Avant-Propos*
Au milieu des années 1960, diverses circonstances d’ordre surtout professionnel m’amenèrent à délaisser quelque peu le grand écran. Je transmis à Jacques Lourcelles1 les responsabilités éditoriales, rédactionnelles et financières de la revue Présence du Cinéma. Mon arrivée aux Nouvelles littéraires consacra l’intérêt nouveau que je portais à la télévision, alors dans sa période de croissance, de richesse inventive, incarnée par ses pionniers. Puis, l’aventure du magazine Matulu2 m’accapara durant la première moitié des années 70, tandis que j’accordais aussi de plus en plus de place à mes travaux dramatiques et purement littéraires. Néanmoins, je n’abandonnais pas le « Septième Art » : je continuais à voir des films, quoique avec beaucoup moins d’assiduité et de passion qu’auparavant, et il m’arrivait même d’écrire de temps en temps des articles sur eux, soit dans mon magazine, soit pour les Nouvelles littéraires, soit encore, comme je l’ai raconté dans Une Vie en liberté3, pour la revue Cinéma et Télécinéma. Mais l’enthousiasme qui avait accompagné mon entrée en cinéphilie était, je l’ai dit, en partie retombé.
Les causes de cet amoindrissement de flamme n’étaient pas seulement personnelles. En septembre 1960, notre numéro spécial « mac-mahonien » des Cahiers du cinéma consacré à Losey avait poussé sur le devant de la scène un cinéaste considéré jusqu’alors comme estimable sans plus. Soudain on l’avait vu, aux côtés de Lang, Preminger et Walsh, figurer dans le fameux « carré d’as » du Mac-Mahon, Or, quatre ans après, Losey avait donné des signes d’affaiblissement de la force brute qui animait ses premiers films américains et que son exil en Angleterre paraissait peu à peu corrompre – « pinteriser », dirais-je volontiers – approuvant en cela la lecture proposée par son premier admirateur historique, Pierre Rissient4.
La sophistication stylistique de The Servant, immédiatement suivi de Pour l’exemple et de Modesty Blaise,pouvait prétendre au rôle de premier repère de ce tournant pris par le cinéaste du Rôdeur, un autre signe étant l’unanimité d’une critique jusqu’alors passée imperturbable à côté de ses chefs-d’œuvre, y compris Temps sans pitié. S’accrochant comme toujours au train en marche, il était naturel qu’elle sautât dans les wagons de queue. Pendant ce temps, dans Présence du Cinéma5, Jacques Lourcelles déplorait que Losey fût passé « corps et bien dans le clan du pire cinéma intellectuel européen ».
Cet épisode avait été pour certains d’entre nous le déclencheur d’une relative déprise de la passion cinéphilique, puisqu’il s’agissait du cinéaste que nous avions juché sur un piédestal de pellicule comme une sorte de dieu. Mais son cas, seul, n’eût pas suffi. Il fut loin de rester isolé et c’est un ensemble de causes parfois sans rapport entre elles qui devait décider de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler le déclin de la cinéphilie, en tout cas en France, phénomène que j’ai déjà maintes fois mentionné, et raconté aussi dansla dernière réédition de Sur un art ignoré 6. Parmi ces causes, la plus déterminante fut assurément l’évolution générale que nous constations à Hollywood, en train de perdre sa belle innocence – celle de DeMille – et son insolente santé – celle de Walsh – en se frottant au cinéma de notre continent ; du moins à la partie de celui-ci qu’anime « le sentiment fondateur » – selon M. Jacques Attali – de l’idéal européen : la culpabilité. 7
Après la disparition – des écrans ou de la planète – des susdits et d’Anthony Mann, Ford, Hawks, de tous les autres qui avaient illustré l’âge d’or de Hollywood et, par voie de conséquence, celui de la cinéphilie, la fin des années 60 salua l’arrivée d’une génération en phase avec l’« ère du soupçon » : contestations individuelles, repentances politiques, démangeaisons sociales, psychologisme invasif, prépondérance encombrante du dialogue frôlant le bavardage, la forme (regard sur la matière, style) abdiquant du même coup la netteté, la franchise, la concision, la hauteur, la transparence et pour tout dire la simplicité de son classicisme. Ce qui n’était auparavant que le fait de quelques tempéraments singuliers (Kazan par exemple) devenait une vague montante à laquelle ne pouvaient s’opposer que des reprises ostentatoires des anciens codes, à la manière de Sergio Leone ou de Clint Eastwood.
La création artistique au fil des époques ne demeure jamais longtemps sur un plan horizontal ; elle se situe plus souvent sur une pente qui monte ou qui descend. Certes, surgissaient parfois de délicieuses ou puissantes exceptions : sur le moment elles illusionnaient, mais dans son ensemble le cinéma américain, qui avait suscité tant de mythes, de génie, d’admiration, de passion, allait désormais, tel un avion à court de carburant, poursuivre une descente inéluctable jusqu’à ces catastrophes spectaculaires aux allures de feux d’artifice (« artifice » revêtant ici tout son sens) que sont aujourd’hui les blockbusters élaborés à l’ordinateur, avec leurs super-effets spéciaux, super-héros, super-robots, super-monstres galactiques, et les envols de ptérodactyles géants destinés aux lecteurs immatures de bandes dessinées.
D’autre part, la cinéphilie pratiquée dans les années 50-60 avait pour socle une exigence aiguisée à la meule, allant parfois jusqu’au fanatisme, et pour moteur une curiosité dévorante, attisée par la difficulté de l’accès. Les années qui suivirent devaient au contraire préparer avec soin le triomphe d’une valeur biaisée, l’éclectisme, évinçant les hiérarchies esthétiques au bénéfice d’un égalitarisme de Prisunic transporté en tous domaines de l’art, condition première d’une extension indéfinie du marché, c’est-à-dire de la multiplication des marchandises à offrir à la concupiscence d’une masse déculturée d’individus-consommateurs rassemblés par leurs seuls appétits. Dans cette perspective alléchante, tout n’allait plus tarder à valoir tout : le plus médiocre pompier trouver place – et cote – à côté de Manet, le canard en plastique valoir le cygne de Léda, un Farinelli de bastringue à la voix chuchotante se voir célébré comme autrefois Mozart, des exhibitions d’animaux de la ferme s’attirer au festival d’Avignon des commentaires aussi flatteurs qu’une représentation d’Andromaque. Et, bien entendu, le cinéma allait connaître une fortune semblable, facilitée par le développement des techniques de diffusion qui permettraient bientôt à tout un chacun, mastiquant ses chips, de télécommander tous les films et de passer de l’un à l’autre sans quitter le canapé du salon.
À présent que le cinéphage boulimique ingurgite des giclées d’images étriquées et de sons aplatis – incapables de transmettre ce que nous appelions mise en scène – jaillissant de son récepteur, de son écran d’ordinateur et même de son téléphone de poche, qui se souvient du cinéphile, au sens historique et authentique du mot ? Cet individu bizarre qui courait d’un cinoche de Belleville à un festival italien, vendait un meuble de famille pour acheter un billet d’avion et être ainsi le seul à découvrir à Londres un film d’Edward Ludwig ou d’Edgar Ulmer ;pour être le premier à le mettre en fiche, en collectionner les photos, en rencontrer le metteur en scène. Qui pourrait imaginer nos empoignades, Cahiers contre Positif, Mac-Mahoniens contre tout le monde ?
Le signal objectif le plus net du déclin puis de la disparition de la cinéphilie au sens où nous l’entendions est son transfert du champ des activités à celui de l’« archéologie du savoir ». Cela ne signifie pas qu’il n’existe plus aucun obsédé compulsif qui s’emballe pour certains cinéastes, en voue d’autres aux gémonies, se lance éperdument à la recherche d’œuvres méconnues. Il en existe encore, surtout à l’étranger et même en France. Ce qui a disparu, c’est la cinéphilie en tant que phénomène de société, léger sans doute à l’échelle d’une population, mais lourd de sens pour peu que l’on passe du quantitatif brut à la valeur culturelle. Si des historiens s’en emparent pour écrire des livres et tourner des documentaires, si l’université multiplie mémoires et thèses sur ce sujet, en particulier sur le mac-mahonisme8, c’est à condition que le favorise une distance entre l’observateur et l’objet de l’étude ; à condition que le trajet historique de l’objet soit considéré comme achevé. Une histoire ne peut s’envisager avec sérieux que d’un destin arrivé à son terme.
L’un des premiers repères de l’historicisation de la cinéphilie est, en 1978, le pamphlet de Louis Skorecki (collaborateur de Présence du cinéma sous le pseudonyme de Jean-Louis Noames), Contre la nouvelle cinéphilie ; titre qui enterrait l’« ancienne ». Autre témoin de la fin d’un monde : Antoine de Baecque, à l’aube du XXIe siècle, avec la Cinéphilie : invention d’un regard, histoire d’une culture. Dans le domaine de l’image, je retiens surtout en 2012 la monumentale saga télévisée de Laurent Chollet, Cinéphiles de notre temps, présentée par Eddy Mitchell en souvenir de « la Dernière Séance », cette émission typiquement hollywoodo-cinéphilique, trépassée en même temps que le siècle dernier. La radio elle-même y alla de son oraison funèbre avec une copieuse Histoire de la cinéphilie sur France Culture.
Cinéphile réduit par le cours des choses au statut d’ancien combattant, j’étais donc passé prématurément de l’ardeur à la nostalgie, lorsque l’occasion me fut donnée en 1975, jusqu’au début de la décennie suivante, de reprendre du service ; non plus comme éclaireur sur des pistes ouvertes à coups de machette, mais bel et bien comme critique installé, choyé par les attachés de presse, courant les projections privées et censé pour la première fois de ma vie tenir compte de mes lecteurs. C’est ainsi que pour attirer leur attention sur un film, je fus même amené – ce dont je me gardais d’habitude – à en résumer le scénario.
Je puisai dans cette aventure un regain d’intérêt pour le grand écran. Ainsi que je l’ai exposé en particulier dans l’Écran éblouissant, je révisai nombre de mes préventions contre le cinéma français et assistai à l’essor de la comédie italienne avec un plaisir sans mélange. Aujourd’hui l’Espagne, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse me réservent plus de surprises que je ne l’aurais cru jadis ; et toujours fortement enracinées dans leur terroir. Rien à voir avec une prétendue « culture européenne » invoquée par des accoucheurs de vaches folles dont la pulpe digitale a depuis longtemps cessé de percevoir les douces, les blessantes aiguilles de la réalité. 9
À deux ou trois exceptions près, Survivant de l’Âge d’or se compose de textes inédits sur papier et d’entretiens, notamment radiophoniques, réalisés à partir de 2011 et où je rétablis de ci, de là, quelques vérités. L’ensemble, sur le modèle de mes écrits antérieurs, se tient à l’écart des valeurs convenues, de toute pensée obligatoire et du cinématographiquement correct, ce qui, j’en suis conscient, ne convient pas à tout le monde. Mais on ne se refait pas. Et je sais d’expérience que des propos qui, à la plupart, semblaient inadmissibles ou saugrenus il y a soixante ans, font aujourd’hui partie du paysage des sciences humaines.
Pour que les entretiens se recoupent le moins possible, j’ai été amené à en supprimer certains passages, à en resserrer d’autres. Je prie mes interlocuteurs de m’en excuser. En guise de mise en bouche, j’ai recueilli un article qui fut publié, lui, sur papier ; pour être précis : sur le papier des feues Nouvelles littéraires il y a cinquante ans. À tort ou à raison, j’estime que sous l’invocation à la fois dénonciatrice et annonciatrice d’un grand metteur en scène italien : Roberto Rossellini, il ouvre assez pertinemment la période couverte par ce livre : période de déclin ‒ espérons-le provisoire ‒ d’un art que nous aimions, déclin surtout de la façon de l’aimer, et début de l’ère télévisuelle. Seule manque à ce recueil aux allures testamentaires ma préface au livre du Pr Robert J. Berg : À la rencontre du cinéma français10, reproduite ailleurs. On trouvera donc ici, dans l’ordre chronologique, ce que l’incendie qui embrasa la jeunesse d’un cinéphile lui a inspiré à l’hiver de sa vie.
Michel Mourlet
*Exctract : Michel Mourlet, Survivant de l’âge d’or. Textes et entretiens sur le cinéma 1970-2020, Max Chaleil, Éditions de Paris-Max Chaleil, 2021
1 Auteur notamment du Dictionnaire du cinéma dans la collection « Bouquins » (Robert Laffont) et scénariste de Pascal Thomas.
2 Cf. Matulu, journal rebelle (1971-1974), anthologie de 480 pages établie et présentée par F. Kasbi (Éd. de Paris-Max Chaleil, 2017.)
3 Éd. Séguier, 2016.
4 Cf. Losey (Éd.Universitaires, collection « Classiques du cinéma » dirigée par J. Mitry, 1965).
5 N° 24-25, Automne 1967.
6« Mes voyages en Cinéphilie », Sur un art ignoré, la Mise en Scène comme langage, Ramsay Poche, 2008.
7Entretien accordé au Monde, 12 mai 1992.
8 Démarche la plus récente en ce sens : l’Université de Chicago traduit mon manifeste « Sur un art ignoré » (1959), pour le présenter dans sa revue Critical Inquiry (janvier 2020). Cf. également, infra : l’entretien avec J. Alleron, annexé à l’un des nombreux travaux suscités par le mouvement mac-mahonien, à l’initiative en particulier des Prs J. Aumont, J.-P. Török, H. Joubert-Laurencin, P.-0. Toulza, L. Le Forestier.
9Voir ci-dessous, « Cinéma et Identité ».
10Yale University Press.