Ce texte est une traduction du chapitre « But may I trust You ? », extrait de l’ouvrage Must We Kill the Thing We Love ? Emersonian Perfectionism and the Films of Alfred Hitchcock. New York, Columbia University Press, 2014.
Réalisé aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale – tout comme L’Ombre d’un doute, son jumeau plus célèbre — Lifeboat renforce la dialectique amorcée par Quatre de l’espionnage, Agent secret et Soupçons. Existe-t-il une différence d’ordre moral entre le meurtre de Gus (William Bendix) par l’Allemand Willi1 et celui de Willi par les survivants américains et britanniques ? (Dans les films de guerre, ne comptez jamais sur le type de Brooklyn pour rester vivant jusqu’à la fin). Alors que dans L’Ombre d’un doute, il existe une différence de nature entre l’acte d’Oncle Charlie qui étrangle de riches veuves, et celui de la jeune Charlie lorsqu’elle le pousse hors d’un train en marche, Lifeboat laisse entendre qu’une telle différence existe aussi. Dans les deux films, Hitchcock juge que l’un des actes est un meurtre, l’autre non. Mais dans Lifeboat, il est évident que la question est encore plus complexe que dans L’Ombre d’un doute.
Bien que les États-Unis et l’Angleterre soient en guerre avec l’Allemagne, les rescapés du canot de sauvetage n’ont pas le devoir de tuer les Allemands qu’ils sauveraient de la noyade. Le meurtre de Willi ne peut non plus être considéré comme un geste d’auto-défense, parce qu’une fois que les civils ont compris qu’ils ne peuvent pas avoir confiance en lui, le Nazi ne constitue plus une menace pour leur survie. Hormis le plaisir de violenter l’homme qu’ils ont appris à haïr, le tuer n’apporte rien à personne. Ainsi, ce meurtre ne peut être justifié en termes utilitaristes. Et au vu de critères kantiens, il constitue une violation pure et simple de la Loi Morale. Les rescapés ne le tuent pas non plus pour le punir de façon juste pour ce qu’il a fait. Car contrairement à nous, il ne l’ont pas vu pousser froidement Gus en dehors du bateau. Tout ce qu’ils savent, c’est que cet homme n’a rien fait pour sauver leur ami, et qu’il les a trompés en cachant sa boussole et sa gourde. Mais, il ne leur en faut pas davantage pour voir cet homme, tout comme dans Agent Secret Mrs. Verloc est amenée à voir son mari, comme un être si méprisable qu’ils ne peuvent supporter de le savoir en vie. Par conséquent, ils ne le tuent pas pour ce qu’il a fait, mais pour ce que ses actions révèlent de lui. Nous aussi, ne pensons-nous pas qu’il mérite de mourir ?
Mais la question n’est pas simple, comme je l’ai dit. Voici une première complication.
Lorsque les rescapés se révoltent et le forcent à se soumettre, puis le jettent par-dessus bord et continuent à le frapper avec des rames et tout ce qui leur tombe sous la main – dont, détail sordide, la chaussure de la jambe amputée par Willi (chirurgien dans la vie civile) – seul Joe (Canada Lee), l’Afro-Américain solitaire, ne participe pas. Aucun élément ne laisse penser qu’il condamne les autres pour le meurtre, mais nous devons comprendre, il me semble, que ce dont il est témoin ressemble trop à un lynchage pour qu’il ait envie d’y participer. Si Elsa de Quatre de l’espionnage était sur ce canot de sauvetage, le fait que Willi soit profondément immoral et qu’il incarne l’ennemi monstrueux que l’Amérique et ses alliés doivent combattre, ne changerait à ses yeux rien au fait que cette mise à mort soit un meurtre. Pour Hitchcock en revanche, la différence est suffisante pour peser dans la balance.
Tout comme Verloc dans Agent Secret et Robert dans Quatre de l’espionnage, Willi ne ressent aucune émotion à la mort d’une personne « inférieure ». Il enfreint odieusement l’adage selon lequel « le bon moment pour se décider à propos de quelqu’un est jamais »2. Mais les autres passagers ne violent-ils pas eux aussi ce principe quand ils décident qu’il ne mérite plus de vivre ? Je pense qu’Hitchcock répondrait par un « non » mitigé. Reconnaissant le mépris absolu de Willi pour la fragilité humaine et dégoûtés par son indifférence envers l’humanité, les rescapés ne le considèrent plus comme un être humain. À leurs yeux, il a renoncé à son humanité. C’est pourquoi ils ne se considèrent pas comme des meurtriers, pas plus qu’Hitchcock à cet égard. D’un autre côté, Willi n’éprouve aucune culpabilité à commettre le meurtre, non pas parce qu’il pense que Gus a perdu son humanité mais parce qu’il se considère lui-même comme l’archétype d’une race supérieure et que Gus, dans sa faiblesse méprisable, incarne cette humanité. En tuant Willi, les rescapés se révoltent contre son mépris pour l’humanité et son manque complet de considération pour la fragilité humaine. Ils le tuent pour défendre l’humanité.
Voici une autre complication. Dans son essai « Hitchcock and Fascism », Robin Wood démontre de façon pertinente que Lifeboat traduit avec une clarté exceptionnelle la morale hitchcockienne3. Avec la perspicacité qui le caractérise, il montre que chaque individu qui participe au meurtre de Willi se compromet en agissant pour des raisons impures. Par exemple Connie (Tallulah Bankhead), tout comme Rittenhouse (Henry Hull), s’est laissé berner par le Nazi ; elle l’attaque donc avec d’autant plus de férocité qu’elle se sent trahie. Mais à travers cette blessure, en comprenant que Willi a profité de sa fragilité et de sa vulnérabilité, elle fait directement l’expérience de la souffrance à laquelle cet homme est complètement indifférent lorsqu’il inflige des « petites morts » à ceux qu’il considère comme inférieurs à lui. Puisque Connie se sent personnellement blessée par Willi, son désir d’exclure le Nazi de la petite communauté de rescapés est légitime. Certes ses intentions sont impures, mais n’est-ce pas cela qui la rend humaine ? Si elle était un exemple de pureté, plutôt qu’un être imparfait, elle n’aurait pas pris l’initiative de tuer pour défendre l’humanité. En se jetant corps et âme dans le meurtre de Willi, en le faisant avec des intentions impures, cède-t-elle à ce que Wood appelle des « tendances fascistes » ? Or, l’exigence de pureté est justement une « tendance fasciste ».
Quand Alice (Mary Anderson), qui affirmait plus tôt ne pas comprendre comment les gens peuvent être violents, attaque Willi encore plus férocement que Connie, cela montre qu’elle a appris, forte de sa propre expérience, que même des gens bons peuvent avoir des envies de meurtre. Mais Robin Wood rechigne à reconnaitre, même à contrecœur, que les personnages d’Hitchcock puissent apprendre quoi que ce soit au cours du film. Pour ma part, je soutiens Connie avec une partialité sans borne, tant son personnage est rendu vivant grâce au charisme fabuleux et à la prestation juste et inspirée de Tallulah Bankhead. Wood n’a que peu de sympathie pour elle ; je pense qu’il en vient à la sous-estimer, en refusant d’accepter que sa façon de penser soit différente à la fin du film.
Connie est celle qui réprimande les rescapés après le meurtre de Willi, en leur reprochant d’abandonner et de se sentir impuissants sans le Nazi. Wood remarque que Willi soulève un argument de taille lorsqu’il justifie son comportement par le manque de prévoyance des autres qui n’ont sauvegardé ni eau ni nourriture, contrairement à lui qui avait des provisions parce que les commandants de sous-marins allemands sont préparés pour les cas d’urgence. Toutefois, nous savons que Willi ment comme un arracheur de dents lorsqu’il prétend avoir enduré une peine inimaginable en voyant Gus souffrir. Le discours de Connie, visant à faire honte à ses amis pour les inciter à épouser la confiance en soi émersonienne, ne nie pas que la défense du Nazi n’ait été en partie fondée sur la vérité. Pourtant, elle n’aurait jamais pu prononcer ces mots sans cette expérience de survie sur le canot, qui changé sa manière de penser.
Non seulement elle exprime le besoin individuel et collectif des survivants à acquérir leur autonomie ; elle met aussi en pratique ses principes émersoniens en utilisant son collier de diamants comme appât pour poisson. Elle abandonne volontiers son bien le plus précieux, ou du moins elle prend le risque de le perdre, afin de participer à l’effort pour la survie collective, en attendant l’arrivée des secours. Et le fait qu’elle se recoiffe et se maquille à la hâte lorsque les secours arrivent ne prouve pas qu’elle soit aussi compromise à la fin du film qu’elle ne l’était au début. Se diriger vers le soi non atteint mais atteignable signifierait-il devoir renoncer définitivement à toute coiffure décente ?
Mais voici une nouvelle complication. Un soir, Willi et Gus sont les seuls à être encore éveillés. Gus est en proie à des bouffées délirantes que nous supposons causées par l’amputation de sa jambe gangrénée et par le manque d’eau potable. Il divague encore à propos de Rosie, la « fille qu’il a laissée derrière lui » (qui a été parfois sa partenaire de danse à Brooklyn mais jamais sa petite amie). Willi n’est pas le seul à penser que Gus est un abruti fatiguant (nous imaginons que Rosie pensait la même chose). Nous aussi nous sentons malgré nous supérieurs à Gus, qui était finalement à peine plus cohérent et à peine moins ennuyeux avant de sombrer dans le délire.
Bien entendu, nous nous estimons totalement incapables de faire quelque chose d’aussi moralement abject que Willi, lorsqu’il comprend que Gus l’a surpris en train de boire de l’eau en cachette. D’abord, il tente de profiter de sa confusion en lui faisant croire, dans le style de Hantise4, que ce qu’il a vu n’a jamais existé. Mais la mémoire de Gus refait surface avec obstination. Lorsque Willy se rend compte de la menace qu’il représente, il passe alors au plan B et lui fait croire, ou rêver, que Rosie l’attend là, quelque part dans l’océan, puis le pousse à l’eau quand il se penche par-dessus bord pour jeter un coup d’œil.
Nous ne connaissons pas les arrière-pensées qui poussent Willi à vouloir la mort de Gus. Il n’est pas dangereux. Et il nous choque esthétiquement, pas moralement. Mais si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes — je parle ici en mon nom — nous sommes obligés de reconnaître que nous avons envie d’être débarrassés de lui. Par exemple, nous préférerions largement regarder Connie et Kovac (John Hodiak), le col bleu gauchiste, se tourner autour. Bien sûr, nous sommes épouvantés par l’insensibilité de Willi. Tuer Gus est un meurtre pur et simple. Et pourtant d’une certaine façon, il nous séduit. C’est un peu comme s’il exécutait « notre » meurtre, tout comme Bruno exécute celui de Guy dans L’Inconnu du Nord-Express.
Contrairement aux méchants des mélodrames théâtraux du dix-neuvième siècle, Willi n’est ni un serviteur du Diable, ni le Diable lui-même. Comme le révèlent ses gouttes de sueur, il n’est pas une incarnation surnaturelle du Mal absolu, mais un simple mortel. Il ne peut donc pas savoir que nous le regardons. Ou plutôt, il ne peut le savoir que s’il représente le double de Hitchcock dans le monde du film — s’il incarne l’auteur du film, et non le Diable. En effet, l’intelligence avec laquelle il manipule Gus n’a de pair que celle avec laquelle Hitchcock nous manipule, en nous forçant à nous identifier avec ce Nazi meurtrier, insensible à la fragilité, plutôt qu’à sa pitoyable victime on ne peut plus humaine5.
À deux reprises Willi semble revendiquer explicitement le fait qu’il représente l’auteur du film – idée renforcée par la caméra d’Hitchcock elle-même. Premièrement, lorsque Kovac accepte à contrecœur de suivre le trajet proposé par l’Allemand. Willi est cadré de dos, au premier plan, observant les autres, comme s’il était hors de leur monde, c’est-à-dire comme nous. Il se tourne alors et s’avance vers la caméra, regardant directement vers elle et vers nous, avec un sourire de connivence. Quelques instants plus tôt, alors que les rescapés se plaignaient de l’absence d’une personne à bord capable de gérer les urgences, Hitchcock nous avait montré un plan de la boussole que cachait Willi, de son point de vue à lui. Au moment où il la sort de nouveau, en toute discrétion, il semble se mettre ouvertement d’accord avec la caméra pour nous inclure dans son secret, qui est aussi le secret d’Hitchcock.
Le deuxième moment a lieu après la tempête. Hitchcock coupe au seul plan du film tourné à l’extérieur du canot de sauvetage, en dehors du générique du début. La caméra cadre le canot à une distance qui le rend ostensiblement petit, perdu au milieu d’un océan sans limite. Puis un lent fondu enchaîné se fait sur Willi, de face, qui rame en chantant à tue tête une chanson folklorique allemande.
Les paroles racontent l’histoire d’un homme qui sait combien il est bon pour sa maîtresse, mais dont la maîtresse ne sait pas combien il est bon pour elle : « Mais puis-je te faire confiance ? » chante Willi, regardant directement la caméra avec un petit sourire narquois. Il a l’air de rouler des mécaniques et de se vanter, avec l’approbation de Hitchcock — à moins que ce ne soit Hitchcock qui roule des mécaniques et se vante avec l’approbation de Will ? — en affirmant qu’il est (Willi ? Hitchcock ?) le meneur du groupe.
Il y a aussi un troisième moment qui mérite d’être remarqué. Willi découvre, mais trop tard, combien son hybris l’a rendu arrogant, lui qui avait considéré sa relation privilégiée avec l’auteur du film comme acquise. La caméra d’Hitchcock le cadre alors de nouveau frontalement, mais cette fois le gros plan est tellement serré que nous ne voyons plus que ses yeux. Hors-champ, les rescapés suivent un raisonnement qui leur fait comprendre que si Willi peut pleurer, ou même transpirer, c’est parce qu’il n’est pas aussi déshydraté qu’eux et qu’il doit donc cacher de l’eau. Le regard impitoyable et impassible de la caméra enregistre l’intensité au moment où les rescapés scrutent Willi.
Le plan représente leur point de vue collectif. Mais la caméra ne fait pas qu’« enregistrer » la preuve à charge que constituent les gouttes de sueur. C’est comme si l’attention de la caméra, ou la conscience qu’en a Willi, le faisait transpirer. (Ce plan est une variation du célèbre moment de Jeune et Innocent où le meurtrier, recherché désespérément par l’héroïne et identifiable uniquement par son clignement d’yeux, est observé de haut par la caméra, dont le regard proche et inflexible a le pouvoir de déclencher le tic de l’assassin).
D’un point de vue moral, Robin Wood ne voit qu’une différence de degré, et non de nature, entre le meurtre commis par les rescapés et celui commis par Willi. Ceci dit, il voit seulement une différence de degré entre l’Amérique capitaliste et l’Allemagne nazie. Pour lui, les Américains ont de fortes tendances fascistes, parce que leur culture est faite de domination et de violence. Mais est-ce vraiment ce que nous dit Lifeboat ?
Willi est un meurtrier. Le tuer n’est pas — pas tout à fait — un meurtre. Mais en le tuant, les rescapés perdent leur innocence. C’est le prix que l’Amérique doit payer dans son combat le nazisme, nous dit Lifeboat, et c’est aussi le point de vue d’Hitchcock. Mais nous devons également rester sur nos gardes, au risque d’abandonner notre humanité. Comme l’affirme L’Ombre d’un doute, et Joe6 le sait bien, les Américains ne sont pas moins capables d’inhumanité que les Allemands. Hitchcock soulève explicitement ce point quand, à la fin de Lifeboat, le navire de secours allemand est bombardé — l’ombre de Quatre de l’espionnage ! — et que les naufragés sauvent un jeune marin allemand tout comme ils avaient sauvé Willi auparavant. Le jeune homme effrayé pointe son arme sur ses sauveteurs, bien qu’il soit trop faible pour s’en servir. Rittenhouse, le capitaliste, y voit la preuve que « ces gens » doivent être exterminés, car ils ne méritent pas d’être traités comme des humains.
Les autres désavouent cette opinion, mais l’ironie qui n’échappe à personne — et qui n’est pas vraiment une contradiction —, est qu’ils ont précisément refusé de traiter Willi comme un être humain et l’ont exterminé. Je suppose que tous, pas seulement Rittenhouse, ressentent l’envie soudaine de tuer ce jeune Allemand, pour venger ceux qui sont morts sur le canot et ceux que les Allemands ont tués lors du torpillage de leur navire. Mais le souvenir des morts rappelle aux survivants les raisons qui ont poussé les Alliés à entrer en guerre contre l’Allemagne. Non seulement ils laissent la vie sauve au jeune Allemand, mais ils soignent aussi ses blessures. Voyant que l’homme est abasourdi par leur clémence, ils se posent la même question que celle qu’ils s’étaient posée après le meurtre de Willi : « Que faire avec des gens comme ça ? ». Dans le cas de gens comme le jeune Allemand effrayé, le film répond que nous devons les aider à ouvrir les yeux sur ce que signifie être humain. Dans le cas de gens comme Willi par contre, le film répond que nous ne devons pas les traiter comme des êtres humains. Notre humanité nous oblige à les tuer.
Par William Rothman
Traduit de l’américain par Tifenn Brisset, avec l’aide d’Adélaïde Pralon.
1 Walter Slezak (NdT).
2 Katharine Hepburn dans Indiscrétions de Georges Cukor (1940) NdT.
3 Voir Robin Wood, « Hitchcock and Fascism », The Hitchcock Annual Anthology: Selected Essays from Volumes 10-15, ed. Sidney Gottlieb and Richard Allen (New York : Wallflower, 2009), p. 97-122.
4 Film de George Cukor, 1944 (NdT).
5 Je remercie Georges Toles pour ses remarques pertinentes à propos de Lifeboat.
6 Henry Travers (N.d.T)