A Star is born, est un « métafilm hollywoodien » (Cerisuelo 92-93) réalisé par William Wellman et produit par David O. Selznick en 1937, qui aura connu, en 2018, son troisième remake officiel grâce à l’acteur-réalisateur Bradley Cooper, après les versions de George Cukor en 1954 et de Frank Pierson en 1976.
Narrant l’ascension difficile, et finalement confrontée à une tragédie sentimentale, d’une star hollywoodienne, le film de Selznick et Wellman, lui-même fortement inspiré par What Price Hollywood? de George Cukor et Selznick (1932), est un métafilm à la dimension critique ambivalente qui cristallise, à travers le genre mélodramatique, un moment singulier de réflexion de l’industrie cinématographique sur elle-même, et qui, par les différents remakesque l’œuvre aura connus, ne cesse depuis plus de quatre-vingts ans, de se réactualiser à des moments-clés de l’histoire du cinéma hollywoodien. L’histoire d’amour tragique entre les deux protagonistes, aux trajectoires divergentes au sein du système, s’inscrit, en effet, en miroir d’un état des lieux de l’industrie. Comme le note Marc Cerisuelo : « Le métafilm apparaît […] comme une somme, un bilan que le cinéma s’impose à lui-même à différentes époques de son histoire. » (128)
En portant un regard, de manière cyclique, sur la puissance économique hollywoodienne et sa capacité à créer/détruire des « vedettes », l’œuvre réflexive originelle et ses remakes apparaissent comme des symptômes qui questionnent les mécanismes d’un fonctionnement économique, où l’humain devient marchandise, la star étant la valeur centrale d’un système qui fonctionne en alternant âge d’or et périodes de crises.
La problématique du remake est particulièrement centrale ici. Il faut s’interroger sur les modalités de celui-ci d’autant plus qu’A Star is Born est un remakedéguisé deWhat Price Hollywood ?.
Dans son ouvrage Film Remakes, Constantine Verevis évoque trois catégories[1]de remakes: dans la première (6), l’auteur met en évidence les critères qui poussent l’industrie à promouvoir ce type d’œuvres. Le remake d’un film au succès déjà éprouvé est ainsi un modèle de garantie financière et peut être perçu comme un succès prévisible et rassurant, notamment dans une période de doute économique. Permettant de promouvoir de nouvelles stars, de nouvelles techniques cinématographiques ou ouvrant de nouveaux marchés économiques (37), le remake offre la sécurité d’une œuvre déjà reconnue qu’il s’agit dès lors de réactualiser. L’œuvre « refaite » propose toutefois le défi de la nouveauté car il s’agit d’un processus d’adaptation d’une œuvre antérieure au goût du public contemporain. Autrement dit, le remakeest un outil de valorisation industrielle qui permet, dans une période de mutation, une certaine stabilité. Ainsi, la première version de l’œuvre, remake non-assumé, va émerger dans le contexte économique particulièrement bouleversé des années 1930 sous une forme spécifique.
A Star is Born de William Wellman et David O. Selznick (1937) : naissance du mythe hollywoodien
Comme le montre l’étude conduite par Francis Bordat et Michel Etcheverry (203-205), les années 1930, avec la révolution technique du passage au sonore, et le krach boursier de 1929, sont une période de « turbulence » économique pour l’industrie cinématographique américaine. La disparition progressive des cinémas muets et l’apparition massive des cinémas parlants obligent à un lourd investissement financier. Dans le même temps, la fréquentation diminue, comme les recettes du box-office.
Dans ce contexte agité, où le cinéma vient de connaître une mutation importante, Hollywood semble en quête d’auto-promotion et d’auto-légitimation permanente. David O. Selznick raconte ainsi la genèse du métafilm :
A Star is Born was really a concept of my own… I believed that the whole world was interested in Hollywood and that the trouble with most films about Hollywood was that they gave a false picture, that they burlesqued it, or they over sentimentalized it, but that they were not true reflections of what happened in Hollywood. And my notion was to tell this in terms of a rising star in order to have the Cinderella element, with her path crossing that of a falling star, to get the tragedy of the ex-star […]. (Stratton 69)
Autrement dit, Selznick défend l’idée d’un désir de révéler les coulisses de l’industrie hollywoodienne ou d’Hollywood sans distorsion comique ou romantique exagérée. Ce repli sur soi métafictionnel prend sa source, selon le producteur, dans l’envie supposée du public de connaître l’envers du décor du star system. Mais cette volonté de démythification demeure bien évidemment ambiguë car la référence au mythe de Cendrillon est clairement évoquée comme élément narratif central dans le film. De même, l’effet réflexif de mise en abyme par l’apparition du scénario écrit, dans la première séquence post-générique de l’œuvre, témoigne de toute l’ambivalence du projet : nous ne sommes pas dans le registre réaliste mais dans le mythe, dans la création d’une histoire inventée et portée à l’écran par l’industrie hollywoodienne afin de se re-présenter.
La naissance de la star, s’appuyant sur Cendrillon, mais aussi également sur le personnage mythique de Galatée, est dès lors un mythe originel pour Hollywood qui se découvre, selon l’expression d’Edgar Morin, un « admirable pygmalionisme industriel » (68), c’est-à-dire une capacité à créer des stars qui vont valoriser en retour les produits culturels que sont les films comme toute la chaîne industrielle du cinéma (luxe, cosmétique, presse…). Pour Christopher Ames : « Stardom is Hollywood’s most powerful and most mysterious phenomenon. […]. What makes someone a star ? What causes stars to fade into obscurity ? » (24) C’est tout l’enjeu narratif et dramaturgique des versions d’A Star is Born. La star est, en effet, un mystère indispensable, la valeur ajoutée nécessaire à l’industrie cinématographique, notamment en période de crise.
Une séquence, celle du « screen test » d’Esther Blodgett (Janet Gaynor) interroge particulièrement puisqu’elle est cruciale dans l’établissement de l’histoire : c’est, après tout, le moment où la star naît véritablement. Si cette séquence est abordée dans le film de 1937, une ellipse intervient, juste au moment de la performance et, suite à un fondu enchaîné, nous découvrons le contrat signé par Esther dans le bureau d’Oliver Niles (Adolphe Menjou) [Fig. 1]. Cette ellipse majeure, en forme de raccord où les images se recouvrent, surlignant leur matérialité et leur artificialité, et empêchant le spectateur de pouvoir apprécier, par lui-même, le talent de la star, est ambiguë. Ainsi, Marc Cerisuelo et James Stratton ont deux interprétations presque contradictoires du choix de cette ellipse : pour le premier, il n’est pas nécessaire de montrer le talent au spectateur, il est évident, car Esther est « prédestinée » à être une star… elle l’est déjà. Pour le second (79), cela montre que finalement, le talent, supposé ou réel, importe peu car tout est affaire de chance. C’est parce que Norman croit en son talent de star, et qu’elle l’a rencontré par hasard, qu’elle va devenir une star. Prédestination ou hasard ? Toute l’ambiguïté du regard sur la star est ici dévoilée. Christopher Ames propose une autre interprétation possible de l’ellipse : « The omission of Esther’s test performance suggests that star quality is too difficult to depict or too potent to demystify on screen. » (32) La star, en tant qu’objet à haute valeur « industrielle », est insaisissable au regard et devient l’objet privilégié d’une quête, toujours recommencée, à travers des œuvres métafilmiques hollywoodiennes qui tentent d’en narrer explicitement la genèse, l’ascension et la chute, comme la possible renaissance… à l’image même de cette industrie.
Figure 1. A Star Is Born (Wellman, 1937) : Ellipse de la naissance de la Star.
La création de la star est d’ailleurs un moment crucial de chaque version d’A Star is Born car c’est là que le cinéma comme industrie se dévoile dans ses structures les plus artificielles, auxquelles la star naissante va d’ailleurs devoir résister pour ne pas se perdre en tant qu’artiste et individu. A chaque fois, comme si le talent ne suffisait pas, il faut justifier la lourde machinerie d’un système qui remodèle l’apparence physique, le nom, invente une biographie : on offre les multiples images d’une persona de star, être inventé oscillant entre les personnages de fiction qu’elle interprète et personnalité publique, que l’on remodèle en s’appuyant sur les attentes et les goûts réels ou supposés du public ou de l’époque.
Ces images de la star féminine ont un contrechamp, celui du regard désirant d’un Pygmalion qui la crée et lui permet d’atteindre les sommets. Ce regard est nécessaire. Une constante remarquable des quatre versions demeure la réplique du « dernier regard », prononcée par le personnage masculin à sa femme (et créature) avant son suicide. Le dernier regard, d’un mort en devenir, entérine ainsi la photogénie de la star construite à partir de ce regard originel de Pygmalion dont elle devra s’émanciper, après le « sacrifice » de celui-ci, pour être pleinement star.
La morale du film de 1937 est d’ailleurs énoncée dès les premières minutes par Lettie, la grand-mère d’Esther (May Robson) : « For every dream of yours that may come true, you’ll pay the price in heartbreak. » Et elle cantonne la tragédie dans le cadre de l’histoire sentimentale personnelle et non en lien avec les structures mêmes de l’industrie cinématographique. Cette morale rappelle l’ambiguïté fondamentale d’un lien impossible à établir entre les deux dimensions : sociale/économique et personnelle/psychologique. Le comportement autodestructeur de la star masculine est-il la conséquence d’un système qui détruit les individus au moindre signe de baisse de leur valeur marchande ou celle d’un malaise personnel ? Aucune réponse définitive à la chute tragique ne pourra être apportée et c’est alors au spectateur de se forger sa propre opinion.
Le suicide de la star masculine déchue est d’ailleurs une constante dans A Star is Born : que ce soit par noyade, accident de voiture ou pendaison, la mort du personnage a pour ambition de ne plus représenter un poids dans la carrière de la femme devenue star. Le Pygmalion, dans un dernier geste d’auto-annihilation héroïque, élimine le mari encombrant et toxique, qui avait fini par vivre dans l’ombre de l’épouse. Il s’agit d’un suicide sentimental pour sauver la carrière de l’autre au prix paradoxal de sa tristesse. Comme le note Nicole Brenez :
On pourrait dire en exagérant mais sans difficulté que le film [de Cukor, mais cela est valable pour chaque version,] établit un modèle cosmologique pour décrire l’économie marchande des carrières professionnelles : le sacrifice sublime est une bonne gestion d’image et la rédemption une formidable plus-value professionnelle. (121)
Cette dernière peut également s’étendre à l’ensemble de la filière industrielle : la mort de la star déchue (littéralement sans valeur) est nécessaire à l’émergence de la star montante (dont la valeur marchande augmente). Le cycle de la vie et de la mort symbolise ainsi le cycle des crises industrielles du système hollywoodien, auquel il doit sans cesse s’adapter.
Le film de 1937 dont le budget est estimé à un millions cent cinquante-neuf mille dollars va en rapporter près de deux millions (Stratton 107). Les nominations et récompenses témoignent de son succès auprès de l’industrie hollywoodienne de l’époque : il reçoit l’Oscar de la meilleure histoire originale, écrite par William Wellman et Robert Carson, ainsi que des nominations pour les deux acteurs, le producteur et son réalisateur. Cet adoubement par les pairs entérine la réception rassurante pour l’industrie des trajectoires croisées d’Esther Blodgett et Norman Maine (Fredric March). En effet, selon James Stratton : « Like most insider films that pretend to be critiques of Hollywood, A Star is Born, at its core, believes in the grandeur of making movies and in the exceptionalism of the people who create them. » (106) La star hollywoodienne vient de trouver son mythe cinématographique. Dès lors, ce dernier sera réactivé, en fonction des contextes de crises que traverse l’industrie hollywoodienne, notamment dès les années 1950.
A Star is Born (1954) de George Cukor : mélodrame musical pour temps de crise
En effet, les années 1950 sont une période de bouleversements majeurs pour Hollywood : suite au décret Paramount de 1948 et à l’émergence de la concurrence de la télévision, la fréquentation, les recettes et les profits sont en chute libre. Après 1946, il faudra attendre la fin des années 1960 pour connaître une amélioration de la situation économique. Au cœur de ces deux décennies de crise, les métafilms s’enchaînent, comme autant de symptômes d’une industrie mal en point et en proie à l’introspection et/ou à la fuite en avant. En parallèle de cette crise, une star telle que Judy Garland, dont les problèmes d’addiction lui font suivre la voie du Norman Maine d’A Star is Born, est évincée de la M.G.M. en 1950 par Louis B. Mayer. Dans ce contexte, Sid Luft, son époux, veut racheter les droits d’A Star is Born, et en faire un film musical pour relancer sa carrière. Cette deuxième version officielle d’A Star is Born est ainsi le projet d’une renaissance cinématographique pour une star qui ressemble, dans la vie, davantage au personnage de Norman Maine qu’à Esther Blodgett. En effet, le principe de faire jouer à Judy Garland un personnage sobre (et inversement à James Mason un personnage alcoolique) participe ainsi de la reconstruction d’une nouvelle personade la star mais révèle en creux l’artificialité même du projet. Comme c’était d’ailleurs le cas, à l’inverse, lorsqu’il s’agissait de faire jouer à Fredric March, au sommet de sa gloire et de son art en 1937, une star sur la pente déclinante. Sid Luft fonde une société de production pour financer le projet et cherche l’appui des majors, qui, en mauvaise situation financière, privilégient les productions indépendantes afin de réduire les coûts de production. C’est la Warner qui signera le contrat avec Luft et Garland pour une version musicale du mélodrame des années 1930.Cette variation générique peut s’expliquer par le fait que la star à l’origine du projet, Judy Garland, a un véritable talent pour le chant et la danse… mais également par le fait que le métafilm A Star is Born, lui-même, dans une période plus critique pour le cinéma avec notamment la concurrence de la télévision, doit démontrer toute l’étendue des talents qu’il met en scène. Comme le film en abyme Duelling Cavalier devient Dancing Cavalier dans Singin’in the Rain en 1952, A Star is Bornd evient un film chantant et dansant entre la version de 1937 et celle de 1954… comme si le cinéma, dans un réflexe de retour vers un moment de crise déjà connu, cherchait à trouver des solutions comme celle qui consiste à ajouter de la musique sur des images qui en étaient privées jusqu’à présent. On connaît d’ailleurs la fortune historique du studio Warner avec le son et le film musical à la fin des années 1920, avec des films précurseurs tels que Don Juan (1926) et The Jazz Singer (1927).
Comme nous l’avons évoqué précédemment, une autre caractéristique du remakeest de pouvoir tester de nouvelles techniques et technologies cinématographiques. A Star is Bornest ainsi pensé en termes de nouveau support dans le contexte de la crise industrielle contemporaine. Comme l’indique James Stratton (121), Jack Warner fait débuter la production du film en utilisant le procédé d’écran large Warner Scope mais le succès en 1953 du film The Robe d’Henry Koster le décide à tourner A Star is Born en CinemaScope (qui est pourtant un brevet détenu par la Twentieth Century Fox), comme en Eastmancolor (procédé moins cher à utiliser que le Technicolor). Cette utilisation de l’écran large est bien évidemment une réponse à la petite lucarne concurrente. La télévision est d’ailleurs symboliquement présente dans la séquence où Norman (James Mason) apprend par Oliver Niles (Charles Bickford) que son contrat va être rompu par le studio [Fig. 2]. Comme l’indique Christopher Ames : « Cukor sets up the scene so that Oliver and Norman are framed between the television screen and the movie screen (visible through a glass wall). The competition posed by television motivates the scene. » (73) Dans cette même séquence, comme dans une autre séquence coupée dans la version de 1954 et « restaurée » en 1983, le contexte économique difficile, entérinant la fin d’un âge d’or, est également évoqué verbalement par les deux personnages. Le studio ne peut plus se permettre le surcoût des frasques de son acteur alcoolique et de moins en moins rentable, étant donné la crise de plus en plus aiguë que l’industrie cinématographique traverse.
Figure 2. A Star Is Born (Cukor, 1954) : La Star prise entre 2 médias.
Ce contexte économique difficile se retrouve de la même façon dans la séquence du numéro musical « Lose That Long Face ». Le film en abyme tourné par Vicki Lester (Judy Garland) joue un double rôle : la star, malheureuse dans sa vie privée, qui chante avec emphase la joie d’un lendemain radieux, évoque tout autant la femme inquiète pour la santé de son mari, dans la fiction, que la situation de l’industrie cinématographique qui produit des films où le bonheur et l’amour triomphent en chanson quand la situation économique se dégrade inexorablement.
La production de cette version, au budget initial prévu d’un million cinq cents mille dollars, coûtera finalement aux alentours de six millions, à cause d’aléas de production liés au contexte économique difficile. Le film sera « remonté » par la Warner en vertu justement du dépassement du budget prévu par le contrat : il sera réduit de douze minutes pour permettre un nombre plus important de séances sur la journée. Il rentrera dans ses frais mais ne fera pas de profit. Toutefois, là n’est pas le plus important car le mythe, ou le modèle, A Star is Born,reste bien établi auprès de l’industrie car le film est nommé pour six Oscars et les deux acteurs principaux obtiendront chacun un Golden Globe pour leur interprétation. Malgré le contexte économique difficile, l’œuvre, garde intacte sa dimension de véhicule au service du talent de ses stars.
A Star is Born (1976) de Frank Pierson : la musique en lieu et place du cinéma
Depuis la fin des années 1960, et l’arrivée du Nouvel Hollywood, l’industrie cinématographique se porte bien mieux. Chaque année voit une augmentation des recettes au box-office, à l’exception notable de l’année de sortie du deuxième remake d’A Star is Born : 1976. Cette pérennité économique explique peut-être en grande partie la transformation majeure subie par le film par rapport à la version de Cukor, malgré une certaine continuité : la disparition du milieu cinématographique au profit de celui de la musique, nouveau secteur économique en plein essor pour les majors. En effet, Warner, dès 1958, possède sa société de production musicale, comme toutes les grandes majors. L’industrie musicale est une alliée et génère des profits supplémentaires qui confirment la logique capitaliste de regroupements de sociétés cinématographiques dans d’immenses conglomérats du divertissement.
Warner met en chantier un remake d’A Star is Bornau début des années 1970 et le couple de scénaristes John Gregory Dunne et Joan Didion est chargé d’en écrire une nouvelle version. Ils ont comme première idée d’orienter le film vers cette nouvelle direction : « James Taylor and Carly Simon in a rock-and-roll version of A Star is Born » (Stratton 218). L’idée séduit d’autant plus la major que James Taylor et Carly Simon sont sous contrat avec Warner Music. Mais c’est finalement Barbra Streisand qui va s’intéresser au projet et qui, dès lors qu’elle signe officiellement le contrat avec Warner, va prendre le contrôle du film sur le plan de la création. C’est First Artists, la société de production qu’elle co-dirige avec Paul Newman, Sidney Poitier et Steve McQueen, qui aura la charge du film avec à sa tête le débutant Jon Peters (compagnon de Streisand) tandis que la distribution est confiée à la Warner et la bande originale du film revient à la Columbia, éditeur musical de Streisand. Le budget est fixé à six millions de dollars. La Warner est extrêmement confiante et un des cadres du studio aurait même dit : « It doesn’t matter if the picture is good. Shoot her singing six numbers and we’ll make 60 millions $. » (Stratton 220)
Après la prise en mains de Streisand et Peters, les deux scénaristes initiaux sont remplacés par le jeune et inexpérimenté Jonathan Axelrod, âgé d’à peine 25 ans, qui a pour consigne de réécrire le scénario en y intégrant des éléments issus de la vie de Streisand et Peters, transformant ainsi le film en œuvre d’auto-promotion de la star et du couple. First Artists, confiant dans un premier temps le projet au réalisateur Jerry Schatzberg, mais sans succès, et pour tempérer les velléités du novice Peters qui souhaite interpréter le rôle principal et réaliser le film, décide d’engager Frank Pierson pour écrire et réaliser le film. Il s’agit seulement de son deuxième long-métrage en tant que réalisateur. Pierson est plutôt reconnu pour son travail de scénariste à Hollywood. Il va même, en pleine pré-production, gagner l’Oscar du meilleur scénario original pour A Dog Day Afternoon de Sydney Lumet. L’ambition de Pierson est de faire de ceremakeune alternance de séquences dignes d’un documentaire rock (le succès chez Warner du documentaire musical Woodstock en 1970 peut expliquer cette intention) avec des intermèdes dramatiques [Fig. 3].
Figure 3. A Star Is Born (Pierson, 1977) : La Star de cinéma dans l’arène musicale.
Le film remporte un succès commercial important et engrange cent soixante millions de dollars de recettes totales dont quatre-vingt millions sur le territoire américain. La musique est au cœur du succès du film puisque près de cinq millions d’albums de la bande originale sont vendus aux États-Unis et quinze millions dans le monde. De plus, Streisand et Paul Williams remportent l’Oscar de la meilleure chanson originale pour « Evergreen ». La métafiction est même littéralement adoubée par l’industrie musicale lorsque Streisand, dont le personnage gagne un Grammy Awards dans le film, se voit décerner, dans la réalité, un véritable Grammy, toujours pour « Evergreen ».
Le film offre également un rôle particulièrement bénéfique pour Barbra Streisand qui devient une star établie, même si elle avait déjà eu un Oscar en 1969 pour Funny Girl, et passera à la réalisation avec succès quelques années après avec Yentl. Il en va de même pour Jon Peters qui deviendra à la suite du succès du film un producteur reconnu, avec à son actif des films tels que Eyes of Laura Mars (1978), Missing (1982), Flashdance (1983), Rain Man (1988), Batman (1989) et A Star is Born de Bradley Cooper.
L’œuvre « A Star is Born », pourtant « vieille » de quarante ans, lance ou relance les carrières, devant ou derrière la caméra et rassure toujours l’industrie cinématographique qui s’interroge sur la stratégie adaptée pour conquérir de nouveaux publics : notamment la jeunesse qui consomme beaucoup de musique.
A Star is Born (2018) de Bradley Cooper : la star encore et toujours
Le choix de la transformation du milieu cinématographique en industrie musicale est définitivement approuvé dans le dernier remakeen date. La métafiction s’intéresse désormais à une nouvelle industrie, non plus en plein essor comme elle l’a été dans les années 1970, mais en crise alors que paradoxalement celle du cinéma se porte toujours bien. En réalité, les studios de cinéma sont depuis les années 1970-80 des conglomérats de l’entertainment et les films sont pensés dans des stratégies globales d’optimisation des bénéfices en multipliant les supports de ventes des produits culturels. De plus, c’est le secteur musical qui connaît une crise importante au début des années 2000 à cause de la révolution numérique et c’est ainsi le cinéma, avec son mythe hollywoodien de la star, qui vient apporter de la stabilité dans cette période de doute économique.
Le projet d’un nouveau remake d’A Star Is Born date de 2011 et mentionne les noms de Clint Eastwood comme réalisateur et Beyoncé comme interprète principale. En mars 2016, Warner Bros. annonce que Bradley Cooper aura la double casquette d’acteur et réalisateur sur le projet (ce qui avait été pourtant refusé au débutant Jon Peters pour la version précédente). En août 2016, Lady Gaga est officiellement engagée pour le rôle principal féminin après avoir gagné, quelque mois plus tôt, un Golden Globe pour son rôle dans la série American Horror Story.
Ce troisième remakeofficiel, dont le tournage débute en avril 2017, s’appuie sur les dernières innovations technologiques, comme la version de Cukor dans les années 1950, puisque le tournage se fait avec le système PIX en vue d’éviter tout piratage informatique. PIX gagne d’ailleurs l’Oscar de la technologie cinématographique la plus innovante en février 2019, montrant que l’industrie a conscience d’être dans une période de turbulence légère face aux nouvelles possibilités du numérique. De même, le film connaît une sortie limitée dans les cinémas IMAX, procédé proposant une image plus élargie encore que le CinemaScope, aux États-Unis et au Canada. Et pour accroître les profits, sort en février 2019, dans plus d’un millier de salles en Amérique du Nord, une version longue du film comprenant douze minutes supplémentaires constituées essentiellement de titres musicaux inédits. Cette stratégie de marketing démontre bien que la vente de titres musicaux est ici un enjeu commercial majeur.
Réactualisant le film de Pierson dans le milieu de la musique pop de 2018, la version de Bradley Cooper ne manifeste pas de différence fondamentale, si ce n’est de réinjecter de manière périphérique la présence du cinéma à travers le rôle du père d’Ally (Andrew Dice Clay), chauffeur de limousine pour les stars. Mais le milieu cinématographique a bel et bien signé sa disparition et laisse même sa place à la télévision, désormais alliée du cinéma au sein des conglomérats de l’entertainment : on voit ainsi la présentation, à toute fin commerciale, d’Ally (Lady Gaga) par Alec Baldwin, ancienne star de cinéma, officiant désormais à la télévision, dans le Saturday Night Live [Fig. 4].
Figure 4. A Star Is Born (Cooper, 2018) : Miroitement de la Star entre cinéma et télévision.
Toutefois, l’intérêt de cette dernière version réside en la personne de Bradley Cooper, acteur et réalisateur, qui utilise le film pour deux motifs majeurs : il s’agit du premier rôle hollywoodien pour Lady Gaga, déjà artiste musicale reconnue et actrice de série télévisée également reconnue avec un Golden Globe à son actif, et il s’agit pour Bradley Cooper, lui aussi star établie, de montrer toute l’étendue de son talent dans un registre tragique, en tant qu’interprète musical, et également, et surtout, en tant que réalisateur. Cette double innovation (premier grand rôle au cinéma pour Gaga et première réalisation pour Cooper) est tempérée par la dimension de remakequi assure, par les noms connus et l’histoire déjà reconnue, une prise de risque financière minimale pour le studio. A Star is Bornremporte quatre cents trente-quatre millions de dollars dans le monde avec un budget de production de trente-six millions et un coût de promotion estimé à cent-dix millions. Le film, comme ses versions précédentes, reçoit également huit nominations aux Oscars et remporte l’Oscar de la meilleure chanson originale pour « Shallow », comme « Evergreen » de Streisand et Williams en son temps. Ce dernier titre remporte également un Grammy Awards, et le réel vient se conformer à la fiction une fois de plus, illustrant la force du véhicule hollywoodien qui sert désormais, depuis les années 1970, de support promotionnel à l’industrie de la musique, alliée du cinéma et de la télévision.
En conclusion, nous pouvons citer James Stratton : « […] each film reflects economic and organizational trends appropriate to its particular moment in Hollywood history. That is, as contemporary films, they mirror contemporary business models. » (264) Chaque métafilm reflète, dans sa genèse et ses choix économiques et techniques, parfois plus que dans sa diégèse, la spécificité d’un modèle économique de son époque :
En 1937, Oliver Niles est à la tête d’une petite structure industrielle à échelle humaine, à l’image de David Selznick.
En 1954, le même patron de studio dirige une grande structure industrielle en transition (avec les multiples références aux financiers sur la côte Est et à la crise économique), comme l’est la Warner de cette période.
En 1976, c’est la disparition d’Hollywood et des problèmes financiers : ils ont été résolus par la diversification des sources de profit qui va aboutir au nouveau modèle industriel du conglomérat de divertissement. Les « nababs hollywoodiens » ont disparu et laissent le champ libre à des structures économiques plus invisibles et désincarnées.
En 2018, c’est le cinéma qui semble venir au secours d’un marché de la musique en pleine mutation et se revitalise dans le mythe de la star hollywoodienne… aux talents multiples (Cooper comme Gaga font vendre des places de cinéma et de la musique).
Ces mutations nombreuses témoignent d’un basculement de pouvoir au sein de l’industrie : là où Selznick était tout puissant en 1937, c’est Garland puis Streisand, qui, au gré des bouleversements industriels seront toutes-puissantes, comme si A Star is Born avait agi telle une prophétie auto-réalisatrice : en célébrant la star comme un sauveur de l’industrie, elle s’est livrée à elle. L’œuvre originelle a annoncé la naissance de la star comme élément de stabilité et centre tout-puissant de l’industrie et de son modèle économique… et elle l’est devenue, à travers ses remakes. Ainsi, avec Bradley Cooper qui officie à la fois en tant que star et réalisateur du film, la logique initiale d’A Star is Born semble trouver un parachèvement logique. Si la star représente l’alpha et l’oméga d’une industrie, il est normal qu’elle s’en remette à elle, dès lors qu’elle cherche à se renouveler lors des moments de crise qu’elle subit au gré des mutations technologiques ou des changements de paradigme industriel. A travers cette résurgence périodique de cette œuvre fondatrice du mythe hollywoodien de la star, offrant à chaque fois une variation symptomatique en lien avec l’époque qui la voit renaître, Hollywood perdure et confirme l’efficience de son modèle industriel.
Julien Achemchame
Bibliographie
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Bordat, Francis et Michel Etcheverry (dirs.). Cent ans d’aller au cinéma. Le spectacle cinématographique américain (1896-1995). Presses Universitaires de Rennes, 1995.
Brenez, Nicole. « Comment transgresser le négatif ? De Cukor à Ferrara, notes sur le traitement de la moralité sublime. » Why Not ? Sur le cinéma américain, dirigé par Moussaron, Jean-Pierre et Jean-Baptiste Thoret. Rouge Profond, 2002.
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[1] L’auteur distingue ainsi une « industrial category » concernant l’industrie et les auteurs, une « textual category », regroupant les œuvres et leur possible taxinomie et une « critical category » qui s’intéressent aux publics (et leur reconnaissance de la source du remake) et aux institutions (et particulièrement les discours produits par ses dernières sur les remakes).