu’on voit que la plupart des historiens n’ont pas fait complètement leur travail. Les historiens, disons professionnels, du cinéma, dans le meilleur des cas s’occupaient de tous les secteurs, comme Jean Mitry, par exemple. Les premiers grands historiens avaient une vision très globale du cinéma. Mais après Mitry ou Georges Sadoul, les critiques et à leur suite les historiens massivement s’inscrivent dans les courants commerciaux, dans ces courants commerciaux ils trient entre ce qu’ils trouvent bon ou significatif et ce qu’ils ne trouvent pas bon ou insignifiant, mais ils ne sortent pas des circuits, ils ne vont pas chercher les films hors circuit, hors distribution, hors balisage du commerce.
Dès lors, le pan le plus généreux, le plus humain, le plus périlleux, le plus extraordinaire, le plus inventif aussi du cinéma à tous égards, dans les films et dans tous les gestes que suppose l’existence d’un film, sont parfois, sont souvent totalement absents des histoires du cinéma. Masao Adachi en était un exemple pendant des décennies, un cas crucial et majeur, mais il n’y a pas que lui. Donc la collection souhaite rendre hommage, si possible de leur vivant, à ces cinéastes qui ne font pas partie des corpus « officiels », des corpus de la culture générale alors même que, plus que d’autres encore, ils méritent respect, connaissance, recherche, amour, réflexion, admiration. Voilà, Adachi, était le premier d’entre eux, le deuxième est René Vautier, dont on parlera tout à l’heure, le troisième Arthur MacCaig. Le quatrième ou plutôt les quatrièmes puisqu’ il s’agit d’un collectif, sont les Newsreel, dont James et Ivora nous parleront. Les films des Newsreel ne relèvent pas d’abord d’une démarche d’auteur, mais d’une démarche coopérative, collaborative, collective, par toute une génération de citoyens cinéastes ou non encore cinéastes qui se portent au secours des luttes, quelles qu’elles soient : des femmes, des minorités, anticapitalistes, écologistes. C’est un mouvement incroyablement passionnant en particulier pour notre temps où on a tellement besoin de contre-informations.
Le troisième film est donc celui de Dónal Foreman : en vous voyant entrer tout à l’heure dans la salle, je me suis dit que parmi les trois déjà terminés, c’est le film qui peut être allait plus vous intéresser. Dónal Foreman est un tout jeune cinéaste irlandais et le père de Dónal était lui-même cinéaste, un cinéaste états-unien, qui est venu tourner en Irlande mais aussi en Espagne et qui a très longtemps vécu en France. Dónal et Arthur se sont très peu vus, très peu connus. Nous sommes devant le cas tout à fait passionnant où le fils cinéaste réalise un portrait d’un père cinéaste qui s’est porté aux côtés de luttes et, pour cela, resta complètement absent en tant que père. Dónal est lui-même un spécialiste du cinéma politique, il a consacré de longues recherches par exemple à Robert Kramer, grande figure du cinéma engagé et l’une des personnes à l’origine de l’existence des Newsreel, donc bien sûr les films raccordent de ce point de vue. Il est également un grand spécialiste de Chris. Marker, de Jean-Luc Godard et de la période des Collectifs. D’une certaine manière, il a d’abord été l’analyste et l’historien de la période, de la nappe temporelle dont faisait partie son père, et puis, grâce à ce film, voilà, il a sans doute croisé le point originel de son interrogation, la trajectoire de son père dans le monde.
Ce film est à la fois un dialogue avec son père absent, un dialogue d’images bien entendu et vous allez voir, une œuvre d’une beauté, d’une profondeur, d’une richesse exceptionnelle sur ce que c’est qu’une image. La question, on peut dire structurante, qui n’est pas posée explicitement, mais qui est à l’œuvre pendant tout le film, est : Pourquoi des êtres humains préfèrent-ils faire des images plutôt que faire des enfants ? Pour certains êtres très particuliers, des cinéastes, faire des images peut être plus important que n’importe quoi de vivant. C’est une vraie question à la fois existentielle et formelle, grâce à laquelle on découvre beaucoup sur ce que c’est une image, comment ça envahit l’esprit, ça occupe l’imaginaire.
Un essai absolument magnifique comme, je crois, tous les épisodes de cette collection. »
(après la projection du film de Dónal Foreman, The Image You Missed, a film between Dónal Foreman & Arthur MacCaig, 2018)
Robert Bonamy :
« Plus je vois ce film et plus je le trouve passionnant dans la complexité de sa proposition, tout en étant un film extrêmement franc. Il ne s’agit absolument pas d’un règlement de comptes d’un cinéaste enfant envers son père qui l’a abandonné. Mais vraiment d’une proposition filmique qui tisse quelque chose qui au fond est un peu vrai, un peu véridique. Nicole insistait tout à l’heure sur la nécessité d’écrire une histoire du cinéma qui serait au moins un peu plus véridique et ça passe aussi par une pensée de l’histoire et de la mémoire qui clairement trouve une forme de vérité dans le montage que propose le film. Notamment dans sa multiplicité d’images, dans ce travail sur deux générations, des mouvements contemporains notamment avec des passages d’Occupy Wall Street. Le travail filmique dans lequel s’engage Dónal Foreman trouve une forme de dialogue assez particulier avec les films de son père.
Et puis, assez simplement, un grand mérite de la collection et son absolue nécessité : je peux l’avouer très humblement, je ne connaissais absolument pas le cinéma d’Arthur MacCaig et c’est grâce à ce film que je suis allé voir des œuvres de ce cinéaste, que j’ai découvert The Patriot Game. C’est une des utilités de cette collection de faire découvrir des cinéastes négligés.
Peut-être Vincent, souhaites-tu embrayer sur la question du montage ? »
Vincent Deville :
« Oui, évidemment, j’ai très envie de parler de montage après un film comme celui-là. Je comprends aussi pourquoi Nicole a voulu montrer ce film-là à un public d’étudiants, parce que le film est vraiment précieux, est très touchant sur la constitution d’un cinéaste, ce que c’est de devenir cinéaste, sur plusieurs générations, de père en fils. C’est peut-être aussi une des marques de cette collection que de voir comment un cinéaste réfléchit sur un autre cinéaste et réfléchit à son propre parcours, à sa propre constitution de cinéaste. À cet égard, il y a beaucoup de moments de montage très frappants, le film ne cesse de sinuer entre les époques, les périodes, les textures, les supports. Un moment est particulièrement frappant : la mort du père. On voit alors apparaître pour la première fois de manière significative le visage du fils, sur ce passage de relais. On voit bien que là il y a un cinéaste en devenir, et un cinéaste qui est advenu et qu’il y a besoin au fond de ce travail réflexif, de se confronter aux autres images, pour faire les siennes et comprendre les siennes, et comprendre comment soi-même on se constitue en tant que cinéaste. Je ne sais pas d’ailleurs si Dónal Foreman a fait d’autres films, tu peux peut-être nous éclairer là-dessus Nicole. »
Nicole Brenez :
« Bien sûr, vous voyez beaucoup d’extraits de films de Dónal dans The Image You Missed, depuis 1997. Dónal a 11 ans quand il fait son premier film, pourtant il suggère qu’il devient cinéaste au retour de sa mauvaise rencontre avec son père à Paris, donc il y a un effet de successivité, pas forcément un effet de causalité, mais c’est l’un des fils qu’il y a à tirer dans cette histoire. Depuis, Dónal n’a cessé de faire des films grâce au fait que pour sa génération la réalisation ne coûtait plus rien, ou très peu, puisque c’est la génération du support vidéographique, contrairement à la génération de son père où le cinéma en 16 mm coûtait cher pour les simples citoyens. Depuis Dónal n’a jamais arrêté et il réalise aussi bien des documentaires que des fictions. The Image You Missed, m’a-t-il dit, est le premier film de lui qui rencontre vraiment un grand succès international. Ses autres films avaient été montrés en festival, mais de manière locale, en Irlande essentiellement. Celui-ci a été montré dans le monde entier, des dizaines et des dizaines de festivals, il a remporté des prix absolument partout dans le monde : pour lui, pour le film, pour la musique. Le Irish Times l’a nommé parmi les « 50 meilleurs films irlandais de tous les temps ». Ce documentaire a touché beaucoup de gens très différents et je crois que c’est une des propriétés du film que d’être aussi réflexif qu’affectif. Dónal a passé un an à tourner avec ce film dans le monde entier, tout en écrivant un nouveau scénario. Il vient de finir le tournage de son nouveau film, une reconstitution historique qui tourne autour d’un personnage de passionaria du XVIIIe siècle en Irlande. Je pense que The Image You Missed est à la fois un magnifique essai pour toutes les raisons que vous avez dites tous les deux, mais c’est aussi une forme de liquidation, au sens où il s’agit d’être au clair sur d’où vient le désir, d’où viennent les questions, d’où viennent les élans, d’où vient la nécessité des images pour pouvoir accéder à une œuvre qui serait vraiment libre. Dónal n’arrêtera jamais de faire des films même s’il n’avait plus d’argent du tout, même s’il n’avait plus rien et quand il ne fait pas de films, comme souvent les cinéastes engagés, il écrit sur le cinéma ; c’était le cas par exemple de Marcel Hanoun. Philippe Grandrieux, quand il ne fait pas de film, il écrit aussi sur les films, les siens et ceux des autres et c’est tout aussi précieux. »
Vincent Deville :
« Pour compléter sur le montage, avant de donner la parole à mes camarades : le film est quasiment un traité de montage, qui s’intéresse à la salle de montage elle-même, elle revient à plusieurs reprises, le film traite du motif même du banc de montage, à l’époque en vidéo ; mais c’est aussi presque un traité de montage par tous les types de raccords qui sont proposés dans le film. De sorte que le film montre bien que le montage reste peut-être l’un des outils les plus appropriés pour écrire l’Histoire, parce que tout en faisant son histoire individuelle et intime, tout en faisant l’histoire de ce père cinéaste et en faisant ainsi l’histoire du cinéma et d’une partie du cinéma, le film se confronte à la grande Histoire : c’est aussi un film sur les évènements et la lutte armée en Irlande et le film est assez passionnant dans sa capacité à croiser toutes ces dimensions historiques, de la plus grande à la plus intime. »
Nicole Brenez :
« La première chose que j’ai connue de cette histoire est en fait The Patriot Game, le film d’Arthur MacCaig, le père, je ne savais même pas à l’époque qu’il avait un fils. Or, The Patriot Game est un chef d’œuvre, je ne me serais pas du tout intéressé à cette histoire s’il n’y avait pas là un grand cinéaste, qui a surtout réalisé beaucoup de films en vidéo après. Mais The Patriot Game est aussi une fresque sur l’Histoire de l’Irlande des origines jusqu’au présent conflictuel, et c’est un admirable film de montage aussi bien sûr, de réflexion, d’archives, dans la lignée des films de Chris. Marker ou d’Armand Mattelart, les grandes fresques politiques et polémiques des années 60-70. On peut peut-être le déduire du film, mais Dónal s’interdit de le dire, que son père est un grand cinéaste, c’est une chose qui n’est pas explicite donc je me permets de le dire en off : Arthur MacCaig était visiblement un mauvais père, mais un très bon cinéaste. »
Robert Bonamy :
« Tu parlais de la question du montage, en fait plus largement ce qu’il y a en commun pour plusieurs des cinéastes de la collection c’est que ce sont de véritables penseurs des images, c’est le sous-titre du film avec René Vautier, mais Adachi est aussi un très grand penseur, essayiste de cinéma et là, clairement, Foreman est lui-même un grand penseur du et en cinéma. Il a rédigé un travail de recherche universitaire, il est aussi programmateur. Et son film nous conduit constater l’ampleur d’une pensée de cinéma. Pour autant, ce ne sont pas non plus des films théoriques.
Autre point important et qui concerne aussi la collection dans son ensemble, c’est la dimension internationale qui se concrétise déjà en quelques films. Il y a un film avec Adachi au Japon, mais qui parle de son engagement au Liban auprès de la Palestine ; puis ce portrait entre deux cinéastes, un cinéaste américain qui vient en Irlande, MacCaig, et son fils qui fait le trajet inverse, car il vit en partie à New York. Quant à Vautier, il pose clairement la question du cinéma français et de l’implication de celui-ci dans les questions de colonisation, de révolution algérienne. Ensuite, on évoquera les Newsreel et Third World Newsreel. »
Nicole Brenez :
« Oui, l’une des valeurs fondamentales pour tous ces cinéastes et aussi pour les responsables de la collection est l’internationalisme, c’est-à-dire le fait de se porter à l’aide de peuples en train de se battre contre des colonisateurs, des exploiteurs, c’était un mouvement très massif de la part et des militants et des cinéastes engagés des années 1950-60-70, que ce soit dans le cadre de parti comme pour René Vautier le Parti communiste français, ou que ce soit de manière absolument individuelle, spontanée, sans aucun cadre ni encadrement syndical ou de parti, comme c’est le cas d’Arthur MacCaig L’une des belles choses du film — parce qu’il y a tout ce qui est dit mais aussi tout ce qu’on peut en déduire —sont les occurrences de la formule : « il était venu en touriste ». Le tourisme, on sait bien aujourd’hui que c’est une des choses toxiques du monde et en même temps, peut-être que dans tout touriste il y a la possibilité d’un regard engagé, un devenir de cinéaste engagé qui confronté au terrain va comprendre une situation d’oppression, d’exploitation et va prendre ses responsabilités historiques. C’est un détail, mais une belle possibilité de rédemption, si on peut dire, de l’horrible figure du touriste. Donc peut-être on pourrait écouter Aude, qui en sait long sur les voyages, et puis vous demander votre avis sur ce film. »
Aude Fourel :
« Je voudrais revenir sur ce que vous disiez, c’est la deuxième fois que je vois ce film, c’est la deuxième fois qu’il me bouleverse. C’est vrai que c’est un film dont le montage raconte un père absent, mais je ne suis pas sûre qu’il ne nous raconte pas également un cinéaste important, il ne le dit pas directement, mais les images, le montage, le raconte assez fortement. Dans ce film, le cinéma activiste est infiltré dans la vie, complètement adhérent à la vie du cinéaste. On le voit dans ce film-là, on le voit dans le film Salut & Fraternité,on le voit dans le film de Grandrieux, c’est cette notion de temps, dont parle Yann Le Masson dans le film Salut & Fraternité quand il dit : « nous, on avait le luxe du temps ». Je crois que vous donnez le luxe avec cette collection de rentrer dans le temps de certaines pratiques cinématographiques et d’engagement politique, et c’est en cela que la collection est particulièrement belle, dans ce temps que vous laissez qui correspond au temps du cinéma militant tel en tout cas que le définit Le Masson, à mon sens de façon très juste. Dans Salut & Fraternité, Vautier explique qu’on fait un film parce qu’on intègre un groupe et c’est ce groupe qui donne le désir du film. Le film de Foreman est un film sur toute une vie, c’est peut-être le film auquel il pense depuis qu’il a onze ans. Et ce temps-là permet d’entrer dans les images du père, dans les archives du père, pour autant, je ne crois pas qu’il s’agisse uniquement de régler ses comptes parce que tout reste très en suspens dans ce montage : ce n’est pas un montage qui donne des réponses, c’est un montage qui ouvre tellement de portes à la réflexion sur la vie, à la réflexion sur le cinéma. C’est fragile et en même temps immensément présent, ancré dans le film. Si on peut indiquer une sensation, une émotion que me donnent ces films de la collection — et j’ai hâte de voir celui avec les Newsreel —, c’est ce temps qu’on laisse, que vous laissez à des réalisateurs d’entrer dans les films des autres et c’est très précieux. »
Stéphane Collin :
« Moi ce qui m’a intéressé dans le film, c’est aussi la question formelle et ce qui se passe dans ce qui n’est pas dit, en fait par la forme du film, d’abord par le choix d’avoir fait un film au format 4/3. Ce qui est aujourd’hui assez particulier, puisque le format dominant de la télévision est le 16/9, donc ce choix-là donne aussi une sorte de difficulté dans la lisibilité des régimes d’images : c’est-à-dire qu’il y a la beauté de ces régimes d’images, mais le fait d’avoir choisi un seul format crée des rapports qu’il tisse au début. Il s’agit par exemple du moment où Dónal enfant est en train de tenter une espèce de film d’horreur, on ne sait pas trop, son copain-acteur est en sang et puis sort un militant en sang dans l’un des films de son père ; l’autre moment est celui où Dónal est en train de visiter les archives de son père décédé, la caméra se promène entre les caisses et les rayonnages, il entre dans une pièce dans le noir et on ressort dans la rue avec son père. Ce qui m’a touché, c’est en partie le confus. C’est-à-dire qu’à un moment on ne sait plus qui a filmé et quelque chose se tisse entre les deux univers, une forme de réconciliation, je ne sais ce qu’il a voulu faire, en tout cas l’idée qu’à un moment on ne sait plus qui avait filmé quoi dans la forme et le montage. À un moment quelque chose se rejoint entre les deux univers.
Je trouve aussi qu’il y a un magnifique travail de son : ce silence de la fin avec le visage du père qui tremble, qui a l’air malade, est d’une immense puissance. Il y a vraiment un travail de son, la musique a eu des prix peut-être, mais il y a aussi des choses qui ne sont parfois pas vraiment musicales, qui sont de l’ordre du sonore, et qui sont magnifiques, qui viennent des ruptures, du travail de l’indécis, qui n’est pas vraiment de l’ambiance, qui n’est pas vraiment de la musique et que j’ai trouvé très touchant. Cet aspect apporte énormément à son film. Et cette question sonore traverse beaucoup les films de la collection et aussi les cinéastes sur qui les films sont faits. Je vous encourage à écouter le film de Philippe Grandrieux : il a enregistré la voix de Masao Adachi en produisant une émotion qui arrive de la nature même de la voix et de la manière dont il a enregistré la voix du cinéaste. »
Robert Bonamy :
« Peut-être, à la suite des propos d’Aude notamment, pourrons-nous revenir sur la question de de la durée, et James et Ivora ne nous diront assurément pas le contraire au moment d’évoquer leur réalisation… Comment les cinéastes ont-ils travaillé, par exemple Dónal, à quel moment a-t-il commencé le film, comment le film s’est-il construit sur la durée ? »
Nicole Brenez :
« Quant à Dónal, son film vient de la vie même, de la naissance de cet enfant qui ne connaît son père que par des images et dont le père a fait tant d’images d’autres enfants et aucune de lui. Ce fait le hante, le tourmente, les images en deviennent des questions existentielles. Pour la réalisation du film lui-même, donc le passage à l’acte, la conception, le montage, Dónal y a consacré environ deux ans, y compris un travail considérable d’exploration des archives.
Quand je dis exploration, c’est d’abord aussi collecte. Vous découvrez d’abord avec Dónal l’appartement déserté du père décédé ; il y puise tous ces matériaux en multiformat, des écrits, des images, des photos… Mais il restait aussi des films qu’il a fallu chercher. Beaucoup des films d’Arthur MacCaig avaient été réalisés pour des télévisions, il a fallu soit les obtenir auprès des sources, soit les pirater. Ensuite, c’est toute l’expertise de Dónal Foreman sur l’histoire du cinéma politique qui lui a permis aussi de rassembler des extraits soit sonores, soit visuels d’autres films militants qui ne faisaient pas partie des proches de Arthur MacCaig. Ces extraits font quant à eux partie de la cinéphilie de Dónal ; c’est par exemple un très beau film peu connu en France, cité à la fin du générique, Maeve (1981) de Pat Murphy. Un film féministe sur ce qu’ils appellent les « troubles », autrement dit la guerre civile, la guerre en Irlande du Nord, le conflit armé. Un autre film tout à fait incroyable est mentionné, lui aussi internationaliste : celui d’Armand Gatti qui s’intitule Nous étions tous des noms d’arbre. Armand Gatti est le doyen de l’art anarchiste en France, si on peut dire. Il est autant un dramaturge, qu’un poète, qu’un cinéaste et il a réalisé au début des années 1980 un film dans le cadre d’un atelier à Londonderry, avec des jeunes gens. Ensemble, ils ont réalisé un film sur la question des images de contrôle, puisque dans ce film se combattent d’une part toutes les fresques que le peuple irlandais dessine et peint sur les murs et dont on voit le devenir dans le film de Dónal Foreman, ces magnifiques images urbaines, et de l’autre des images des caméras de contrôle qui commencent à fleurir à la frontière des deux Irlandes.
C’est donc une lutte entre les images de contrôle et les images dessinées sur les murs. Une partie du film est la formule qu’on retient de ce bel essai est « Welcome in my battle of images ». Dónal en a fait un slogan pour son film, mais ce serait vrai pour n’importe quel film militant, n’importe quel film engagé, qui s’avère toujours une bataille d’images ; dans le film de Dónal, à cette question des images en présence, des images matérielles, de toutes les formes d’images, les supports d’images, les natures d’images, les régimes d’images, s’ajoutent les images psychiques. C’est l’autre citation du film d’Armand Gatti : « un Irlandais ne parle pas à quelqu’un, il parle à une image. » Ce moment raccorde sur un enchaînement entre un référent, un vrai personnage, sa photo, et sa représentation sur les murs, sa représentation populaire. Il s’agit d’une des questions fondamentales dans un conflit : quelle représentation se fait-on de l’autre, c’est-à-dire au nom de quoi l’autre est-il un ennemi ; à cet égard, beaucoup de films militants s’efforcent de dépasser les termes de l’antagonisme présent. Cet Irlandais en face de moi c’est un ennemi, mais puis-je me porter un cran plus loin et me dire, « mais pourquoi, qu’est-ce qu’il fait qu’il est devenu mon ennemi » ? C’est l’un des sens du film de Dónal. Je ne suis pas du tout familière du conflit irlandais, notamment en raison de ses dimensions religieuses que j’ai beaucoup de mal à comprendre, mais ce qui est sûr c’est que pour les spectateurs irlandais avec qui j’en ai parlé, l’une des choses bouleversantes du film est de se remémorer qu’à un moment, parmi les protagonistes de ce conflit, il y avait eu des socialistes et une utopie socialiste. Cela donne par exemple ce dialogue à la fin entre le discours libéral qui gagne, et donc s’impose dans les valises du libéralisme britannique, et un discours socialiste anticapitaliste qui peu à peu va s’éteindre et sombrer dans l’oubli. L’une des dynamiques du film, c’est de se rappeler de ces idéaux, les idéaux socialistes complètement engloutis.
Je pense que ce film est intéressant pour la raison qu’évoquait Vincent et pour les raisons que vous avez tous formulées, mais aussi parce que, à ma grande surprise, à cause du Brexit, soudain, l’Irlande qu’on croyait une question réglée depuis des décennies se révèle à nouveau dans son caractère de cicatrice mal fermée. Ainsi, c’est un film qui très curieusement se trouve également en phase avec des questions politiques extrêmement contemporaines.
En revanche, ce qui ne faisait pas de doutes : Dónal se demande à quoi ça sert de filmer aujourd’hui un conflit, Occupy Wall Street pour ce qui le concerne, alors que tout le monde est déjà en train de le filmer, quelles images alors faut-il faire ? Ne pas faire une image, c’est l’un des sens secondaires du titre, The Image You Missed. Ces questions forcément vont structurer des pratiques des jeunes cinéastes d’aujourd’hui, engagés ou pas. Ce sont de vraies questions, car désormais tout le monde peut faire des images : qu’est-ce que c’est être un cinéaste ? Qu’est-ce que ça veut dire d’autre, de plus, de moins, d’autrement ? Si vous voulez devenir cinéaste, forcément vous allez rencontrer ces questions d’une manière ou d’une autre.
Pour revenir sur l’observation de Stéphane, le film de Dónal annonce son programme dès le sous-titre, c’est cette étonnante formulation que je n’avais jamais vue auparavant : un film « entre », donc entre Arthur MacCaig et Dónal Foreman, et tout le film construit ce « entre ». Le cinéma devient une sorte de monde transactionnel où ceux qui ne se parlent pas dans le réel, qui ne se voient pas dans le réel, qui ne coexistent pas dans le réel, se retrouvent quand même ensemble et ils se retrouvent par le champ contrechamp, par ce qu’il faut construire entre les images. Effectivement, les moments de surimpression ou de confusion construisent cet espace à la fois mitoyen et commun. Donc un espace qui est symbolique évidemment, qui n’existe pas, mais qui existe mentalement ; cet « entre » se construit beaucoup par le son effectivement, ces paroles qui s’opposent, mais aussi qui se croisent, qui débattent les unes avec les autres.
Le montage est un travail de dentelle inouï ; il élabore un espace de transition à la fois entre deux époques, entre deux générations, entre deux continents, entre deux conceptions du cinéma, entre deux conceptions de la politique. Il fait confiance aux images pour construire vraiment cet espace commun, cet espace en tout cas d’intersection où on peut s’aborder les uns les autres, en un travail de tramage comme disait très bien Stéphane et de tissage d’une finesse inouïe à la fois pour les images et les sons. Et puis, il y a en même temps un fil directeur au contraire ultra-linéaire vers l’enterrement du père, vers les funérailles du père que l’on aperçoit tout d’abord de manière très fragmentaire ; on s’approche petit à petit du cimetière et puis après on s’approche des tombes et puis après on s’approche de la cérémonie, à un moment on s’approche du cercueil lui-même. On s’approche de la mort et ça c’est au contraire, disons, la colonne vertébrale du film, en fait c’est ce trajet vers le père mort qui d’une certaine manière tient le reste à la manière d’un tuteur sur lequel s’enroulent les lierres d’images. »
Robert Bonamy :
« Revenons sur deux ou trois points. D’abord la question posée par Aude, à savoir si le film contribue à confirmer son père comme, disons, un cinéaste important. Je crois que la question se pose à travers un jeu de mots quand une femme le filme et que « famous » et « infâme » sont prononcés ; en fait ce serait la grandeur de ces cinéastes infâmes. L’autre point, c’est l’importance de ces films aujourd’hui pour le présent, vis-à-vis des malaises du présent : il y a une remontée assez marquante vers le présent, en l’occurrence le Brexit, mais c’est en réalité le cas pour tous les films de la collection à travers la connexion qu’ils proposent entre les années 1970 et le cinéma contemporain. Aussi, reparlons un peu de cette expression du film « entre », que je trouve vraiment très importante pour ce film. Stéphane disait tout à l’heure que la position de Dónal vis-à-vis des films d’Arthur n’est jamais très affirmée. Ça bouge un peu dans le film, parfois il y a une espèce de distance critique, en tout cas un écart. Dónal affirme qu’il se sent plus proche des films de son oncle, beaucoup plus contemplatifs. Et il dit, à propos des films de son père : « champ contrechamp, et entre les deux, rien ». N’est pas cet « entre » qui serait l’image manquante et le film lui-même. Le film que propose Dónal Foreman, ici, consiste en fait à se loger dans le champ contrechamp où il n’y aurait rien. C’est l’une des multiples possibilités et l’un des déploiements du « entre ». »
Vincent Deville :
« Je voudrais réagir à ces pistes. À la fois, il y a effectivement cette image manquante qui hante le film, il peut y avoir beaucoup d’images manquantes. On a aussi parlé tout à l’heure de la confusion sonore possible. Je dirais qu’il y a aussi, non pas une forme de confusion des images, mais une rematérialisation de ce que c’est qu’une image à travers, justement, tous les supports traversés. Ce point concerne la quête mémorielle, le choix de retourner dans les archives, d’exhumer des images et de retrouver aussi des outils pour faire des images. Le questionnement porte aussi sur ce qu’est une image, à travers sa matérialité, sa rematérialisation y compris jusque dans des formes de confusion ; c’est-à-dire une image qui apporte ses propres défauts mais qui dit toujours qu’elle est bel et bien une image. Et ça, c’est aussi peut-être quelque chose qui caractérise la collection : ce sont avant tout des films et pas seulement des films didactiques, pas des documentaires didactiques, mais pleinement des films, des films poétiques qui jouent sur cette poétique de la matérialité de ce qu’est une image. Cela concerne la manière d’interroger une image en la signifiant comme telle, en l’interrogeant en tant qu’image. »
Nicole Brenez :
« À cet égard, l’une des choses que j’aime beaucoup dans le film concerne tout le travail sur ce que l’on considère a priori comme des défauts : que ce soient des rayures sur la pellicule, ou des glitchs, des bugs, des larsens, tout ce qu’on veut sur les images vidéo et digitales. Dónal cultive, monumentalise certains passages d’images que l’on considérerait ailleurs comme des images ratées. Lui, il les privilégie au contraire parce que d’une part elles symbolisent une relation ratée, une relation complexe, pleine de tourment, ce qui sur un mode iconographique lui permet d’alimenter cette dimension du film, l’ensemble des ratages, trous, apories, « Troubles » collectifs et individuels ; d’autre part, cela permet aussi au film de parcourir une histoire des supports. L’histoire du cinéma militant est attentive à ces problèmes pratiques : quels types d’images on a pu faire à quels moments de l’Histoire, sur quels types de supports. Je pense que cela détermine aussi le choix du format final : trouver celui qui peut conjuguer tous ces formats extrêmement différents. Et par ailleurs, cela tire aussi le film d’un côté qui est très familier à Dónal Foreman, à savoir le cinéma expérimental. En tant que curateur, bien sûr, il programme depuis ce film-ci beaucoup de cinéma irlandais, parce qu’il a beaucoup revu le cinéma irlandais pour y chercher des plans, des motifs, des sons, mais à l’origine Dónal était curateur de cinéma expérimental ; ce film lui permet aussi d’être à un carrefour entre disons des recherches purement plastiques et des enjeux politiques et affectifs très profonds. »
Une intervention dans le public :
« Qu’est-ce qui se passe maintenant, alors que justement le monde libéral est en possession de tout. Qu’est-ce que c’est l’Irlande maintenant ? Il n’y a rien sur l’Irlande, si ce n’est qu’on a quelques phrases… Oui, mais ce ne sont pas les gens. On n’a personne qui fait face à la caméra. »
Nicole Brenez :
« D’abord, le sujet c’était le père, il faut être clair, ce n’était pas l’Irlande, c’était travailler sur ce père. Et je pense, au contraire, qu’il y a énormément de choses proposées sur ce que c’est qu’être un cinéaste politique aujourd’hui. C’est-à-dire, autant son père pouvait, comme l’explique très bien Dónal, affirmer, définir, nommer, mentionner une forme de cinéma politique, autant lui, le fils, est structuré par d‘autres questions. C’est-à-dire : Qu’est-ce qu’on a oublié ? Quelles sont les voix qu’on n’a pas entendues ? Qu’est-ce qui n’a pas été dit ? Quelles sont les images qui manquent ? Et aussi : Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire ? C’est-à-dire, par exemple, filmer la même chose que tout le monde pendant le mouvement Occupy Wall Street. Et, donc, je pense que son sujet à lui, ne peut en aucun cas être le même que son père, c’est-à-dire rendre compte des voix du peuple irlandais dans sa diversité, dans ses combats, il n’est pas du tout en place pour faire ça. C’est précisément ce qu’il dit que son père a fait et que lui ne peut pas faire ; lui, ce qu’il peut faire, c’est expliciter un certain nombre de questions qui se posent et au regard du passé et au regard du rôle que ce passé peut jouer pour le présent. Et là je trouve qu’il y a un très beau débat à la fin : le film se met à discuter avec différents orateurs, cinéastes ou politiques sur le rôle du passé pour le présent, et je crois que c’est exactement là que se poste Dónal. Donc, jamais, au contraire de son père, il ne se posera comme héraut d’une communauté, d’un peuple. Comme il le dit, « moi j’appartiens à une place, pas une nation », donc jamais il ne sera en situation de porte-voix d’une quelconque cause collective, ce n’est pas du tout son travail dans le réel. Son travail revient à penser à tout ce qui n’a pas été dit, ou qu’on pourrait dire autrement, ou qu’on a oublié. C’est un rôle effectivement tout à fait différent et je pense qu’on ne peut pas lui reprocher de ne pas faire ce que précisément il ne voulait pas faire, parce qu’aujourd’hui, chacun peut réaliser ses propres images et personne ne peut parler à la place d’autrui. »
Suite de l’intervention dans le public :
« […] La politique c’est faire face aux gens, tu vas vers les gens et tu entends les gens parler, tu entends ce qui se passe, tu entends. Il y a plusieurs modes et moi je n’ai pas compris le sien, c’est pour ça que j’appelle ça un huis clos familial c’est-à-dire effectivement il y a une banque de données, de lui et de son père depuis son enfance. »
Nicole Brenez :
« Je pense que vous aimeriez beaucoup les films du père. Notamment, The Patriot Game, je pense que vous apprécierez beaucoup ce film. Mais, encore une fois, le sujet de Dónal est très clair et, pour moi, il est totalement politique. C’est-à-dire : Quels sont les fonctions, les rôles, les natures, les enjeux, les significations, de différents types d’images dans les luttes. Or, s’il y a des images matérielles, il y aussi des images immatérielles non moins agissantes qui sont les symboles, qui sont les croyances, qui sont l’idéologie et qui sont aussi l’envahissement d’une vie par des enjeux collectifs, donc par des conflits qui leur sont contemporains. Et ça, c’est le sujet du film, mais pas de se proclamer un porte-parole « à l’ancienne », si l’on peut dire. »
Une intervention parmi le public :
« Un cinéaste n’est pas un porte-parole ! »
Nicole Bernez :
« Mais c’était le cas de son père, Arthur, qui se considérait, de manière comparable à Masao Adachi pour la cause palestinienne, et comme beaucoup d’autres cinéastes militants tel René Vautier pour l’ALN puis le FLN, comme travaillant pour une cause, très précisément : celle d’un peuple opprimé dont il s’agissait de transmettre le point de vue dans le monde de la domination.
La cause d’Arthur fut l’IRA puis l’ETA. Il était totalement fasciné par la lutte armée, le terrorisme, la violence historique : c’était son sujet, avec pour enjeu de faire jaillir dans l’espace public quelque chose de cette clandestinité, conception romantique mais très concrète aussi. Dónal est en refus total de tout cela. L’une des choses très belles dans le film est qu’il montre les valeurs qui structurent un conflit et dans lesquelles baigne toute une nouvelle génération, donc les enfants. Comment, eux qui ne se battent pas, mais qui sont les témoins traversés par cette violence, la somatisent, la prennent en charge, la vivent et, dans le cas de Dónal et ses amis, la convertissent en puissance de création. Voilà, c’est de la biopolitique à l’état pur ! C’est sa vie même qui est en jeu. Cette dimension biopolitique, de ce qu’est la politique, de ce qu’est l’existence-même d’un être humain plongé non pas seulement dans le temps, mais dans une histoire collective, c’est le sujet de plusieurs des films de la collection. Dans le cas du film de Dónal, cela joue des deux côtés : à la fois un fils qui ne peut que se poser des questions et penser en termes d’emprise de l’absence ; et un père dont l’existence est déterminée par un engagement total dans la vie collective, qui lui fait totalement sacrifier sa vie privée, donc qui, au regard du fils, est en fait absent à lui-même, à sa propre affectivité et à celle de sa famille. C’est de la biopolitique. Je pense que le film est totalement, pleinement politique. Voilà, bien sûr, c’est un mot tellement polysémique qu’on peut le prendre par beaucoup d’angles. »
Aude Fourel :
« Dónal Foreman fait un film sur son père. Dans Salut & Fraternité, un autre film de la collection, on entre dans le cinéma de René Vautier. Ce sont des réalisateurs au contact de l’Histoire, qui ont filmé l’Histoire, qui ont filmé les gens face caméra. Et puis, vous avez la génération des enfants, des enfants de ces réalisateurs ou des enfants de parents révolutionnaires, qui se posent la question du récit d’une lutte que l’on n’a pas vécue. Et ça, il me semble que c’est une position engagée parce qu’en plus de se poser la question de la place de celui qui raconte, cela pose des questions de cinéma et de politique, qu’à mon avis, Dónal Foreman pose admirablement dans le film. »
Nicole Brenez :
« Si je trouve que c’est un film politique, c’est aussi parce que ma génération — ce doit être à peu près la même que la vôtre — ce dans quoi elle a baigné est le naufrage des espérances nées des luttes internationalistes, le naufrage des idéaux, leur oubli, leur recouvrement et la victoire mondiale, totale et du néolibéralisme et du néocolonialisme.
Voilà, donc, la collection naît de ça, de ce travail de rectification, de complément, de justice par rapport à l’histoire réelle en passe d’être recouverte, oubliée ou négligée. Mais, au-delà de cet antagonisme évident, je pense qu’une des choses qui n’ont pas été complètement racontées et que moi j’ai vécue en direct, si je puis dire, et qui est aussi dans le film aussi de Dónal, ce sont les divisions au sein d’un même camp. Dónal les évoque tout à la fin : « dans tes films, tu n’as pas rendu compte des divisions dans le camp nationaliste ». Pour ma part, ce qui m’a traversé, ce sont les divisions entre toutes les chapelles de l’extrême gauche qui se battaient plus les unes contre les autres que contre leurs ennemis communs. Un principe de cette collection c’est qu’on puisse traiter avec le même respect, avec le même esprit d’approfondissement, avec le même désir, des cinéastes aux options politiques (au sens politicien), complètement différentes. Puisque, par exemple, René Vautier est un communiste français, au grand sens magnifique de la Résistance, pas au sens stalinien ; Adachi, lui, était marxiste-léniniste tendance plutôt anarchiste. Arthur MacCaig n’était pas encarté dans un parti. Normalement à l’époque, Adachi et Arthur, tous deux au service de luttes armées, ne se seraient pas forcément entendus avec René Vautier qui représentait un Parti communiste soviétique. Et pourtant, tous trois ont les mêmes ennemis et tous trois se sont entièrement mis, en risquant leur vie même, leur liberté, leur intégrité physique, au service de groupes ou de peuples auxquels ils n’appartenaient pas par la naissance – exemples indispensables pour notre présent asphyxié par les idéologies identitaires. L’une des raisons agissantes de la collection dans le choix de ses sujets c’est de rendre hommage de manière équitable, de manière aimante, à toutes sortes d’options politiciennes. Un des futurs épisodes sera consacré à quelqu’un qui s’est engagé sur un tout autre front, le front des femmes, et qui n’a jamais appartenu à un parti, n’a jamais pris une arme. C’est une autre forme de lutte complètement différente, une femme qui a travaillé sur son corps pour parler de ce qu’est être une femme dans les années 1960, tout ce que ça pouvait dire à la fois de rapport aux conventions, au sexe, à l’érotisme, à l’exploitation et la libération bien entendu, des actes et des gestes, et aussi des fantasmes. Donc ce sera autre chose, mais tout ça pour moi ce sont des gestes politiques au sens fondamental. Que ces différentes propositions, ces différentes hypothèses émancipatrices coexistent et soient pensées ensemble, c’est mon idéal. »
Le 28 janvier 2020, Lux scène nationale de Valence
Robert Bonamy, Nicole Brenez, Stéphane Collin, Ivora Cusack,
Vincent Deville, Aude Fourel et James June Schneider
(Merci à Clément Fayette pour son aide à la retranscription)