Si la nuit assombrit le plus souvent les regards et atteint l’intime perception des choses, elle marque également l’avènement d’un monde qui s’éclaire de l’obscurité. La nuit s’anime des ombres qui la composent et, étonnamment, elle s’éclaircit à mesure que l’œil s’y précipite. Emmanuel Lévinas le relevait lorsque, dans son ouvrage Le Temps et l’Autre, il affirmait comment, « dans l’insomnie, c’est la nuit elle-même qui veille1 ». Le sujet ne veille pas lors de ses nuits, mais il est observé, éclairé par le noir. Ce renversement nous amène à penser que l’obscurité aurait sa propre lumière. Les nuits, d’une certaine façon, éclairent la nuit, elles illuminent la perception et décillent les regards. L’on a coutume de penser que la nuit aurait trait avec l’immobilité – le monde, la nuit, cesse ; les regards se ferment. Au contraire, une certaine agitation s’origine des territoires sombres et, progressivement, des fictions s’éveillent de la noirceur. La nuit avance, l’on discerne et démêle ses bruits, et c’est autant le noir qui se répand pour recouvrir le champ perceptif que l’image de celui qui progresse dans la nuit, à l’intérieur de ses nuits, de ses sonorités sourdes, en une zone intermédiaire où la fiction à la fois disparaît, puis réapparaît. La narration dès lors s’y déploie de façon oscillatoire, en raison du rapport que les nuits entretiennent avec l’état du rêve.
La nuit nous conduit assurément jusqu’au songe et elle inspire en chacun une vision ensommeillée. « La rêverie, résume ainsi Victor Hugo, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits2 ». « Le monde nocturne est un monde, poursuit-il. […] une création fantôme monte ou descend vers nous et nous côtoie dans un crépuscule ; devant notre contemplation spectrale, une vie autre que la nôtre s’agrège et se désagrège, composée de nous-mêmes et d’autre chose3 ». L’approche hugolienne met en perspective les qualités plastiques de la nuit comme autant de « transparences vivantes », d’« obscures décompositions », de « flottaisons de formes dans les ténèbres », de « croissances » et de « décroissances » « dans une épaisseur trouble4 ». C’est que la nuit est une expérience visuelle et sonore, une immersion à l’intérieur de nos images en train d’éclore. Et plus loin l’auteur d’affirmer : « La nuit, ou le sommeil qui n’en est pas un5 ». D’emblée, V. Hugo associe les territoires de la nuit à un rêve éveillé, à un sommeil les yeux ouverts, un état de la conscience qui offre au regard le spectacle d’un monde déréalisé, à l’entrelacs « de nous-mêmes et d’autre chose ». La nuit découvre alors de nouvelles images, des bribes de fictions, labiles et flottantes, à leurs prémices.
Bien que la nuit, communément, concentre et mobilise l’intérêt sur ce que l’on ne voit pas, sur ce que l’on ne voit plus, ne nous revient-il pas d’appréhender également la nuit à travers ses lumières ? On se propose ici de réfléchir ce moment éclairé des nuits dans la création photographique. De ce parcours, il conviendra d’analyser ce que la lumière instaure dans la nuit, de saisir comment les flux lumineux participent de la création d’une poétique nocturne, de poétiques fantômes, et de quelle façon la lumière crée de l’image dans l’image, des formes en mouvement habiles à dévoiler une narration des ombres. On s’efforcera de comprendre comment la lumière nocturne dévoile et dissimule tout à la fois des morceaux d’histoires. Ce parcours organise une réflexion à partir d’œuvres de plusieurs artistes intéressées par les nuits : Koral Carballo et ses villes de lumière (At the wrong time, 2015-2016) ; les fictions nocturnes d’Agnès Geoffrey (Nights, 2005-2007) ; Marina Gadonneix et ses trous noirs (Phénomènes, 2014-2021).
Koral Carballo, ou l’avancement dans la nuit
Koral Carballo, avec sa série photographique « At the wrong time », ouvre l’image aux nuits innombrables. Elle nous invite à éprouver un mouvement nocturne au moyen d’une mise en lumière de l’obscurité. L’artiste offre ainsi une profondeur à l’épaisseur obscure et elle associe la temporalité des nuits à une trajectoire par laquelle elle nous convie au plus intime et sombre de l’image. L’on sait, depuis l’ouvrage de Clément Rousset Routes de nuit, combien la nuit reste associée aux formes de la traversée, à l’idée de cheminements infinis. Le point de vue engage avec Carballo une mobilité et un enfoncement dans la nuit, par l’intermédiaire de routes photographiées. Ces chemins de nuit sont autant de trajets réflexifs, de percées. Blaise Cendras, dans L’homme foudroyé, a explicité les liens qu’il percevait entre la route et la voiture, notamment la nuit. « […] j’ai mes habitudes sur la route, explique-t-il, et surtout celle de m’entretenir tout seul et de suivre jusqu’au bout mes raisonnements car rien ne s’allie aussi bien à la vitesse que les démarches de l’esprit et les associations d’idées un peu plus lentes que la fragmentation du paysage qui se décompose et se recompose comme un puzzle6 ». Les routes nocturnes de Koral Carballo éveillent les démarches de l’esprit et le mouvement qu’elles inspirent offrent, au puzzle des idées, les moyens de s’engendrer de ce qui les dispersait.
Dans cette première œuvre photographique (fig. 1), l’obscurité se confond avec la route. Le spectateur, dont le regard est placé au centre de la chaussée, éprouve une perspective sombre. Au niveau du sol, on observe une intermittence d’ombres éclairées. Deux sources lumineuses se font écho. La plus éblouissante, dans la partie supérieure de l’image, retient l’attention, elle appelle le regard qui verse d’autant plus rapidement dans la profondeur de champ et le noir de l’image. La lumière perce l’écran d’ombre en même temps qu’elle précipite le regard jusque dans la cécité du lieu. Elle est autant source d’aveuglement qu’éclairement d’une trajectoire de l’autre côté de l’image. La lumière précipite ainsi le regard dans le noir, mais elle la réfrène également, dans la mesure où elle marque le commencement d’une profondeur opaque. La photographie confère une certaine couleur à la nuit, du fait que la lumière centrale, d’une teinte rouge orangé, se diffuse à l’intérieur du noir. Le noir se fait rouge sombre, organique. Le surcadrage, composé des frondaisons qui enveloppent la route, concentre les regards sur cette zone de couleur noire. La nuit devient une matière vivante, elle nous ouvre ses entrailles et sa chair. Cette route découvre progressivement la nuit à sa substance imperceptible, à son organicité, à ses entrailles.
Fig. 1
La récurrence des routes dans la série At the wrong time marque un effet de mobilité dans l’œuvre fixe, tandis que le paysage nocturne compose une sorte de cartographie intérieure. Les photographies mettent ainsi en scène un mouvement paradoxal. La traversée qu’engage la route vers le fond inspire un mouvement d’immersion, d’incursion vers un dedans. Ces trajets de nuit impulsent de surcroît une forme d’action qui n’est pas sans lien avec le fait de penser. Michel Foucault, dans Les Mots et les choses, explique ainsi : « … la pensée, au ras de son existence, dès sa forme la plus matinale, est en elle-même une action, – un acte périlleux7 ». De même que les routes de Carballo mettent en perspective un mouvement interne à l’image, elles se font pensives. Et, si l’obscurité avait pour singularité d’absorber toute part de narration à l’image, elle découvre dorénavant une certaine intériorité, des flux de pensée au commencement de la fiction. Dans cette seconde photographie (fig. 2), les lumières participent d’un étirement de la nuit, d’un écartèlement du noir. La route inaugure une nouvelle traversée qui se déploie désormais en rhizome. Les lumières que diffusent les quelques lampadaires décentrent le regard et multiplient les points d’accroche dans l’image. Le spectateur est invité à défaire le noir de la nuit, à pénétrer plus à même la surface obscure. Et si ces lumières trouent le noir, elles marquent également les prémices d’une activité sur le point d’éclore derrière la nuit. Jean-Luc Nancy associe la nuit « au monde de la substance ». « Car la nuit, explique-t-il, – par une différence majeure avec le jour – n’est pas plus extérieure qu’intérieure. Le jour est tout entier dehors, le jour est devant les yeux, au bout des mains et des pieds, sur la langue et au bord des oreilles. La nuit identifie le dehors et le dedans, l’œil y voit le dessous des choses, le revers des paupières, la couche inapparente des envers, des soubassements, des cryptes, des peaux retournées8 ». Les routes photographiées rendent sensible une intimité à l’image, non pas une fin, mais l’origine d’un remuement intérieur au noir. Il n’est que de penser aux autres photographies de la série At the wrong time de Carballo : lorsque l’on découvre, au premier plan, un véhicule garé, au bord de la route, de quelques rues désertes, et toute la ville illuminée qui se découvre progressivement dans le fond de l’image. Avancer dans la nuit, c’est en cela percevoir ses lumières, déceler comment des éclairements surgissent de la profondeur aveugle pour embraser le noir. La nuit, pourrait-on dire, n’est jamais une nuit. Le noir porte en lui une lumière.
Fig. 2
Ce voyage, auquel nous invite la photographe, nous conduit jusqu’à une image qui s’extrait de la profondeur du plan (fig. 3). De l’obscurité naît une scène de lumière. On lit sur un panneau : « Camino cerrado » (« route barrée »). La mise en scène marque un suspens dans la mise en narration de l’image. On perçoit, de l’autre côté de la ligne de barrage, un habitat éclairé. Un intervalle se crée entre la zone de lumière et le point de vue, par l’intermédiaire duquel le spectateur est invité à projeter des histoires à partir de ce qu’il imagine au loin. De la sorte, si l’obscurité avait pour corolaire de rendre secrète toute narration, quelque chose d’une histoire semble jaillir conséquemment de la profondeur de ce que nous voyons. On assiste à une mise en narration progressive de l’image et du noir. « Toutes les idées sont tendanciellement des idées de la nuit9 », écrivait Pierre Pachet. L’errance nocturne trouve ici son point de perspective dans la lumière qui s’extrait de l’autre côté de la nuit. On le comprend, les déambulations sur les routes engage une dérive par l’intermédiaire de laquelle des bribes d’événements plastiques s’extraient progressivement de l’image.
Fig. 3
La série At the wrong time met en mouvement les images de la nuit et les pensées qui y sommeillaient. Sur la route, la nuit se fait trajectoire. La contemplation induite par la nuit marque une fermeture au noir, mais cette fermeture ravive paradoxalement d’autres images. Le regard de la nuit conduit le spectateur à éclairer ses ombres intérieures, ses propres peurs. La nuit se fait dès lors route d’éclairement.
Agnès Geoffrey et les drames dévoilés
Dans la suite du travail de Koral Carballo, il nous a semblé intéressant d’appréhender les nuits à travers la série Nights d’Agnès Geoffrey. Du fond de l’obscurité, elle sonde les plus infimes mouvements d’une fiction à venir. Des corps émergent pas à pas de l’obscurité, en attente d’une histoire.
Dans cette première œuvre (fig. 4), le point de vue s’origine de l’eau, d’une étendue qui occupe le devant de la scène. L’eau sombre et noire renvoie à l’idée d’une profondeur, elle met en scène un abîme et redouble, sur le plan thématique, l’association que l’on fait entre l’eau insondable et la nuit impénétrable. La composition met en évidence, au centre, un tronc dont la forme courbe génère un mouvement à l’image. Le reflet du tronc dans l’eau instaure un effet de continuité, entre ce qu’il y a sous la surface de l’eau noire et ce qui émerge de cette surface. L’éclairage dirigé vers ce centre, verdâtre, valorise la forme verticale, de sorte que nous avons l’impression qu’elle s’anime et s’étire. Ainsi une lumière semble-t-elle jaillir de l’eau. L’arbre paraît une sorte d’éblouissement interne à la nuit noire. Cet éclat, propre à la nuit, nous donne à considérer, non pas le paysage tel qu’on le connaît, mais un travail de régression des formes. Le cadrage met en évidence une certaine horizontalité, redoublée par la ligne de rivage, et c’est cet effet d’horizontalité qui met en abyme la verticalité du tronc, verticalité dont la présence est redoublée par son reflet dans l’eau et l’absence de feuillage. La lumière qui surgit de l’image ne met pas tant en scène un arbre qu’une forme en devenir. Un éclairement se lève du noir, il éclot de la nuit même. On y voit de surcroît un mouvement, une force qui s’érupte du fond ténébreux, comme si toute nuit portait en elle les virtualités d’une lumière à venir. De même, l’on finit par imaginer, au cœur de ce paysage onirique, des formes s’animer, mi-végétales, mi-humaines. Dans cette œuvre, le spectateur prend place dans l’eau noire. Immergé à l’intérieur de cette nuit qu’il fait sienne, il est invité à contempler les formes qui s’extraient une à une du rivage, mais également cette ligne qui scinde la photographie en deux dans sa largeur, et d’où s’échappent des formes qui paraissent glisser devant ses paupières ouvertes : le mouvement préfigure, là, quelque chose du déroulement d’un film intérieur.
Fig. 4
La seconde photographie (fig. 5) crée une continuité logique, ne serait-ce que visuellement. On y voit, en gros plan, les jambes d’une femme qui se tient debout. Le cadrage intensifie la position verticale et la mise en lumière nous donne l’impression qu’une présence narrative s’élève du noir. L’obscur renferme, ici, les germes d’une fiction, et la nuit nous amène à penser l’histoire passée ou à venir. Cette femme marche, elle avance dans le noir. Derrière elle, on perçoit l’encadrement d’une porte refermée. La nuit reste à ouvrir. La verticalité et l’horizontalité sont simultanément mises en exergue. Mais, alors que le noir participe d’un aplanissement de la profondeur de champ, il instaure, par la porte qu’il nous donne à voir, au fond, l’idée d’un franchissement, d’une traversée possible. Qui plus est, le cadrage resserré ne nous permet pas d’identifier l’espace dans lequel le personnage évolue, et cette absence de référent à la fiction nous invite à imaginer une narration à l’œuvre dans l’image. Le noir crée un aplanissement qui, à la manière du facingness10 théorisé par Michael Fried au sujet de la peinture moderne, institue un effet miroir. C’est dire combien le spectateur est amené à penser l’œuvre et son devenir fictionnel à partir de ce qu’il projette dans le noir de l’image.
Fig. 5
Le face-à-face qui s’organise avec l’œuvre-miroir trouve une continuité à travers une troisième photographie (fig. 6). Un enfant nous fait face. Il est spectateur du spectateur, il nous regarde. La lumière est située derrière le personnage, de telle sorte qu’il apparaît en contre-jour et que l’on ne peut véritablement l’identifier. L’image se fait progressivement narrative, par l’intermédiaire de la composition et de l’éclairage. On ne perçoit pas véritablement la porte, mais on a tout de même l’impression qu’elle est entre-ouverte. Le spectateur est invité à projeter une fiction dans la mesure où l’image représente un suspens narratif. C’est une présence incertaine et fantomatique. L’enfant hante le décor, il est là, sans être là. Il se détache progressivement du fond noir, en attente de notre regard. Le spectateur est plongé dans ses pensées, comme s’il voyait de nuit les figures de sa mémoire s’éveiller. L’enfant n’est-il pas aussi à notre image ? Ou à l’image de celui qui s’éveille dans la nuit, émerveillé de ce qu’il ne reconnaît plus ? Nous sommes regardés par la nuit, et c’est ce regard qui nous permet de sonder l’image au-delà de ce qu’elle nous donne à voir. Ici, une lumière éblouissante, disposée sur la façade de la maison, crée un effet de surexposition qui rend d’autant plus spectrale la scène que nous découvrons. Une scène naît sous nos yeux, dont l’origine se trouve sans doute dans la maison de nuit que l’on découvre en arrière-champ, sorte de camera obscura des images à venir, de la fiction en train d’éclore.
Fig. 6
Marina Gadonneix : la boîte noire ou la fabrique de l’imaginaire
Les jeux de matières dans l’œuvre de Marina Gadonneix présentent des plasticités narratives élaborées à l’intérieur de boîtes noires. Dans sa série intitulée Phénomènes, la photographe s’intéresse aux événements naturels reproduits en laboratoire : avalanches, trous noirs, ouragans, tornades, éruptions volcaniques. L’artiste scrute les modèles scientifiques de réplique d’événements naturels et elle cherche à rejouer des drames visuels, non sans une certaine théâtralité. La découverte d’une image du photographe scientifique Kristan Birkeland, qui reproduit au début du XXème siècle une aurore boréale dans son laboratoire, est le point de départ de Phénomènes. De là, l’artiste tisse des liens entre le réel et l’onirisme. « Mon travail, explique-t-elle, tente de rendre compte de la porosité entre le document et la fiction, la simulation et l’illusion. De fait, il interroge la fabrication de la représentation tout autant que la fabrique de l’imaginaire11 ». Et plus loin, elle précise : « Ce qui m’intéresse, ce sont les lieux qui font appel à des images mentales, à notre mémoire qui sont comme une surface de projection. Mais je suis dans le documentaire, ces lieux existent vraiment12 ». Gardonneix recompose des nuits oniriques à l’intérieur desquelles la lumière illumine le noir et lui confère un mouvement narratif. Deux images retiendront notre intérêt.
La première œuvre met en scène un bassin à l’intérieur duquel on perçoit un éclair de lumière (fig. 7). Le point de vue s’origine du fond si bien que le regard semble immergé à l’intérieur de l’image qu’il contemple. Quelques formes apparaissent, sans que l’on réussisse précisément à les identifier, tant la composition instaure une certaine fragmentation. Ce qui ressort, néanmoins, c’est un cet éclair dans la nuit qui dessine un trait d’une précision certaine. Le trait de lumière crée une fissure qui déchire le noir. Tout se passe comme si cette forme marquait un événement lumineux singulier, d’une force et d’une intensité significative. Ce fil de lumière modifie profondément l’image dans son organisation, de sorte que ce n’est pas tant la nuit qui fait image que le noir qui met en scène la fibre lumineuse. Quelque chose d’une détonation brise l’opacité et le phénomène auquel on assiste crée un effet de saisissement. L’attention est accaparée par cette irruption de lumière dans le noir.
Fig. 7
La deuxième œuvre compose une sorte de fumée envahissante qui se répand dans une nuit très noire (fig. 8). On perçoit des dallages blancs au niveau du sol. Ce nuage informel a la particularité de se répandre vers le devant de l’image. La lumière, pour ainsi dire, vient à nous. Mais c’est une lumière de nuit. Une lumière qui est une matière vive. Cette propagation se fait en dehors du cadre. Elle induit un mouvement, un flux qui s’écoule vers nous. Marina Gadonneix recrée des sortes de chambres mentales par où elle donne vie à une nuit originelle, ce que Pascal Quignard appellerait « une nuit utérine13», et d’où s’extraient des phénomènes informels. Le mouvement de l’informe participe, selon Umberto Eco, de la mise en place d’un « champ de possibilité14». Il nous semble que M. Gadonneix explore ces nuits originelles, les mouvements de l’informe qui s’y déploient, de manière à découvrir précisément ce champ des possibles au fondement de toute œuvre, c’est-à-dire l’image au seuil de son devenir de fiction.
Fig. 8
Ce parcours à travers les nuits éclairées nous a permis de réfléchir la grande labilité de la lumière dans son rapport au noir. La nuit vient illuminer le regard. Elle donne de la lumière à l’obscur. Baldine Saint Girons a souligné comment celui qui est confronté à la nuit est saisi par une « voyance intérieure15 », par des visions périphériques. Si la nuit engage l’image du côté de l’obscurité, de sa cécité, il convient de penser qu’elle met également en scène des instants de lumière, des images ou des flux lumineux, et que ces mêmes compositions traversées d’éclairements donnent à la fois une profondeur à la nuit, une épaisseur, un mouvement, produisent des instants de fiction. En cela, les nuits éclairées sont des moments narratifs, elles présentent au regard une matière d’où la fiction s’offre dans un mouvement oscillatoire. La lumière participe ainsi d’une mise en mouvement de l’image nocturne et de son apparente immobilité, elle métamorphose la nuit et met en œuvre des images secondes, au seuil de leur présence. La nuit dérobe dès lors la fiction tout autant qu’elle nous permet de saisir d’autres instants fictionnels, fantasmagoriques. Espace propre à l’insurrection, au soulèvement des images, la nuit demeure pensive. Elle n’est pas noire.
Julien Milly
- Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’autre, Paris, P.U.F., 1983, p. 27. ↩︎
- Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, Paris, Gallimard, 1980, p. 37. ↩︎
- Ibidem. ↩︎
- Ibidem. ↩︎
- Ibidem. ↩︎
- Blaise Cendrars, L’homme foudroyé, Paris, Denoël, 1945, p. 460. ↩︎
- Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, p. 8. ↩︎
- Jean-Luc Nancy, Tombe de sommeil, Paris, Galilée, 2007, p. 37.. ↩︎
- Pierre Pachet, L’Œuvre des jours, Courty, Éditions Circé, 1999, p. 102. ↩︎
- Michael Fried, Le Modernisme de Manet. Le visage de la peinture dans les années 1860, Paris, Gallimard, 2000, p. 126-127. ↩︎
- Marian Gadonneix, « Photographie : la poétique scientifique de Marina Gadonneix », Le Monde, 20 juillet 2019. ↩︎
- Ibidem. ↩︎
- Pascal Quignard, La Nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007. ↩︎
- Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Paris, Éditions du Seuil, 1965, p. 37. « L’Informel […] ne nous conduit pas à proclamer la mort de la forme, mais à en forger une notion plus souple, à concevoir la forme comme un champ de possibilité » ↩︎
- Baldine Saint-Girons, Les Marges de la nuit, Paris, Les Éditions de l’amateur, 2006, p. 42. ↩︎