
Danse des Pascoleros, courtoisie de Régis Hébraud.
Ce texte constitue une transcription de la conversation qui a suivi la projection des films Los Pascoleros – Tarahumaras 85 (France-Mexique, 1996, 27’) et Ciguri 98 – La Danse du peyotl (France-Mexique, 1998, 40’), de Raymonde Carasco et Régis Hébraud, le 9 octobre 2023, à Hangar – Centre de recherche artistique, à Lisbonne, dans le cadre du cycle Amérika : Gestes cinématographiques pour réenchanter le monde. L’échange a eu lieu entre Régis Hébraud, Raquel Schefer, programmatrice du cycle, et la chercheuse Salomé Lopes Coelho.
En 1976, Raymonde Carasco et Régis Hébraud partent pour la première fois au Mexique à la recherche de traces du processus de production du film inachevé d’Eisenstein ¡Que viva México! (1929-1931 et 1980). C’est le début d’une série de 17 voyages entreprises jusqu’en 2001 — l’ « événement d’une vie », dans les mots de Carasco1 — sur les pas des écritures littéraires et cinématographiques d’Artaud et d’Eisenstein, au cours desquelles les cinéastes enregistrent le monde du peuple Tarahumara à travers le prisme de leur caméra.
Tarahumaras 78 (1979, 30’) est le premier film consacré par Carasco et Hébraud au peuple Tarahumara de la Sierra Tarahumara, située dans l’État de Chihuahua, au nord-ouest du Mexique. S’inaugure ainsi une « fresque », expression de Nicole Brenez et Corinne Maury,2 de la vie sociale et des rites Tarahumara, sur l’arrière-plan des écrits d’Artaud, du Voyage aux pays des Tarahumaras, publié en 1937, au poème « Tutuguri », écrit quelques jours avant sa mort en 1948, dont se dissout la séparation entre la sphère matérielle et celle rituelle. La démarche des deux cinéastes n’est simplement pas ethnographique ou poétique, mais plutôt « ethno-poétique », selon Brenez et Maury.3
Cette « écriture du voir »4 située à la lisière du cinéma ethnographique et du cinéma expérimental, permettant même de définir la séparation entre ces deux genres, figure la rencontre de l’altérité à travers un principe dialogique et un système formel complexe. Parallèlement, les films de Carasco et Hébraud rendent visible ce qui est habituellement du domaine de l’invisible — l’enchantement, l’expérience chamanique, l’hallucination, la sensation, le monde du Ciguri, la plante sacrée Tarahumara. La dimension ontologique du cinéma en tant qu’écriture du visible est indissociable dans l’œuvre de Carasco et Hébraud d’une capacité à transfigurer le réel et à élargir la perception à travers la production d’images mentales et d’une re-structuration des modes perceptifs et cognitifs dominants. Leurs films, qui résultent d’un processus de production marqué par la contingence matérielle et qui sont tournés fondamentalement en 16 mm, émergent d’une relation profonde et dialogique avec l’autre, méthode qui redéfinit radicalement la relation entre le sujet et l’objet par le biais d’un jeu temporel intriqué et d’une écologie de perspectives dynamique.

Buste de Pascolero, courtoisie de Régis Hébraud.
Raquel Schefer – Je commence par une question sur votre voyage au Mexique en 1976, sur les traces d’Eisenstein. Pourriez-vous nous parler de ce que vous avez filmé durant ce premier voyage et de comment cela a ouvert la voie aux 17 voyages subséquents, suivant les pas d’Artaud avec les Tarahumaras ?
Régis Hébraud – Raymonde a écrit : « Je suis allée au Mexique, voir la parole d’Artaud ». « Voir, de mes yeux voir qu’est-ce que c’est qu’écrire, ce que raconte l’écriture : comment l’écriture raconte à partir d’un voir initial ».5 Nous sommes allés au Mexique avec deux caméras. Nous étions sur la première réalisation, celle de Gradiva – Esquisse I. Raymonde avait lu la « Gradiva », de Jensen, et avait écrit un texte universitaire, « Feuilles de montage pour une Gradiva cinématographique », et on lui demande de faire un film. On fait un film avec le directeur de la photographie Bruno Nuytten sur les pas de Gradiva. Et puis nous allons au Mexique la première année faire du casting.
Raymonde veut tourner un long métrage s6ur Gradiva avec une Indienne comme personnage principal. Nous allons dans le sud du Mexique et je filme des passages d’Indiennes à hauteur de Gradiva. Passages. Et puis la seconde année, on y revient, on revient à filmer des femmes qui marchent et puis Raymonde dit : « Maintenant, on va chez les Tarahumaras ». Là, on découvre non pas une Gradiva, mais un peuple, un peuple d’hommes et de femmes aux pieds qui courent, que andan, qui marchent. Une des étymologies de « Tarahumara », signifie les hommes qui marchent, ceux qui marchent. Erasmo Palma dira que ce sont des mensonges, qu’ils s’appellent, tout simplement, « les hommes ».

Chaman Ceverico et sa râpe, courtoisie de Régis Hébraud.
Salomé Lopes Coelho – J’aimerais beaucoup que vous nous parliez de l’intersection entre les images chamaniques, induites par la consommation rituelle de plantes hallucinogènes, et le cinéma, une relation très présente dans vos films, mais aussi mentionnée par Jean Rouch — qui lit la voix-off de Ciguri 98 – La Danse du peyot — avec le concept de « ciné-transe »,7 ou par Peter Gow avec l’idée de « cinéma de la forêt ».8 Comment avez-vous, en tant que cameraman et monteur ayant vécu ces expériences au Mexique, ressenti et capturé cette intersection entre les visions chamaniques et l’expérience cinématographique ?
RH – C’est une question sur la seconde partie de nos films. Artaud raconte qu’en 1936, pour accéder au Ciguri, il y a eu six semaines, à l’automne 1936, où il a d’abord suivi la route du Tutuguri et secondement la route du Ciguri. Notre route du Tutuguri, c’est dix ans, 1977-1987, et notre route du Ciguri, c’est 1995 jusqu’en 2001. Donc, la question porte sur la parole chamanique. Le chaman, c’est celui qui rappe. Il ne s’appelle pas chaman, il s’appelle Raspador, parce qu’il raspa [gratte]. On ne pouvait pas l’appeler en français « rappeur » parce que c’est une autre chose. C’est Germaine Dieterlen, qui était la personne qui travaillait avec Jean Rouch, qui, en voyant Ciguri 98 – La Danse du Peyotl, nous a dit : « cet homme est un chaman. » On a beaucoup travaillé avec lui jusqu’en 2001 et, dans les dernières années, Raymonde lui posait des questions, des questions, des questions… jusqu’à l’épuisement sur « qu’est-ce que tu vois, qu’est-ce que tu vois, qu’est-ce que la voie ? » Il voit Jikulí. Artaud a aperçu que Jikulí est un être.
Le chaman Ceverico nous explique que ce n’est pas un être, c’est un peuple. C’est le double du peuple réel. Il y a un autre peuple qui s’appelle Jikulí avec une même structure sociale —un gobernador [gouverneur], etc. Le Raspador règle les problèmes entre la société où il vit et la société double et, surtout, il rétablit la bonne entente entre les deux. Raymonde, pour répondre à votre question, lui pose la question : « Qu’est-ce que tu vois ? » Il répond : « Je vois comme je te vois ». « Comment vois-tu le corps d’un malade ? ». Et je voie le corps du malade un peu transparent. Il y a une notion de nombre de vies. Un homme Tarahumara a trois vies. Une femme, quatre. Trois, ça correspond aux hommes, quatre aux femmes. C’est comme ça. Pas d’explication. Il dit : « je vois, quand un malade vient me voir, je vois s’il est dans sa première vie, sa seconde vie, on peut faire quelque chose. Si c’est la troisième, on ne peut plus. » Et puis il lui dit : « tu vois, quand il y a une cérémonie du Ciguri, on fait des offrandes, le Ciguri vient chercher la nourriture, el humo [la fumée], l’odeur de la nourriture. » Depuis, il lui dit : « ce n’est pas Ciguri Mayor, ce sont d’autres Ciguri qui viennent chercher le parfum de la nourriture, pour l’emporter à Ciguri ». Raymonde lui dit : « Et tu les vois quand ils viennent ? » Et Ciguri fait, « Oh ! » Et Raymonde croit qu’elle a posé une question imbécile. Il dit : « Claro que lo veo », « Bien sûr que je les vois ».
Quelles images mettre dans le film quand une parole chamanique vous dit ce que le chaman voit et que vous ne pouvez pas filmer ? Raymonde m’avait demandé de filmer des irisations sur l’eau à 5 heures de l’après-midi, sur el río [le fleuve]. Le vent fait des irisations sur l’eau et, en filmant latéralement, on voit ces irisations. Un jour avant, elle me dit : « Viens, tu vas filmer ça ». Le lendemain, elle me dit : « Viens, tu vas filmer ça ». On n’a pas beaucoup de pellicule… Ça nous a énormément servi parce que, quand il y a des séquences de parole sur le voir chamanique, on pouvait mettre ces irisations qui sont agréables à voir, qui supportent la parole du voir.
RS – Dans la continuité de la question de Salomé, j’aimerais vous poser une autre à propos de la représentation du rituel et de la ritualisation de la représentation cinématographique. Car, d’une part, il y a la représentation du rituel, mais, d’autre part, on peut dire qu’il y a une presque ritualisation de la représentation cinématographique, dans la mesure où vos films présentent, entre autres aspects, des mouvements de caméra qui répondent à ceux des danseurs, témoignant donc d’une participation active dans le rituel qui se réfléchit au niveau des formes filmiques.
RH – Ça, c’est mon travail. Là, on a toujours tourné avec de la pellicule argentique. Super 8, trois minutes, une bobine de film dans une caméra à 16 mm, c’est dix minutes. Ça veut dire que vous ne pouvez pas rater, si vous commencez un plan, vous le prenez, si ce n’est pas le bon cadre, vous gâchez la pellicule, et puis c’est fini. À quel moment on filme ? Godard dit que le cinéma, c’est toujours la question de savoir où commence un plan et où il finit. Pour l’opérateur, c’est ça, c’est-à-dire : « Quand est-ce que je prends un plan ? » C’est bien parce que, si j’utilise bêtement la pellicule, je vais laisser passer quelque chose. Ça demande de la chance, de l’observation, mais ça, je l’ai appris avec Nuytten, avec Gradiva.
Ça veut dire que, si on veut faire du cinéma pour le montrer, il faut savoir choisir un cadre, choisir une distance, puis le moment. On a appris que, quand on veut choisir une distance, si on veut filmer de près, on s’approche — on ne fait pas de zoom, on s’approche. Si on veut filmer de loin, on recule. C’est-à-dire qu’on choisit le cadre, la distance et la lumière, voilà. C’est la base que j’ai apprise avec Nuytten, si on veut montrer, si on prétend donner des plans à voir. Après, il y a ce qu’on montre, ce qu’on nous permet de voir.
Il a fallu beaucoup de confiance. Ils nous ont fait confiance. Pour nous accepter dans des rites comme ça, c’est très loin, pour savoir quel jour, quel moment ça va se passer. Dans Los Pascoleros – Tarahumaras 85, j’ai filmé des gros bidons avec un gros bâton et un liquide blanc. C’est le tesgüino. Pour faire la fête, il faut 100 litres de tesgüino. Pour faire le tesgüino, il faut sept jours à peu près. Quand va avoir lieu une fête, quand quelqu’un le décide, ils disent : « Empiecen a moler! » [« Commencez à moudre ! »]. On ne comprenait pas ce que ça voulait dire. Ils commencent à moudre, à écraser le metate [pierre meulière] pour faire un test, pour le faire bouger. Ça veut dire que la fête aura lieu dans sept, huit jours. Puis, j’attends. Et, le jour de la fête, quelqu’un vient me dire : « c’est pour ce soir ». Nous voulions que ça se sache, si ça sera mardi ou mercredi… On a fini par comprendre ce temps Tarahumara qui est tout à fait contraire au temps cinématographique, surtout avec le temps de la pellicule argentique. Ils ont le temps, prennent le temps. Et moi, je suis là, avec la caméra.
SLC – Je souhaiterais vous demander sur l’évolution de votre relation avec les personnes filmées au fil des années. Ont-elles eu l’occasion de visionner les films à un moment donné et, le cas échéant, cela a-t-il engendré un changement dans votre interaction ?
RH – Cette relation a commencé prudemment avec le film. On a remarqué au tout début qu’ils acceptaient d’être filmés pendant qu’ils travaillaient, dans des gestes de travail. Ils n’ont jamais vu ce qu’on voit dans une caméra, mais ils voyaient quand même vers où la caméra était dirigée, par exemple des femmes qui défrichaient, qui enlevaient l’herbe du frijol [haricot]. On filme le travail, les femmes voient qu’on filme leurs gestes de travail. Ils voient que je les filme en train de travailler, ça commençait comme ça, et puis, petit à petit, ils nous ont désigné comme los dos que andan por la sierra con mochilas [les deux qui se déplacent dans la sierra avec des sacs à dos]. Ça s’est passé aussi à Los Pintos,9 des fêtes de Pâques. On commence, il y a des Métis qui sont dans le village, qui nous comprennent, qui voient que je filme los Indios [les Indiens], et pas eux, los mestizos. Et ça les agace, ils prennent des roues au papier hygiénique, les mettent devant la caméra. Raymonde, qui n’a pas peur, les engueule. Et les Tarahumaras voient que nous, nous osons dire aux Métis, qu’ils nous ennuient. Et je crois que là se décide, qu’ils voient que nous sommes allés voir le rite et que nous le respectons, que nous avions le sens du sacré. Je crois que les gens, quand on les filme, ne sont pas gênés par la caméra : ils filment, ils dansent.
Pour moi, il est important de me tenir toujours à l’extérieur du rite, ce qui diffère de Jean Rouch. Quand Jean Rouch filmait chez les Dogons, il rentrait dans le rite, il filmait à l’intérieur du rite et moi, je ne pouvais pas faire ça. Ce qui m’a sauvé, c’était de toujours avoir la bonne distance, le sens du sacré. Ça veut dire, qu’est-ce qu’on peut faire ou ne pas faire pour être accepté dans ces rites. C’est comme ça qu’on a progressé.
L’ethnographe nord-américain Carl Lumholtz est allé dans le nord du Mexique pour voir les Indiens dans les années 1890. Il y avait un bataillon de l’armée pour l’apporter. Il dit dans ses mémoires que Nararachic, déjà, c’est le seul endroit où il y a du peyotl encore. Les jésuites ont tout enlevé. Quand on y va 80 ans après, il y a encore du peyotl. C’est pour ça qu’on dira Le Dernier Chaman en 1999.10 C’est le dernier endroit où on trouve encore le peyotl, où on a trouvé le peyotl, c’était la fin. Les ethnologues disent qu’une tribu se laisse filmer quand elle sent que c’est la fin.

Saweame : ils conduisent les rites du Yumari (version collective du Tutuguri), courtoisie de Régis Hébraud.
Public [Guillaume Vieira] – La présence d’une croix catholique me frappe un petit peu. Je voulais donc comprendre s’il s’agit d’une influence des jésuites incorporée dans la culture Tarahumara.
RH – Artaud le dit : ce n’est pas la croix catholique, il n’y a pas le Christ dessus ; c’est la croix de l’orientation par rapport au soleil.
Public [Lula Pena] : Je veux juste savoir si vous pouvez développer un peu plus cette notion de « parole » que vous avez cherchée et que vous a amenée au Mexique au départ. Vous avez commenté que vous cherchiez la parole. Qu’est-ce que la parole ? Qu’est-ce que écrire ? Et alors, qu’est-ce que vous avez trouvé à partir de cette approche ?
RH – Qu’est-ce qu’on a trouvé ? La réponse est ce que nous appelons, dans notre réalisation, la « fêlure du temps ». La fêlure du temps est une notion de Hölderlin. Hölderlin a dit que la fêlure du temps a lieu lorsqu’il y a un événement qui crée un début et une fin sans qu’ils ne riment plus ensemble. On peut dire que toute civilisation rencontre la fêlure du temps, même si Hölderlin en parle à propos des Grecs. Nous l’avons vécu chez les Tarahumaras les dernières années. Le chaman nous l’explique, normalement quand il y a une fête — les amis viennent sacrifier un bœuf ou des chèvres, on les pelle, on les met à cuire toute la journée, on fait cette préparation, et puis, le soir, la fête commence, on boit du tesgüino, on s’enivre… c’est la nuit jusqu’au matin. Dans la fêlure du temps, c’est le matin quand les gens arrivent. Ils commencent à boire du tesgüino avant de commencer à préparer la fête. Et il dit que quand l’ébriété vient, la fête s’en va. C’est fini. Je n’ai pas filmé volontairement les dernières années, j’ai vu, on a vécu ça. Je n’ai pas filmé volontairement la désorganisation de la fête. C’est un travail d’ethnologues, nous étions des cinéastes, ce n’était pas notre objectif.
Public [Giovanbattista Tusa] – Vous avez dit au début que Raymonde est allée chercher la voix d’Artaud, ce qu’Artaud a vu. Comme vous le savez bien, Artaud était, pour ainsi dire, anti-ethnographique. Il était quelqu’un qui était là, en projetant ses propres rêves ou cauchemars sur les Tarahumaras, ainsi que sa vision. Si on n’entend pas la poésie ou l’écriture d’Artaud, parfois on a l’impression de voir des images d’ethnographes ou du cinéma ethnographique. Comment avez-vous gardé cet équilibre ? Parce qu’il y a quand même, je l’ai compris ainsi, du financement des institutions d’ethnographie.
RH – Il faut faire très attention, quand on fait du cinéma, avec la parole d’Artaud et ce qu’il a vu. Dans Los Pascoleros – Tarahumaras 85, on fait intervenir Artaud. Raymonde lit sept phrases de Tutuguri parce que ce qu’il dit avoir vu dans le poème est fantastique. Mais, si vous écrivez ce poème sur votre film, vous tuez les images. La vision d’Artaud, pas plus que le rêve du chaman, n’est pas filmable. Il raconte qu’il a vu des chevaux, qu’il a vu les tournées… il faut faire attention. Raymonde vous répondrait mieux que moi : qu’est-ce qu’on peut prélever dans Artaud qui est fondamental, mais qui ne tue pas les images ?
Public [GT] – Vous êtes donc partis des images et, après, vous avez choisi de partir d’Artaud…
RH – Ce sont des choses que Raymonde décrit après être partie. On m’a demandé, on m’a interviewé, on m’a dit « pourquoi êtes-vous parti au Mexique ? ». J’ai toujours répondu qu’il y a cinq ou six raisons. Je pourrais vous dire, car Raymonde le dit : à Toulouse, il y a une place qui s’appelle Place de la Comédie, où elle rencontre une bohémienne qui lui dit, [en lisant] une ligne de la main, que son avenir est au Mexique. Raymonde rentre dans notre village et elle voit un chien noir. Elle dit, ça y est, il faut aller au Mexique. Elle le dit, elle l’écrit. Ça, c’est une raison.
Je dirais aussi qu’elle est allée voir l’écriture d’Artaud, mais ça, je l’ai vu après son décès sur une feuille qu’elle avait écrite. Elle me disait qu’il fallait faire les valises, prendre des pellicules, prendre des piles, qu’on va au Mexique, qu’il faut prendre l’avion… mais elle ne m’a pas dit qu’on allait voir l’écriture d’Artaud. Je pourrais vous raconter deux ou trois autres raisons d’aller au Mexique.
Public [Giulia Lamoni] – Je voudrais vous demander comment votre manière de filmer s’est transformée au cours des années. J’ai senti que dans le premier film, Los Pascoleros – Tarahumaras 85, il y a une attention très forte aux formes, ainsi qu’une certaine attention à la géométrie, presque un regard plus esthétique. Alors que, dans le deuxième film, c’est comme s’il y avait une relation plus réaliste, peut-être ?
RH – Au début, je vous ai parlé de Gradiva. On a pris le point de vue de Gradiva. On va chercher la démarche des femmes. Je filme, je n’ai pas le droit de lever la caméra, de temps en temps, un petit peu, je filme le début. Quand on voit les premiers films sur les Tarahumaras, le dimanche, les femmes vont à la messe, je filme parce qu’elles vont passer, on attend, et, quand elles passent, on filme leurs démarches, leurs lignes. C’est le point de vue que Raymonde m’a demandé. Ça commence à s’inverser dans Los Pintos, où on va à Pâques, à Norogachic, et on tombe sur la mise en scène des Tarahumaras qui fêtent à leur façon la Passion. Les jésuites leur ont donné, dans leur éducation, le rôle des fariseos [les Pharisiens]. Dans la Bible, les fariseos sont les mauvais, ceux qui sont contre le Christ, puisqu’ils ne sont pas bien chrétiens. Les Tarahumaras font la fête, au lieu d’être peinés d’avoir le mauvais rôle, ils font un rôle de danseur. Ça va très loin dans cette fête, puisque, par exemple, à Pâques, ils font une marionnette grandeur nature, qui est Juda, avec un sexe en bois. La première fois qu’on va à Nararachic, en 1995, sur la place de l’Église, il y a le curé qui ne dit rien, il y a les Tarahumaras qui dansent, en portant Judas avec son sexe, qui demandent aux adolescents de venir toucher le sexe de Judas devant le curé, devant tout le monde. C’est l’inversion, si vous voulez, du rôle des fariseos, et ça va plus loin. Et on fait un contresens dans Los Pintos, parce qu’on croit que ce personnage est le Blanc qui est le violeur des femmes Tarahumara. Pas du tout. Ils disent que ce personnage — que c’est Lucifer, originellement un hermano de Dios [un frère de Dieu] — est leur géniteur. Ce qu’ils manifestent, c’est que cet être est à la fois le diable. C’est le géniteur de la race Tarahumara. Ils ont complètement inversé l’enseignement, le rôle qu’on leur a fait jouer. Puis le curé laisse passer ou il ne comprend rien, mais ça ne se discute pas.
Public [Miguel Coelho] – On sait tous que le voyage d’Artaud au Mexique est l’un des grands mythes de la littérature et l’un des grands voyages littéraires. C’est drôle, parce qu’aujourd’hui, au Mexique, il y a des gens qui disent qu’Artaud n’a peut-être jamais fait ce voyage.
RH – Raymonde répond à la description d’Artaud de son arrivée et, en particulier, de la vision qu’il a de ce qu’on appelle l’atmosphère. C’est Cézanne qui parle de l’atmosphère — sur des plateaux, on voit des rangées de montagnes qui se dispersent. Artaud fait une description du moment visuel de cette vision qu’on a, que Raymonde a éprouvée. Ça ne s’invente pas, c’est-à-dire Artaud n’a pas pu, dans ce qu’il dit, ce que vous avez entendu là, que les sorciers — il l’appelle les sorciers —, qui sortent du sang, qui pètent, qui pissent… On a vu ça bien organisé. Vous avez le cercle de Ciguri, le feu, les croix. Normalement, dans le cercle des Ciguri, quand il a commencé, il ne faut pas sortir, mais ils boivent du tesgüino — ils se donnent envie de pisser. Vous avez les rites de sortie… Ils font le tour des croix. Les femmes sortent par-là, vont un peu loin, reviennent, s’excusent d’être sorties. Tout ça, il le raconte. Nous l’avons vu. C’est difficile d’imaginer qu’Artaud ait écrit des choses comme vous les avez entendues, sans les avoir vues. On a vécu ce qu’il a vécu. Lui, en six semaines ; on a mis beaucoup de temps pour le vivre, mais on a vécu. Beaucoup de choses dont il parle précisément, nous les avons vues. On ne peut pas imaginer qu’Artaud ait allé chercher, je ne sais où, des détails sur les rites des Tarahumara, pour dire qu’il les avait vus…
Public [MC] – Ce n’est pas une question provocatrice, mais est-ce que vous avez eu, à un moment, peut-être ou pas, envie de déconstruire un petit peu ce récit d’Artaud ? Est-ce que ça vous est venu à l’esprit, cette confrontation entre ce qu’il écrit et ce que vous avez vu vous-mêmes ?
RH – Non, simplement de se tenir à distance de son texte, parce que ça aurait été tuer nos images, pratiquement. On en a pris, au début, des pensées, des phrases — enfin, Raymonde en a pris des phrases —, après c’est la limpia [le rituel de lavage], une partie du rite du peyotl chez les Tarahumara. Là aussi, il y a les parties qu’on a pu lire, qui correspondaient un peu à ce que nous avons pu filmer. C’est aussi une confrontation entre ce que nous avons vu et ce qu’il dit, mais jusqu’à un certain point.
Public [MC] : Quand vous parlez de la fin de la culture des Tarahumara, pourquoi avez-vous dit ça ?
RH – C’est une réalité.
Public [MC] – C’est une réalité. Est-ce que les narcotrafiquants étaient déjà arrivés à ce moment-là, par exemple ?
RH – On a vu les premiers. Il y avait, sur les rochers, il y avait quelques militaires de l’armée pour surveiller. Ce qu’on voyait, c’était au début de la marihuana, qu’ils faisaient pousser entre les plants de maïs. Il y avait des avionnettes qui venaient, qui se posaient là, qui repartaient. Les Tarahumaras appelaient ça la hierba buena [bonne herbe]. Il y avait encore du maïs, sauf qu’après, ils ont remplacé carrément la culture du maïs par la marihuana… ça les a détruits. Des amis mexicains qui y sont allés m’ont dit qu’avant de monter — il y avait une surveillance au début de l’ascension —, il fallait signaler si on été autorisé à monter ou non. Il y avait le cartel de la drogue installé à Norogachic, qui est le lieu de nos premiers films. À Norogachic, il y a plusieurs crimes de sang, c’est-à-dire plusieurs personnes tuées, mais aucun procès personnel. Ça, je le sais de façon générale.
RS – J’aimerais vous poser une toute dernière question, et c’est une question double. La première partie porte sur la notion de « hors-cadre », d’Eisenstein, que Raymonde Carrasco a étudiée dans sa thèse.11 Raymonde Carasco a essayé d’appliquer cette notion, qu’elle a développée largement au niveau théorique, dans la conception des films. Je sais qu’elle l’a appliquée dans Gradiva – Esquisse I, mais je pense aussi aux films Tarahumara. Et puis, j’aimerais vous demander, par rapport à la conception et à la pratique du montage — parce que vous étiez aussi le monteur de Raymonde Carrasco.
RH – Alors, sur le hors-cadre, je ne vais pas savoir répondre, parce que j’étais enseignante de mathématiques, alors que Raymonde était agrégée de philosophie et qu’elle avait des vitesses de la pensée. Moi, non. Par contre, sur le montage, je peux vous répondre. Avec Einstein, le cinéma, c’est le montage. Godard a dit : « montage, mon beau souci ». La pratique du montage, en sens pratique, c’est coller des plans. Dans notre travail avec Raymonde, je peux dire que j’étais celui qui exécutait tout le savoir-faire manuel. La caméra, le montage, la prise de son, toutes ces choses me revenaient. Puis, après, il y a le montage argentique. C’est moi qui manipule la table. Raymonde est à côté. Et elle ne voit pas bien, sur l’écran — on ne voit pas bien quand on est de profil. Je lui montre quand même, puisque c’est notre travail, on décide, on passe le plan, où est-ce qu’on coupe la fin, où est-ce qu’on coupe le début. On les associe, on les colle. Mais Raymonde, ça ne lui suffit pas. Quand on a pris les plans, il faut se souvenir d’où il est ce plan, de quelle bobine ce morceau-là. Les monteuses classiques avec du crayon blanc écrivaient au début du plan : le plan numéro sept, la bobine numéro cinq, etc. Sauf que, si vous voulez apprécier le montage, c’est-à-dire le passage d’un plan à un autre et si, sur le second plan, il y a du crayon blanc, vous ne pouvez pas apprécier la pertinence de la dernière image, de la première image. Il n’est pas possible. Je n’ai pas le droit, je n’écris pas sur la pellicule. Je me débrouille avec des numéros de bord, je me débrouille autrement. Et, quand on a fait une séquence au montage, pour que Raymonde voie bien ce qu’on a monté, je lui fais une projection. Une copie de travail, mais une projection pour qu’elle apprécie et, plus que ça, je fais pour chaque plan une petite fiche avec un trou — il y a beaucoup de plans, c’est dans la salle de montage, il y a des plans avec des clous —, je dessine avec les crayons de mes enfants une représentation du plan, un peu colorée, et je pose le plan comme ça là, ce qui nous permet vraiment de dire : « Après, ça ne va pas là, là, ça coince, etc. ». C’est comme ça que nous pratiquons ce qu’on peut appeler le montage.
Transcription de Salomé Lopes Coelho
Introduction de Raquel Schefer12
- Cité par Régis Hébraud dans Régis Hébraud, “Raymonde Carasco”, Catalogue du Festival Marche avec elle. Hommage à Raymonde Carasco, Université de Toulouse Jean Jaurès, avril-mai 2016, p. 5. ↩︎
- Nicole Brenez et Corinne Maury, “Présentation”, Raymonde Carasco et Régis Hébraud à l’œuvre / éd. par Nicole Brenez et Corinne Maury, Presses Universitaires de Provence, Aix-Marseille : Presses Universitaires de Provence 2016, p. 7. ↩︎
- Ibid.. ↩︎
- Brenez, Nicole, “Raymonde Carasco, la pensée comme fête”, Raymonde Carasco et Régis Hébraud à l’œuvre, op. cit., p. 92. ↩︎
- Régis Hébraud, “Présentation. Lire et voir les Carnets Tarahumaras”, Raymonde Carasco, Dans le bleu du ciel. Au pays des Tarahumaras 1976-2001, Éditions François Bourin, Paris 2014, p. 7. ↩︎
- Raymonde Carasco et Régis Hébraud ont réalisé un film sur Erasmo Palma, Portrait d’Erasmo Palma, Tarahumaras 87 (2011). ↩︎
- Jean Rouch, “On the Vicissitudes of the Self: The Possessed Dancer, the Magician, the Sorcerer, the Filmmaker, and the Ethnographer”, Ciné-Ethnography / éd. Par Steven Feld, University of Minnesota Press, Minneapolis 2003. ↩︎
- Peter Gow, “Cinema da Floresta. Filme, Alucinação e Sonho na Amazônia Peruana”, Revista de Antropologia, 38-2, 1995, pp. 37-54. ↩︎
- Carasco et Hébraud ont réalisé le film Los Pintos – Tarahumaras 82 en 1982. ↩︎
- En référence au film Ciguri – Tarahumaras 99 – Le dernier chaman (1999). ↩︎
- Raymonde Carasco, Hors-cadre Eisenstein, Macula, Paris 1979. ↩︎
- L’Introduction a été publiée originalement en portugais sur le site d’Hangar en septembre 2023 – Centre de recherche artistique : https://hangar.com.pt/um-cinema-tarahumara-os-filmes-de-raymonde-carasco-e-regis-hebraud/. ↩︎