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SOPHIE LÉCOLE SOLNYCHKINE / Théorie dans la boue (Theory in the mud). Penser le cinéma à partir des matériaux, une lecture cinématographique de Donna Haraway

SOPHIE LÉCOLE SOLNYCHKINE / Théorie dans la boue (Theory in the mud). Penser le cinéma à partir des matériaux, une lecture cinématographique de Donna Haraway

Dans la lignée de ses précédents travaux, Donna Haraway propose, avec Staying with the Trouble, Making Kin in the Chthulucene[1], une réflexion singulière qui se tient à la croisée des sciences du vivant, de la philosophie, de l’anthropologie et des théories féministes. Investissant les récents développements de la biologie de l’évolution, notamment la notion de symbiogenèse[2], elle propose de penser les agencements qui unissent les créatures de Terra[3]. L’ouvragese présente comme une critique de la notion d’Anthropocène, laquelle reste selon l’auteure encore trop centrée sur l’humain, quand c’est de se décentrer qu’il s’agit afin de penser et d’expérimenter des modes d’entraide avec une myriade de créatures non-humaines. Pour vivre dans le monde abîmé qui est le nôtre, il faut trouver des manières d’exercer notre responsabilité (qu’Haraway écrit « response-ability », désignant dès lors également notre capacité de réponse au monde) de terrien en créant des réponses sympoïètes[4] au monde, qui permettraient, à terme, de le régénérer. 

Corrélativement, cette réflexion acte de la péremption d’un certain nombre de concepts et de théories philosophiques gravitant autour de la question de l’exceptionnalité humaine et de l’individualisme qui en découle, visions issues de la philosophie occidentale et de l’économie politique, qu’il s’agit pour Haraway de dépasser car elles ne permettent plus de penser, d’agir et de vivre dans le monde troublé et abîmé qui est le nôtre. Comme le souligne Thierry Hoquet dans un article consacré à l’ouvrage d’Haraway, la notion d’« “Anthropocène” nous maintient dans un mythe où l’humain joue un rôle central alors que d’autres histoires sont possibles qui mettraient la Terre au centre et au principe[5] ».

Pour ce faire, c’est, comme l’indique le titre de l’ouvrage, à l’investigation du terme « trouble » et de ce dont il est porteur que se livre Donna Haraway, enquête qui m’intéresse tout particulièrement dans le cadre d’une réflexion que je mène actuellement autour de la question d’une « matériaulogie » des images cinématographiques[6], visant à augmenter ou à amplifier les outils et les enjeux conjoints de la théorie de l’image et de l’analyse filmique, à partir d’une pensée du matériau (plus précisément du matériau représenté à l’écran, même si la réflexion sur le support matériel qui constitue l’objet filmique serait évidemment un corollaire nécessaire à cette approche). 

Dans cette perspective, je me consacre à l’étude de la figuration de la terre et de la boue à l’écran, de ces matériaux troubles ou tourbes qui opacifient la lisibilité des images, à ce qu’il advient de l’image lorsqu’elle se fabrique au plus proche de la matière, i.e. au contact de la terre. Il s’agit, à partir de l’examen de ces images boueuses, de s’intéresser à la manière dont il est possible de penser l’image de cinéma à partir de ce matériau singulier, qui offre à la figuration ses premières formulations conceptuelles et matérielles (figura désigne initialement une petite statuette modelée dans l’argile ; « fiction » découle du latin fingere, « modeler dans l’argile »). Le projet consiste à mettre l’expressivité et l’intelligence formelle du matériau au cœur de la réflexion, pour voir, dans une perspective spéculative, ce qu’il est possible de penser à partir de là : comment s’intéresser à la boue renouvelle notre approche des films, tout autant que la réflexion sur la fabrication des images et la figuration ? Une telle analyse vise à reconsidérer la question de l’invention figurative au cinéma, en renonçant à la commodité qui consiste à tenir la figure pour un donné allant de soi (à cause de son photoréalisme) de l’œuvre cinématographique, approche négligeant le plus souvent le traitement des éléments visuels formant le substrat de la figure, les résorbant arbitrairement en les rangeant dans la catégorie du fond, du décor, du mineur ou de l’indistinct.

C’est dans cette perspective boueuse, formulée depuis le champ de la théorie de l’image cinématographique, que je propose de revenir sur les travaux de Donna Haraway, dans la mesure où sa notion de « trouble » me permet de resituer les manifestations cinématographiques de la boue dans un contexte élargi, dépassant le seul champ de la théorie de l’image : celui du monde actuel soumis à la crise écologique. Le mot « trouble » intéresse tout particulièrement ma réflexion, en ce qu’il rencontre d’abord étymologiquement, puis matériaulogiquement, les qualités de la terre (tourbe) et de la boue (turbide) qui m’occupent. Plus spécifiquement,  l’étude d’Haraway permet d’orienter l’investigation de ces matériaux terreux dans une direction qui conduit à les réexaminer à la lumière de leurs propriétés relationnelles.

Trouble désigne d’abord[7], lorsqu’il s’applique à un liquide, ce qui n’est pas limpide, ce qui est mélangé, impur, dont les particules hétérogènes sont mêlées, secouées, en suspension. Trouble désigne aussi, en régime optique, une qualité de la vision, lorsque celle-ci ne peut plus s’exercer nettement. Le dérangement du « voir trouble » relève du brouillage, de la dégradation d’une situation initiale considérée comme normale, et par conséquent normative. Étymologiquement, « trouble » dérive du latin turbidus, « troublé, bouleversé, désemparé », découlant de turbulentus, qui signifie « agité, en désordre », mais aussi « turbulent, remuant, facétieux ». Il faut donc y voir, fondamentalement – et en part positive –, du dynamisme, l’expression d’un mouvement provoquant un état particulier de la matière et produisant des effets sur sa perception et sur la vision du monde qui en découle.

 Il est surprenant de constater l’intersection sémantique entre les mots « trouble » et « tourbe », dont le rapprochement est suggéré par la proximité phonétique des termes dans la langue française. Celui-ci me semble particulièrement intéressant à détailler dans la visée de la proposition harawayenne, car la théoricienne parle beaucoup, comme nous le verrons, d’humus et de compost. La tourbe, dans un sens aujourd’hui vieilli, désigne « un ensemble de personnes de basse extraction, jugées méprisables » ou « sans intérêt[8] ». Ce n’est que dans un second sens que le terme sert à désigner un combustible fossile, matériau spongieux résultant de la décomposition de certains végétaux. Le premier sens du terme découle du grec τύρβη (túrbê), qui désigne un état de désordre, de tumulte, de confusion. Le mot est passé en latin : turba qualifie une foule dans un état de désordre, de bousculade, tandis que turbo insiste sur le mouvement physique, et désigne le tourbillon, la trombe, le tournoiement, qui donne par exemple « turbulence » ou « tourmente » en français. Le matériau tourbe, quant à lui (que les Latins nommaient humus vegetabilis), proviendrait d’une autre racine, le néerlandais turf, et avant lui le vieux francique turba, désignant une motte de gazon (une touffe). S’il n’est pas avéré que les deux termes aient un lien étymologique, il est surprenant de constater à quel point leur étendue sémantique rencontre la spécificité de la pensée harawayenne.

Pour Donna Haraway, le constat que nous vivons dans un monde troublé s’impose. Notre présent est abîmé, dégradé, aminci[9], il est un temps (une erre plutôt qu’une ère) dans lequel la manière dont nous constituons des liens avec l’ensemble des espèces vivantes doit constituer une question primordiale. Cette question est immédiatement précisée par Haraway : pour elle, nous devons, comme l’indique le titre de l’ouvrage, rester – vivre ou habiter – avec le trouble, c’est-à-dire cesser de déplorer le monde qui a disparu et de nous projeter dans un futur hypothétiquement secourable par les technologies, pour envisager, dans le trouble et dans la tourbe, c’est-à-dire dans l’épaisseur du monde, d’autres manières d’établir des liens avec les humains et les non-humains, ainsi que des manières de figurer ces liens.

Cet état actuel du monde, Haraway le nomme Chthulucene. Néologisme de sa composition, le terme fusionne de nombreuses strates, faisant s’entrechoquer les étymologies, les homophonies, les référents naturelsculturels[10]. Haraway fabrique le terme en entremêlant deux racines grecques : khthôn et kainos. Ces deux racines mêlées désignent « une sorte d’espace-temps pour apprendre à rester avec le trouble de la vie et de la mort en exerçant la responsabilité d’un monde abîmé[11] ».

Les êtres qui peuplent la Chthulucene sont donc – khthôn – des êtres chtoniens, des êtres terreux et terrestres, qui rappellent que les termes « humain », « humanité » et « homme » proviennent tous de la même racine : humus, le sol, la terre. Ils évoquent tout aussi bien la consonance lovecraftienne, avec Cthulhu, créature monstrueuse peuplant les récits horrifiques de l’auteur de Providence, figure rampante, grouillante, à la fois chtonienne et cosmique, bourbeuse et stellaire. Le déplacement de la lettre « h » dans Chthulucene éloigne le terme de l’arc lovecraftien, pour le rapprocher d’une petite araignée californienne, humble créature nommée Pimoa chthulu, vivant dans l’humus, sous les souches de séquoia des forêts des comtés de Sonoma et de Mendocino. Celle-ci, armée de ses huit pattes, sert à Donna Haraway de guide ou de modèle pour « penser tentaculaire », c’est-à-dire entrelacer sciences, savoirs sensibles, récits, pratiques artistiques et activistes, afin de fonder une pratique de pensée qui propose de substituer les « humusités » aux humanités classiques.

Le second terme grec revendiqué par l’auteur pour former le néologisme Chthulucene est kainos, celui qui donne la désinence en –cène dans les termes Holocène, Anthropocène ou Capitalocène. Kainos, nous dit Haraway, désigne un temps de commencements, un temps mêlé. À partir de là, il s’agit pour elle de penser des « communautés du compost », comprises comme des assemblages multispécifiques qui apparaissent sur les terres ruinées de ce début de vingt-et-unième siècle. Il faut observer comment les créatures « habitant le trouble » s’entraident et rendent d’autres créatures capables d’actions inattendues dans ces endroits abîmés. Dans la lignée de Vinciane Despret, d’Isabelle Stengers ou encore de Bruno Latour, Haraway propose de remplacer le devenir par le devenir-avec : « devenir-avec » est ce dont sont rendus capables les êtres biologiquement entrelacés, lorsqu’ils se découvrent partenaires et non plus adversaires, ou indifférents. C’est aussi une manière de penser selon laquelle ni les êtres, ni les notions de nature, de culture, de sujet et d’objet ne préexistent à ces mondes entremêlés. Il s’agit donc, pour Donna Haraway, d’être de et avec la terre.

En accomplissant un pas ontologique (en passant du domaine du vivant au plan de référence de l’image), la pensée développée par Haraway dans Staying With the Trouble me permet de préciser ce que j’entends dans mes travaux par « penser dans la boue des images ». Ce syntagme, faisant office de proposition théorique, me permet d’expérimenter un mode de penser l’image qui s’affranchisse des régimes de la clarté issus du modèle perspectiviste de la représentation, lesquels régissent la composition de l’image et président à sa pensée dans le monde occidental, impliquant dans les deux cas une vision claire, limpide et homogène. Les images boueuses auxquelles nous avons affaire « troublent le climat de la vue[12] », et permettent à des figures étranges d’émerger : des figures hétérogènes, impures, mêlées, en cours de modelage ou de remodelage. Mais ces figures mêlées ne relèvent pas seulement d’une invention figurative située sur le plan iconographique. Elles renseignent également sur ce qu’il reste d’argileux dans l’image cinématographique et dans sa pensée, sur les résurgences de l’image-modelage qui la travaillent souterrainement.

Il me semble qu’à partir de la boue, une autre histoire des images, un autre récit originaire de l’avènement des images est possible. Il a pour conséquence une autre philosophie et une autre ontologie des images, qui invitent à dépasser des antagonismes cardinaux, tels que l’opposition forme-matière, ou encore l’opposition forme-informe. La boue, et plus largement une pensée matériaulogique des images, demande de s’écarter du sillon platonicien, qui a pensé les images selon la modalité du reflet, à partir d’un objet conceptuel fondateur qui est le miroir. Dans République, le peintre, qualifié de panta poien, promène son miroir sur le monde : il est capable d’en saisir tous les reflets, c’est-à-dire de tout représenter, de tout produire, mais de façon achéropoïète : sans qu’il y ait poïétique, fabrication technique – manquement surprenant à la théorie platonicienne. Platon ne s’intéresse pas au faire de l’image, il ne parcourt pas les ateliers, il pense l’image comme abstraite du processus dont elle est issue. Or, une tout autre compréhension des images est possible dès lors que l’on substitue à la surface lisse et réfléchissante du miroir la surface molle et opaque de l’argile, celle dans laquelle on peut, avec son doigt, un bâton, un outil, tracer un trait, modeler un contour, façonner une forme. Que serait-il advenu de la pensée de l’image si ce récit avait été majoritaire ? Si la philosophie l’avait préféré au paradigme de l’image-reflet, de l’image-miroir ? Le concept d’image alors s’inverse : l’image pensée à partir de la boue n’est plus à considérer comme double analogique, comme recueil des formes du monde, mais comme puissance de façonnage du monde, à travers laquelle il est possible de faire-monde-avec. De cette origine boueuse de la figure, pensée sur le mode spéculatif d’une histoire alternative des images, mes travaux en cours proposent de se demander ce qu’il reste dans l’image cinématographique. Sur le plan de la méthode, les manifestations de la boue au cinéma y sont envisagées comme une collection de problèmes figuratifs, que je propose de considérer comme un laboratoire esthétique par lequel le cinéma réfléchit et élabore des solutions formelles à des problèmes de figuration.

Les images terreuses nous permettent alors de penser des modes de relation entre figures, entre corps et décors, mais aussi entre images, sons et expériences spectatorielles, qui à l’écran s’activent en présence de la boue. Pour les approcher, pour les étudier, il faut accepter de faire boue de son regard, c’est-à-dire consentir à se laisser affecter par le monde filmique d’une manière qui, peut-être, concerne en définitive moins la vue qu’une forme relationnelle, une forme de sentir-avec-les-images. Les matériaux mêlés qui, à l’écran, engluent les corps et recomposent les espaces, font des images des holobiontes[13]: ils nous invitent à expérimenter et à théoriser d’autres manières de comprendre les relations entre les figures, dans le monde filmique qui se déploie sous nos yeux.

Dans la boue des images : cette proposition désigne pour moi un trope de l’écriture et de la pensée, qui invite, comme un guide, à suivre un certain cheminement réflexif. Dans À quoi pensent les films, Jacques Aumont envisage les tropes comme des « devenirs-sensoriels de la pensée abstraite[14] ». Le chapitre en question, qui s’intitule « Figurable, figuratif, figural », s’interroge sur la manière dont l’image, les images, pensent. Comprises comme des lieux d’idéation, où se fabrique une forme particulière de pensée, les images offrent à l’analyse filmique leurs surfaces, constellation dont elle doit tâcher de formuler le problème dont le film est la solution figurative. L’idée que l’image pense, du moins qu’il y ait un rapport entre image et pensée, rencontre un problème philosophique et gnoséologique ancien, celui de la pensée sensorielle, ou non verbale. Accepter l’idée que quelque chose de l’ordre d’une pensée puisse advenir dans et par l’image engage une pratique de l’analyse filmique qui s’efforce de considérer l’image pour ce qu’elle est, c’est-à-dire en refusant de la réduire à un répertoire iconographique ou à un symptôme idéologique, bref, en prenant garde de ne pas réifier l’image en la réduisant à du verbal. Suscitant la méfiance des philosophes, le domaine de l’image mentale, ou de la pensée sensorielle, gagne en considération à travers le kantisme, dans lequel l’opération de « présentation » de la pensée correspond au schème direct qu’utilise l’entendement. Ce « devenir-sensoriel de la pensée abstraite », pour reprendre l’expression proposée par Jacques Aumont, correspond dans le langage verbal à ce qu’on appelle les tropes, soit « des figures de langage sans doute, puisqu’ils se manifestent dans les énoncés verbaux, mais aussi et avant tout des concrétions manifestes, sensibles, de tours de pensée, de “formes” abstraites de la pensée […], une façon de présenter la pensée en rendant accessible aux sens son immatérialité[15] ». Je suggère qu’on puisse également envisager la contrepartie matériaulogique de cette proposition : soit considérer que la matière produit des déterminations sensibles, qui laissent leurs empreintes sur nos idées, ou que nos idées empruntent lorsqu’elles cherchent à s’incarner dans une forme sensible. 

Cette proposition fait alors écho à celle de Donna Haraway qui, dans Staying with the Trouble, propose de concevoir et de mettre en pratique dans l’écriture scientifique ce qu’elle nomme le compost, en usant également de ce terme comme d’un trope théorique, un « devenir-sensoriel de la pensée abstraite », outil ou matière pour penser-avec un ensemble de compagnons dans une visée sympoïète. 

Le compost harawayen – l’humus, la boue, la bauge, la litière ; l’auteure en mobilise toutes ces déclinaisons – doit d’abord être compris étymologiquement : il est un com-post, c’est-à-dire un « être-post-avec », restant dans le troublé, et non un post-humain ou un post-moderne essayant de s’échapper du présent. Il désigne aussi une dérivation heuristique du compost, entendu cette fois dans son acception courante et matériaulogique, comme la couche de la litière terrestre dans laquelle des espèces multiples, comme la petite araignée Pimoa chthulu, cohabitent et génèrent des mondes – font monde ensemble. « Composting » (que l’on pourrait traduire par « faire-compost-ensemble ») désigne alors tout à la fois une expérience sensible de vivre-ensemble dans un présent épais et une pratique sémiotique. 

Haraway situe cette expérience dans une perspective plus large, qualifiée de « théorie dans la boue » (« theory in the mud »), nous invitant à habiter le « bourbier » (« muddle[16]») pour « rester dans le trouble ». Muddle signifie en anglais « confusion », c’est un emprunt à l’ancien néerlandais, qui désigne l’action de troubler les eaux, de remuer la couche de particules hétérogènes de matière qui s’est déposée au fond d’un ruisseau par exemple. On voit comment, d’une langue à l’autre, le terme s’est dématérialisé, débarrassé de son origine matériaulogique comme du souvenir tangible des expériences sensibles du monde, pour désigner au sens figuré l’état résultant du mélange, la confusion. On retrouve avec muddle le trouble dont nous parlions plus haut. De ce terme, Haraway use comme d’un trope théorique. Il désigne pour elle le site théorique où se tenir afin de troubler le trope de la clarté visuelle tenu comme unique affect de la pensée occidentale[17], tout autant que de dépasser les concepts aujourd’hui périmés que celle-ci a produits, qui ne permettent plus à l’heure actuelle de penser les avancées en matière de sciences biologiques, pour lesquelles penser les individus et leurs environnements de manière séparée n’a plus de sens. Penser dans le compost, dans la boue, c’est penser-avec « les compagnons de litière qui trouvent une bauge enrichissante dans les bourbiers multi-spécifiques[18] » ; ce devenir-avec nous permettant, pour Haraway, de « rester dans le trouble », en générant joie et pensée collective sans toutefois éluder les terreurs de notre présent troublé.

Pour prendre un exemple cinématographique, on pourrait évoquer le très surprenant quatrième long-métrage d’Amat Escalante, La Région sauvage (La Región salvage, 2016), empli de résonnances harawayennes. Dans un Mexique contemporain déliquescent, grevé par la pression sociale et l’intolérance, une créature tentaculaire aux allures de poulpe, née d’une substance apportée sur Terre par une météorite, est cachée dans une cabane forestière par un couple de personnes âgées qui en sont les gardiens. La créature, figurée dans un récit aux accents mythiques, distille ses pouvoirs surnaturels dans cette région campagnarde du Mexique. Sa puissante viscosité appelle ceux qui la perçoivent à la libération de leurs instincts. Produisant à qui se risque à l’approcher un plaisir total (et donc parfois létal) et transgenre – les tentacules prenant toutes les formes et s’adaptant tant aux corps masculins que féminins –, la créature d’Escalante initie ses vestales à un érotisme dévorant, hors du commun, au-delà de l’humain. 

Fig. 1 – La Région sauvage (La Región salvage), Amat Escalante, 2016

Mais ce n’est pas tant cette créature qui me paraît s’approcher du compost harawayen, qu’un plan mémorable, bien que pourtant distancié du fil tendu de la narration. Ce plan laisse entrevoir, dans un autre endroit de la forêt, le cratère formé sur le sol par l’impact de la météorite. Au sein de celui-ci, tout un grouillement de créatures fourmille dans la bauge comme dans une soupe primordiale ; le creux bourbeux devenant le réceptacle d’une orgie transpécifique où insectes, serpents, chiens, chèvres, oiseaux semblent soumis à l’influence de la substance extraterrestre [fig. 1]. Cette séquence, bien que faiblement reliée aux enjeux de la progression du récit, rhizome dans le film avec les plans montrant la créature. Il faut ici observer comment les cadres et le montage d’Escalante orchestrent tout un ensemble de correspondances formelles qui transforment la forêt, dans son mystère et son silence, en une zone d’extension de la créature, ses pouvoirs semblant mener les êtres à faire monde les uns avec les autres, à se lancer dans d’étranges et nouvelles alliances interspécifiques. Une profusion de signes (de l’eau coulant derrière un buisson, des racines dénudées et entortillées, une substance boueuse s’échappant des cuisses d’une jeune femme ayant fait l’expérience de la rencontre avec cette créature) saturent l’espace visuel tout aussi bien que sémantique de La Région sauvage, faisant de la forêt le creuset où de nouvelles manières de faire monde émergent de la boue, où les êtres entremêlés qui s’y meuvent sont à la fois des créatures de la Terre et avec la terre.

Les apports de la réflexion d’Haraway, qui nous invite à rester dans le trouble pour y pratiquer une pensée « dans la boue » (theory in the mud), nous mènent donc à infléchir l’investigation matériaulogique des matériaux terreux représentés à l’écran vers l’examen de leurs propriétés relationnelles. Je précise qu’il ne s’agit surtout pas ici d’établir, dans une perspective axiologique, une gradation des réactions humaines face au monde-en-tant-qu’il-est-abîmé, mais qu’il s’agit de considérer les phénomènes boueux qui nous occupent et l’invention figurative dont ils sont porteurs au cinéma en termes relationnels. L’approche envisagée dans mes travaux s’attache à identifier trois types de réponses possibles (i.e. d’états de corps incarnés par le cinéma) à la rencontre du dérangement des matériaux du monde : lutter-contre, être-pris-dans, faire-monde-avec. Cette réflexion permet, dans la résonnance de la réflexion de Donna Haraway, de ne plus considérer la boue comme, simplement, une chose, mais comme une matière activatrice de relations entre les choses. Les corps et les objets du monde embourbés acquièrent un devenir commun ; c’est dans et par la boue que s’active leur relation. En ce sens, la boue caractérise un mode d’être-au-monde qui s’exerce dans la relation. Les différentes opérations plastiques engagées à l’écran par l’agentivité des matériaux du sol nous renseignent sur ce que peut la boue : « faire exister un corps comme matérialité », « faire obstacle à une transparence généralisée des choses[19] ». Ainsi parle Jacques Aumont, à qui j’emprunte ces phrases, de l’acteur de cinéma. Mais il est intéressant de les déplacer pour les appliquer à la boue, car, alors, une bifurcation significative aura été exercée : celle qui considère la boue comme un acteur à part entière de notre perception du monde, grâce auquel il devient possible d’apprendre à figurer dans/avec un monde abîmé, afin de régénérer l’image du monde au contact de ses matériaux, tout en rendant au monde matériel son épaisseur perceptive. 

Sophie Lécole Solnychkine


[1] L’ouvrage de Donna Haraway est paru en 2016 en langue anglaise et a été traduit en français en 2020. J’ai travaillé à partir des deux éditions : Donna J. Haraway, Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, Durham/London, Duke University Press, 2016 ; Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, trad. (américain) Vivien García, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2020.

[2] La symbiogenèse désigne l’entrelacement entre les êtres, l’idée que l’évolution et la complexification des formes de vie résulteraient de symbioses ou de synergies entre les êtres, c’est-à-dire de transferts horizontaux et non seulement lignagers. Cette théorie remet aussi en question l’organisme comme unité de base, au profit de l’affirmation de devenirs interspécifiques. Cf. Donna J. Haraway, chapitre « Sympoïèse. La symbiogenèse & les arts de vivre avec le trouble », inVivre avec le troubleop. cit., p. 115 sq.

[3] Donna Haraway préfère utiliser le nom de Terra plutôt que celui de Gaïa ou de Terre.

[4] Le terme de sympoïèse désigne « des systèmes se produisant de manière collective, dépourvus de frontières spatiales ou temporelles autodéfinies », au sein desquels « les fonctions d’information et de contrôle sont distribuées parmi les différents éléments qui les composent ». Ces systèmes « sont évolutifs et ont un potentiel de changement surprenant », Beth Dempster, A Self-Organizing Systems Perspective on Planning for Sustainability, Mémoire de Master en Études environnementales, Université de Waterloo, 1998, citée par Donna J. Haraway, Vivre avec le troubleop. cit., p. 63, note 18.

[5] Thierry Hoquet, « Pour un compostisme enchanté », in Marielle Macé (dir.), « Vivre dans un monde abîmé », Critique, Revue générale des publications françaises et étrangères, no860-861, janvier-février 2019, p. 45. Il est certain qu’en ce qui nous concerne, nous franchissons le pas interprétatif qui comprend matériaulogiquement l’expression « mettre la terre au centre et au principe ».

[6] Ce travail de recherche est mené dans le cadre d’une Habilitation à Diriger des Recherches, à l’Université Sorbonne Nouvelle, sous le parrainage d’Antonio Somaini. Il s’accompagne d’un ouvrage à paraître en janvier 2023 aux Éditions Mimésis, intitulé Dans la boue des images, dans lequel je développe plus précisément cette pensée du cinéma à partir des matériaux de la terre, du sol, de la boue. 

[7] Je présente ici mes propres recherches étymologiques, lesquelles croisent et parfois complètent, dans la perspective de réflexion matériaulogique qui est la mienne, celles proposées par Haraway. 

[8] CRNTL, entrée « tourbe ».

[9] Ce présent abîmé est factuel, et peut décrire l’Anthropocène. Au contraire, Haraway appelle de ses vœux un présent épais ou épaissi (« a thick present »), qui est à construire en vue du Chthulucene : refuser un présent réduit à des abstractions, s’engager dans les sympoïèses multispécifiques, permet de lutter contre l’amincissement du monde. 

[10] Je reprends ici, en l’adjectivant, le terme joint de natureculture que Donna Haraway a coutume d’utiliser (voir par exemple son Manifeste des espèces compagnesChiens, humains et autres partenaires, Paris, Climats, 2018).

[11] Donna J. Haraway, Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthuluceneop. cit., p. 2 [ma traduction].

[12] Robert Smithson, en septembre 1968, publiait dans la revue Artforum un texte aux allures de manifeste, intitulé « Une sédimentation de l’esprit, Earth Projects ». Il s’agissait pour l’artiste de défendre un art et une réflexion critique capables de troubler « le climat de la vue » (the climate of sight), en générant des « pensées boueuses » (muddy thinking), résultantes d’« esprits qui fuient » (leaky minds), d’« esprits humides » (dank brains). Ceux-ci sont la marque d’un « esprit de boue » (The Mind of Mud) ou d’un « esprit d’argile » (The Mind of Clay), et permettent de révéler une « sédimentation de l’esprit » (a sedimentation of the mind). On trouve une reproduction de ce texte dans Jack Flam (ed.), Robert Smithson, The Collected Writings, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1996, p. 100-113. Voir notamment le paragraphe « The Climate of Sight » (p. 108-110).

[13] Selon la définition que Lynn Margulis donne à ce terme, par lequel elle désigne toute association de biontes – individus appartenant à des espèces différentes – lorsqu’ils constituent durant une partie de leur vie une symbiose. Voir Lynn Margulis, « Symbiogenesis and Symbionticism », in Lynn Margulis et René Fester (dir.), Symbiosis as a Source of Evolutionary Innovation: Speciation and Morphogenesis, Cambridge, MIT Press, 1991, p. 1-14. 

[14] Jacques Aumont, À quoi pensent les films, Paris, Séguier, 1996, p. 153.

[15] Ibid.

[16] Donna J. Haraway, Staying with the Troubleop. cit., p. 31 pour ces deux citations.

[17] Donna J. Haraway, op. cit., p. 174, note 7.

[18] « Littermates who find a rich wallow in multispecies muddles », in Donna J. Haraway, op. cit., p. 31 [ma traduction].

[19] Jacques Aumont, À quoi pensent les films, Paris, Séguier, 1996, p. 133.